Persistances
: les menaces classiques et durables
Présentes tout au long du "nomos" révolu, les menaces
évoquées ci-après perdureront à coup sûr
dans l'actuelle phase de transition; sans doute aussi dans le cycle historique
qui s'annonce.
Menaces de niveau stratégique
• Prolifération des armes de destruction massive hors de l'espace
occidental
De par le monde, la tendance est aujourd'hui à la prolifération
des vecteurs balistiques de plus de 1000 km de portée, équipés
d'une ogive chimique ou bactériologique, en attendant le nucléaire(1).
Or le tiers-monde compte nombre de ces affrontements ethniques assaisonnés
d'exaltation nationaliste et de fanatisme religieux qui induisent l'extermination
d'un ennemi-incarnation du mal par le biais d'armes de destruction massive.
Préoccupante, certes, cette prolifération anarchique ne l'est
cependant pas tant que le prétend, par exemple, l'administration
américaine, si l'on veut bien voir que :
- la lourdeur et le coût des programmes de ce type,
- le nombre élevé d'individus qu'ils emploient,
- la rareté des lieux d'acquisition de brevets, composants électroniques,
produits chimiques, carburants et matières fissibles, tous très
caractéristiques, indispensables à ces programmes,
- le faible nombre des individus techniquement capables de maîtriser
des protocoles scientifiques très complexes,
Dessinent au total le domaine où excellent les services de renseignement
modernes. Qui plus est, un énorme appareil de maintien du "hi-tech"
dans les mains occidentales et de surveillance des programmes d'armement
soviétique avait été mis en place durant l'ère
bipolaire : de minimes modifications suffisent à en reconvertir
une partie dans le contrôle des pays turbulents un peu trop portés
sur les missiles et le know-how nucléaire.
Au total, surveiller des pays connus pour le désordre de leurs
systèmes de sécurité, la corruption de leurs classes
dirigeantes et la loyauté chancelante de leurs administrations ne
représente pas un défi surhumain pour de grands pays développés.
• L'activisme islamique
D'abord : pourquoi lui, et lui seul, dans cette étude ? Et pourquoi
pas les catholiques intégristes, les protestants fanatiques, les
juifs fondamentalistes ou les sikhs extrémistes ? C'est que, dans
sa diversité et en dépit de ses divisions, l'activisme islamique
présente un caractère triplement singulier :
• C'est la seule force religieuse au monde qui constitue d'abord un
grave danger pour sa propre communauté, celle des musulmans qui,
en grand nombre, rejettent le fanatisme. Ensuite, cette force conçoit
sa mission comme un jihad, un conflit absolu et sans limite de durée
avec tout ce qui n'est pas elle. Or tout regroupement, même religieux,
devient politique et stratégique quand il s'opère dans la
perspective d'un affrontement majeur : "Une communauté religieuse,
une Eglise peuvent demander à un fidèle de mourir pour sa
foi, de subir le martyre, mais en vue de son propre salut seulement et
non pour la communauté religieuse en tant que puissance organisée
en ce bas monde; sinon cette communauté religieuse se transforme
en organisme politique; ses guerres saintes et ses croisades sont, comme
les autres guerres, des entreprises fondées sur une décision
d'hostilité". (2)
• C'est ensuite la seule force religieuse au monde à avoir conquis
le pouvoir politique ou à s'en être approché, ces vingts
dernières années, de tant de façons différentes
:
- Insurrection de masse : Iran,
- Mise en échec d'une super-puissance : Afghanistan,
- Coup d'Etat militaire : Soudan,
- Processus démocratique : Algérie, Jordanie, etc.
Et qui anime en outre les guérillas les plus nombreuses : Front
de Libération nationale Moro (Philippines); Front de Libération
d'Aceh-Sumatra (Indonésie); Front de Libération des Rohingya
de l'Arakan (Birmanie-Myanmar); Front de Libération Pattani (Thaïlande);
"Intifadas" de Palestine, du Cachemire, du sud de l'Irak, etc.
• C'est enfin la seule force religieuse au monde à avoir, par
sa maîtrise de l'arme terroriste, porté des coups terribles
à ses ennemis qualifiés de "satans" : Américains (Beyrouth,
Koweit); Français (Liban, Paris) et Israéliens (Liban, Turquie,
hier encore à Buenos-Aires, Argentine).
Une telle force échappe donc à la seule étude
théologique et constitue bien une menace grave pour la décennie
qui débute. Mais, là encore, une menace connue. Prise en
compte par les appareils de renseignement des principaux pays-cibles après
la révolution iranienne de 1979, la nébuleuse islamique est
désormais connue, globalement, de façon passable. Assez,
en tout cas pour qu'on identifie sans tarder les auteurs d'un attentat;
ou encore qu'on assure un contrôle préventif efficace dans
les principaux pays occidentaux en cas de crise type guerre du Golfe. L'activisme
islamique est encore une menace grave, répétons-le, mais
ne suscite plus, à son niveau de virulence actuel, de motifs majeurs
d'affolement.
Menaces infra-stratégiques
D'un niveau de gravité moindre que les précédentes,
ces menaces parfois anciennes émanent d'entités enracinées
dans nos sociétés; ou encore dans le tiers-monde. Elles sont
connues et délimitées. Issues du "nomos" bipolaire où
l'opposition entre criminalité "politique" et de "droit commun"
était pertinente, elles se contentent de persévérer
dans leurs êtres et ne présentent aucun des symptômes
de mutation évoqués plus haut.
On y trouve, catégorie "droit commun" une grande part de la
criminalité organisée de type mafieux et du trafic mondial
des narcotiques. Là opèrent des malfaiteurs parfaitement
classiques, si l'on peut dire; s'en tenant à des méthodes
éprouvées, ils continueront demain à s'enrichir grâce
au trafic de substances illicites (narcotiques), d'êtres humains
(prostitution), ou se livreront au racket, comme leurs pères l'ont
fait avant eux. Nulle ambition politique ne les tenaille. L'idée
de "sanctuariser" un territoire -même réduit- ne les effleure
pas. Au fond, ces prédateurs ne contestent pas un système
dont ils partagent les valeurs les plus vulgaires. Au pire tentent-ils
de le corrompre, pour s'y assurer des protections. Le volet "politique"
de ces menaces infra-stratégiques est représenté en
Europe par les terrorismes régionalistes du type IRA, ETA, FLNC;
dans le tiers-monde, par les guérillas révolutionnaires.
Tous sont des survivants des luttes de décolonisation des années
50-60 ; qu'ils soient apparus à cette époque ou que, plus
anciens comme l'IRA, ils y aient trouvé un nouvel élan.
A la périphérie, qu'elles soient asiatiques, africaines
ou latino-américaines, les guérillas révolutionnaires
sont en déclin. Les jungles les plus épaisses n'ont pu oblitérer
l'effondrement du "socialisme réel" et là même où
elles opèrent, elles tendent à passer de mode, dans un climat
de désenchantement idéologique. En Amérique Latine
par exemple, certaines rendent les armes(3). Comme nous
le verrons plus loin, d'autres se livrent à un flirt poussé
avec des cartels de la drogue. En Colombie, ceux qui persistent à
vouloir faire la révolution(4) sont -irrespectueusement-
baptisés "les dinosaures de la guérilla" par les journaux.
Parallèlement l'espèce -hier foisonnante- des intellectuels
tiers-mondistes s'éteint en Occident. En France, les derniers hérauts
du tiers-mondisme fréquentant les cocktails de l'intelligentsia
sont désormais évités comme la peste par leurs ex-camarades
confortablement réinsérés dans la sphère médiatico-culturalo-charitable.
Ce signe ne trompe pas.
En Europe, à des niveaux de virulence divers, l'IRA, FETA et
le FLNC s'incrustent. Pour les Etats qui les subissent, il s'agit là
d'un mal chronique; ce qu'est le rhumatisme pour l’être humain :
c'est douloureux, gênant parfois, mais on n'en meurt pas. Ces terrorismes
opèrent en outre à distance des grandes métropoles,
qu'ils se contentent de frapper de loin en loin. Face à de telles
organisations, que faire dans l'avenir ? Rien de plus qu'hier. Essayer
de les contenir dans leurs lointaines provinces; de les empêcher
de frapper à Madrid, Londres ou Paris. Donner aux populations qui
les subissent, mais les tolèrent, les libertés culturelles,
les vecteurs de développement dont elles se sentent frustrées.
Réprimer le terrorisme proprement dit et au-delà, se dire,
à l'instar de Clémenceau, qu' "il n'est pas de problème
que son absence de solution ne finisse par résoudre"...
Politiques ou criminelles, ces menaces relèvent en tout cas
de la routine. Et, en cas d'épisode virulent, l'attribution aux
instances de répression concernées de moyens humains et matériels
supplémentaires, suffit en général à rétablir,
sans trop de casse, le statu quo ante sur ces fronts-là.
(1) Dans la, liste des pays plus ou moins fragiles
et turbulents disposant déjà de tout ou partie de l'arsenal
évoqué ci-dessus, on trouve par exemple, l’Argentine, le
Brésil, 1’Iran, la Libye, le Pakistan, et la Syrie; liste évidemment
non-exhaustive.
(2) Carl Schmitt, op. cité
(3) Le M. 19, l’Armée populaire de libération,
le Parti révolutionnaire des travailleurs.. par exemple, en Colombie.
(4) Forces armées révolutionnaires
colombiennes, Armée de Libération nationale.
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