“Guérillas dégénérées” : le concept
  
"Afrique, Inde, Asie du sud-est, Amérique latine : de l'auréole héroïque des partisans, des rebelles, des guérilleros, il ne reste rien. Naguère encore suréquipées idéologiquement et adossées à de puissants alliés étrangers, la guérilla et l'antiguérilla sont dorénavant autonomes l'une comme l'autre. On n'a plus affaire qu'à la populace en armes. Toutes les armées de libération, mouvements nationaux et autres fronts autoproclamés ont dégénéré en bandes de maraudeurs, se distinguant à peine de leurs adversaires. L’alphabet confus qui leur sert à se parer - FLNA ou ANLF, MPLA ou MLNF - ne trompe personne : il n'y a pas d'objectif, pas de projet, pas d'idée qui assure leur cohérence, mais tout juste une stratégie méritant à peine ce nom, car c'est celle du rapt, du meurtre et du pillage... Les guérilleros et les terroristes des années soixante et soixante-dix estimaient encore nécessaire de se justifier. A coups de tracts et de proclamations, de catéchismes rigoristes et de manifestes en langue de bois, ils justifiaient leurs actions par des motifs idéologiques. Leurs successeurs d'aujourd'hui semblent estimer que c'est superflu. Ce qui frappe chez eux, c'est l'absence d'une quelconque conviction."
Hans Magnus Enzensberger 
  
 

Le “Partisan” - l’irrégulier, le guérillero, le moujahid, le résistant, le terroriste - est, dans l'acception de Carl Schmitt, la figure centrale du combattant de l’ère bipolaire. L’idéologie du partisan, la profondeur de son enracinement, le terrain, rural ou urbain, où il opère, l’importance, la mobilité, l’agressivité de ses forces : tout cela peut varier, mais pas son essence politique, qui seule le distingue du mercenaire ou du brigand. Durant la Guerre froide - guerre de fronts, de positions - le partisan opère dans les zones disputées ou, mieux encore, sur le "territoire" d'un des deux blocs. La superpuissance rivale lui fournit la référence idéologique qui consacre sa nature politique et les moyens de combattre derrière les lignes de l'ennemi. Ainsi, jusqu’en 1989, l’ordre bipolaire donne au partisan son espace de manoeuvre; lui permet d’avancer vers son objectif. Cet espace existe-t-il encore dans le monde qui émerge ? Non. Le partisan doit s’adapter - ou disparaître. Après la chute du Mur, l’avis général est donc que, passées de mode, privées de moyens, guérillas et forces partisanes vont rapidement péricliter.

Or l’absence de soutiens extérieurs n’apaise pas, mais tout au contraire enflamme, les insurrections du Tiers-monde, au point que des zones immenses sont bientôt la proie du chaos. Le phénomène affecte des pays sortant d’un conflit grave (Ethiopie, Angola, Afghanistan) ou des Etats-nation factices en décomposition (Somalie, Zaïre etc.). Ainsi survivent - se développent, même - certaines guérillas du Tiers-monde possédant tout ou partie des caractéristiques suivantes :
 

Les principales “guérillas mutantes” sont sept, trois asiatiques, deux latino-américaines, une africaine, une proche-orientale :
Philippines : “Nouvelle Armée du Peuple”,
Sri-Lanka : Tigres de la Libération de l’Eelam Tamil,
Inde : guérilla sikh combattant pour le “Khalistan” libre,
Colombie : Forces Armées révolutionnaires Colombiennes, FARC,
Pérou : “Sentier Lumineux”,
Sénégal : Mouvement des Forces Démocratiques de Casamance.
Moyen-Orient : Parti des Travailleurs du Kurdistan.
 
 

Divers symptômes montrent qu’en outre, les Naxalites en Inde et les Khmers rouges sont engagés sur une pente criminelle. Et que le processus de dégénérescence s’amorce au Proche-Orient. En voici un très symbolique exemple : en juin 1976, l’ambassadeur des Etats-Unis au Liban, Francis Melloy, un second diplomate et un chauffeur sont enlevés puis assassinés par des complices libanais du terroriste Wadi Haddad. En mai 1994 l’un des meurtriers, est retrouvé ... En prison, à Beyrouth. Interpellé en mars 1993 avec 3 kilos d’héroïne, l’ex-terroriste Bassam al-Forkh y purgeait une peine de trois ans pour narcotrafic...

Il faut ici souligner l’extrême nocivité de ces entités hier politiques, désormais reconverties dans le gangstérisme, mais gardant pour la galerie leurs oripeaux idéologiques. Des groupes d’autant plus dangereux qu’ils hantent à la fois les zones grises et les grandes métropoles, du Sud comme du monde développé - Paris notamment. Et jouent à merveille les chauve-souris de La Fontaine, ici se présentant en mouvements de libération nationale, là menant un fructueux trafic de stupéfiants avec la Cosa Nostra, les Triades ou la mafia Turque.

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