Emergences : les menaces
hybrides
Il s'agit d'entités encore mal perçues et peu comprises;
aussi ne donnerons-nous ici, schématiquement, que leurs caractéristiques
communes; nous tenterons ensuite d'estimer le niveau de menace qu'elles
représentent. Enfin, nous en présenterons trois, déjà
sorties des limbes et manifestement dangereuses.
Ces nouvelles entités menaçantes ont d'abord en commun
d'être apparues sur la fin du "nomos" bipolaire, au moment où
des ordres anciens se désagrégeaient : équilibres
naturels séculaires; systèmes économiques traditionnels;
Etats-nations ou blocs d'Etats.
Elles ont ensuite en commun leur nature hybride, et tendent à
fondre en une seule des figures symboliques aujourd'hui encore si antagoniste
que l'esprit humain se révolte à l'idée-même
de cet amalgame : le criminel et le guérillero dans les zones grises
de la planète; l'écologiste et le terroriste; le pirate et
le financier de haut vol.
Les entités représentent enfin des menaces stratégiques
au plein sens du terme, car sous les trois formes isolées à
ce jour, elles menacent concrètement le système financier
international; la vie de populations entières et enfin, la santé
publique(1) et la sécurité des grands
pays développés.
Une exagération mélodramatique ? Pour prendre un seul
exemple financier, c'est plus de 120 milliards de dollars "(2)
qui sont chaque année injectés par les grands trafiquants
de narcotiques dans le système financier mondial pour y être
"blanchis"; une somme équivalant au chiffre d'affaires de l'OPEP
en 1990. Sur une période de cinq ans, ce sont ainsi plusieurs centaines
de milliards de dollars "sales" qui ont été recyclés,
puis investis dans l'économie légitime. Hier de grands établissements
financiers comme la Chemical Bank, la Chase Manhattan, la Bank of Boston,
la Manufacturers Hanover etla Bank of America ont servi malgré elles
de vecteurs à cette pollution financière grave. Et si massive
qu'elle finit par générer ces déséquilibres
de centaines de milliards de dollars dans les balances des paiements mondiaux,
dûment constatés par les experts du FMI et de la Banque des
règlements internationaux. Mais, plus grave encore, on décèle
aujourd'hui la présence d'institutions bancaires corrompues -voire
criminelles- au sein de la communauté financière internationale;
l'objet unique de celles-ci étant le recyclage massif de l'argent
sale ".(3)
L'institution financière pirate type BCCI
Depuis quelques années, il se disait à mots couverts
que la Bank of Credit and Commerce International, BCCI, -institution financière
N'I du tiers-monde- était la banque favorite des narco-trafiquants,
des dictateurs, des marchands de canons et des terroristes. Le scandale
a fini par éclater le 5 juillet 1991, quand la plupart de ses succursales
ont été mises sous séquestre pour fraude, blanchiment
illicite et tentative de pénétration de systèmes bancaires
légitimes, celui des Etats-Unis notamment. Résultat : un
krach de plus de 6 milliards de dollars, des dizaines de milliers de dépositaires
spoliés. Et des preuves que la banque opérait pour le compte
d'Abou Nidal, du cartel de Medellin, des intermédiaires procurant
à l'Irak et à la Libye de la technologie militaire chimique
et nucléaire.
En septembre 1991 déjà, suite à une complexe opération
d'infiltration et de surveillance de trois ans ayant mené les enquêteurs
aux Etats-Unis, en France, en Grande-Bretagne, en Suisse, au Luxembourg,
en Uruguay aux Bahamas et à Panama, six dirigeants de la BCCI dont
son président en exercice Saleh Naqvi, avaient été
inculpés en compagnie de Garardo Moncada, l'un des dirigeants du
Cartel de Medellin, pour avoir "blanchi" plus de trente millions de dollars
entre 1983 et 1989. Or on sait désormais -même si les banquiers
sont discrets par nature- que la BCCI n'était pas unique en son
genre et que d'autres établissements financiers corrompus existent.
Les opérations massives de blanchiment qu'ils ont conduites ont,
selon des experts comme Y-M. Laulan, largement contribué à
la fin des années 80 au gonflement de la "bulle financière"(4)
et aggravé ainsi la crise économique.
Le terrorisme écologique
Au matin du 29 Avril 1992, le président d'Exxon International,
filiale du premier groupe pétrolier mondial, quitte son domicile
des environs de New York et disparaît. Son véhicule est retrouvé
près de chez lui vide, portières ouvertes, moteur tournant.
Aucune nouvelle de Sydney Reso, 57 ans, jusqu'au 8 Mai, date à laquelle
un communiqué signé "Rainhow Warrior" revendique l'enlèvement
au nom de la cause écologique. Le 27 juin, le corps de Sydney Reso
est retrouvé non loin de son domicile et les kidnappeurs arrêtés;
l'affaire était crapuleuse.
Reste que, symptomatiquement, l'enlèvement a été
revendiqué au nom de l'écologie. Voici vingt ans, dix encore,
un malfaiteur désireux d'égarer l'enquête, aurait choisi
comme signature la plus plausible celle d'un quelconque groupe révolutionnaire.
Aujourd'hui c'est l'écologie, ou la protection animale qui fournissent
les "couvertures" les plus plausibles. Ces doctrines représentent
d'ailleurs des menaces fort peu chimériques : dans les pays anglo-saxons,
une tendance radicale, et même terroriste, -très minoritaire-
est d'ores et déjà à l'oeuvre au sein de la nébuleuse
écologique-New Age. Pour elle, la planète terre, qu'ils nomment
"Gaïa", est une entité vivante et l'espèce humaine n'en
est que l'élément parasite, prélevant sur elle, de
façon désormais insupportable, le nécessaire à
son bien-être et à sa prolifération égoïste.
Ce courant est encore très mal connu en raison de l'indifférence
des services de police et de renseignements qui, dans les Etats de Droit,
attendent le plus souvent qu'une catastrophe se soit produite pour réagir.
On sait cependant que ces écolo-terroristes estiment que des actes
violents sont désormais indispensables pour briser la domination
de l"'homo technologicus" sur la nature et pour rendre l'espèce
humaine, ramenée à une quotité supportable, à
une vie harmonieuse au sein de la nature sauvage.
Parmi les "actions directes" envisagées par les groupes écolo-terroristes
pour briser la main-mise de l'homme sur la nature, figurent explicitement
le sabotage de complexes industriels mais aussi de centrales de production
d'énergie, nucléaires, hydrauliques, thermiques etc. Ainsi
aux Etats-Unis, un groupe écolo-terroriste nommé "Earth First"
a-t-il commis dès 1990-91, des attentats par explosif de moyenne/faible
gravité contre des installations des entreprises Rockwell International
(matériel nucléaire militaire); Fluor-Daniel (produits chimiques,
raffineries); Dow Chemical (nucléaire); General Electric (nucléaire).
Pire : un noyau clandestin de savants et de techniciens plus extrémistes
encore opéré au sein de "Gaïa", persuadé que
le sauvetage de la planète passe par l'annihilation de pans entiers
de l'espèce humaine. Des sources indiscutables ont récemment
averti des officiels américains que ce noyau recherchait un vecteur
biologique permettant de détruire l'homme sans affecter les espèces
animales. Selon ces sources, ce poison serait déversé dans
l'eau, fluide indispensable à l’être humain et sa dissémination
serait envisagée à partir des grandes agglomérations.
Cet avertissement a été pris au sérieux par le ministère
américain de l'énergie qui a recemment constitué une
cellule de renseignements spécialisée dans ce type de menace.
Zones grises : la dimension stratégique "(5)
L'effondrement puis la disparition du bloc socialiste; l'abandon -nolens
volens- du modèle étatique européen par toute une
série de pays du tiers-monde ont précipité par réaction
nombre de mouvements révolutionnaires armés et de guérillas,
hors de la sphère du politique. Ce phénomène, qui
intéresse globalement plusieurs centaines de milliers d'hommes en
armes, s'est produit dans la discrétion : le Sentier Lumineux au
Pérou, les Forces armées révolutionnaires colombiennes
ou encore des pans entiers de la résistance afghane ont en effet
conservé leur apparence politique comme moyen commode d'identification,
ou comme leurre, ou par habitude. Mais, privés de l'aide matérielle
que leur accordaient naguère certaines grandes puissances au nom
du principe L’ennemi de mon enneni est mon ami", ils sont désormais
alliés à de grands cartels criminels; ou opèrent en
mercenaires à leur service. S'auto-finançant par la vente
de narcotiques, le racket, les pillages et les vols à main armée,
ces entités mutantes présentent pour le monde développé
un danger considérable :
. Elles contrôlent sans partage des territoires immenses ",(6)
. Etablissant un continuum sans précédent entre guérilla-trafic
de narcotiques-terrorisme-grande criminalité mafieuse(7)
elles font imploser les catégories traditionnelles -quasicentenaires-
de la répression, celles qui opposent "politique" et "droit commun".
Cette particularité, jointe à leur nature transnationale
et à leur capacité de corruption, met ces entités
à l'abri de la répression d'Etats nationaux agissant par
intermittence et dans la dispersion. Il en ira ainsi tant qu'une juridiction
internationale n'aura pas été instituée pour connaître
du cas de telles "superpuissances" politico-criminelles.
. Elles disposent des profits colossaux de l'héroïne et
de la cocaïne et possèdent de ce fait, au delà des avantages
classiques de la guérilla, la capacité d'infiltrer, de corrompre,
de saper de l'intérieur des Etats faibles; au-delà, même,
de manipuler les classes politiques de nombreux pays de la zone Afrique-Asie-Amérique
Latine. Elles peuvent également acquerir, pour leurs armées
privées, de l'expertise militaire et technologique et du matériel
de guerre sophistiqué.
Dans la mesure même où elles échappent désormais
au contrôle -direct ou indirect -des Etats, même de ceux qui,
de notoriété publique sont les sponsors du terrorisme, ces
entités hybrides représentent un danger plus grand encore
que les groupes terroristes "classiques". Des pressions coordonnées
sur le colonel Kadhafi ont permis de museler Abou Nidal pendant la guerre
du Golfe. En revanche, à quel intermédiaire s'adresser pour
communiquer avec le Sentier Lumineux, ou d'autres mutants de même
farine; ou encore pour les menacer? A personne. Il n'y a plus d'abonné
au numéro que vous avez demandé.
(1) Quelques chiffres récents, concernant
l’Europe.
En juin 1992, une livraison d'1,8 t. de cocaïne a été
interceptée au Portugal; précédemment, la plus grosse
saisie de cette drogue dans ce pays avait été de 430 kgs.
En Allemagne, les décès par surdose de narcotiques s'élèvent
à 992 pour le premier semestre de 1992; une augmentation de 17%
par rapport à 1991. Ce, alors que la consommation de narcotiques
n'a pas encore atteint l'ex-Allemagne de l’Est. Il y a eu 2000 décès
par surdose en Allemagne en 1991 + 100% par rapport à 1989.
(2) Représentant les profits de la vente «en
gros » des narcotiques. Interpol estime de son côté
à 300 mil-liards de dollars par an (prix de détail, de revente
dans la rue) les profits du trafic des narcotiques, dont 70% sont destinés
à être recyclés dans l'économie légitime.
(3) Reconnaissant le danger, les ministres
de l’Inté-rieur et de la Justice des 12 se sont réunis à
Bruxelles le 18septembre 1992pour renforcer leur coopération en
matière de lutte contre les organisations mafieuses. Au cours de
cette réunion, les ministres ont souligné leur «volonté
de mettre à profit très rapidement les avantages qu'offre
l'espace européen pour contrer les nouvelles formes de criminalité
internationale en mettant en commun l'ensemble des moyens techni-ques et
opérationnels adaptés à cette lutte».
(4) "Par "bulle financière " il faut entendre
le phéno-mène par lequel un décalage croissant se
produit entre: l° l'économie réelle, celle qui est représentée
par la masse des richesses, biens et services, produits par l'économie
et 2° l'ensemble des moyens de paiement dont disposent les agents économiques,
au sens large du terme, y compris, par conséquent, cette quasi-monnaie
que représentent les actions en bourse ainsi que les obligations.
Cette énorme création de monnaie s'est traduite par une accélé-ration
vertigineuse des cours de bourse à Tokyo, à New-York, en
Europe et par une escalade sans précédent des prix de l'immobilier
ainsi que des va-leurs-refuges que sont devenus les objets d'art". "La
planète balkanisée ", op. cit.
(5) Voir XavierRaufer: "Le Débat" N°68,jan.
-fev. 1992, "La menace des "zones grises" sur la nou-velle carte du monde";
"On les appelle les zones grises...", L’Express, 23 avril 1992.
(6) Et sont encore virtuellement indéracinables
:fin juin 1992, le général colombien Gustavo Pardo, commandant
la IV° armée, a déclaré que la struc-ture du cartel
de Medellin était en parfait état de fonctionnement, malgré
la «reddition» de ses chefs, dont Pablo Escobar, emprisonné
le 19 juin 1991 et auteur d'une spectaculaire évasion le 22 juillet
suivant. Depuis, Escobar a commandité l'assassi-nat de 20 policiers
et d’un juge.
(7) L'enquête conduite par la police
italienne et le FBI suite à l'assassinat du juge italien Giovanni
Falcone en mai 1992 a permis de déceler l'existence d'une coordination
triangulaire entre la «famille» Madonia de Caltanissetta, Sicile,
le cartel de Medellin et Cosa Nostra de la ville américaine de Philadelphie
(«famille» du Capo «Li'l Nick» Scarfo).
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