FIN DU XIXème SIECLE, DEBUT DU XXème : LA CHARNIERE CRITIQUE

Quand débute la dernière décennie du XIXème siècle, la Macédoine d’alors - superficie : 62 000 km2 ; - 2,5 millions d’habitants (1) - recouvre les vilayet ottomans de Kossovo, de Monastir et de Salonique(2). A cette époque, le “Problème macédonien”, révélé en 1878 à l'occasion du Congrès de Berlin, est déja inextricable. Résident en effet sur le sol de la “Macédoine” une invraisemblable mosa´que de communautés d'une ethnie A, parlant une langue B, pratiquant une religion C. Et possédant une conception utilitariste de l’identité nationale, quand elle n’est pas franchement fantaisiste. En 1889, un géographe allemand fait un relevé des populations du secteur ; il y trouve une mosaïque de Slaves, de Grecs, de Bulgares, de Turcs, d’Albanais, de Circassiens, de Valaques, de Gitans : jusque là, tout est normal.

Mais une partie des Slaves, des Grecs et des Valaques - des Juifs, même - s’est convertie à l’Islam.à Mais des Grecs parlent le bulgare; des Serbes, l’albanais; des Valaques musulmans, le turc; des Albanais chrétiens, le serbe; des Turcs chrétiens, le grecà Mais les chrétiens orthodoxes sont divisés entre le patriarcat (grec) de Constantinople et l’exarchat (slave) de Sofiaà Mais, dans toutes ces communautés atomisées, les partisans de l’empire ottoman, du panhellénisme et du panslavisme s’entretuentà Mais les Serbes considèrent comme des Serbes des Macédoniens slaves que les Bulgares, eux, déclarent Bulgares à 100%à Mais orthodoxes Grecs et Slaves d'un côté, Turcs et Slaves musulmans de l'autre, pèsent un poids à peu près égal...

Le dernier recensement ottoman - religieux, bien sûr - est pratiqué en 1906. Il donne : Musulmans : 48% ; Hellènes-orthodoxes : 25,5%; Bulgares-orthodoxes : 26,5%. Une parfaite juxtaposition de minorités de blocage... En 1918, un démo-graphe français s’amuse à collationner de façon systématique toutes les données démographiques dispo-nibles sur la Macédoine. Il parvient au résultat suivant :
 
 

Populations Chiffre le 
plus bas
Chifre le 
plus élevé
Slavo-Macédoniens 120 000 1 200 000
Serbes 210 000 900 000
Grecs 50 000 1 000 000
Valaques 24 000 1 200 000
Pop. totale de la Macédoine 404 000 4 300 000
Au milieu de ce kaléidoscope, les puissances voisines se livrent à une bataille d’écoles et d’églises ; dans le même village, les écoles turque, serbe, grecque, bulgare et valaque rivalisent auprès de familles qui ne savent plus à quel saint se vouer. Il est fréquent que trois frères ayant suivi, l’un l’école bulgare, l’autre l’école greque et le dernier, la serbe, se retrouvent dotés de trois nationalités différentes.

Le réveil des nationalités enflammant les esprits dans la dernière décennie du XIXème siècle, toutes ces communautés créent leur société secrète de libération nationale : Tchetniks serbes de la “société de la Saint-Sava”(3)  , combat-tants de l’Ethnike Hetaïria(4)   grecque, Comitadjis d’une Organisation révolutionnaire macédonienne divisée dés l’origine entre partisans de l’indépendance de la Macé-doine et du rattachement à Sofia.

Des groupes infiltrés de Bulgarie, de Serbie ou de Grèce s’entretuent, incendient écoles et églises rivales et affrontent les Bachi-Bouzouks(5)  , de féroces miliciens turcs bien loin de se douter qu’ils seront immortalisés par le capitaine Haddock, soixante ans plus tard...

Le 2 août 1903, jour de la Saint-Elie, l'ORIM déclenche l'insurrection. Objectif : libérer un foyer national dans la région de Monastir, puis toute la Macédoine. Mais onze jours plus tard, les 26 500 combattants recensés de l’éphé-mère “République de Macédoine” sont anéantis par une armée turque de 351 000 hommes. Le carnage est abomi-nable : 200 villages rasés, 12 000 maisons incendiées, ainsi que 20 églises ; 5 000 civils massacrés, plus de 3 000 viols connus(6).

Cinq ans plus tard, la révolution Jeune-turque éclate. L’agonie de l'empire Ottoman vieux de plus de six siècles, affaiblit la Turquie : son ennemie majeure, la Russie, protectrice des Slaves et des chrétiens d’Orient, en profite. En 1912, elle pousse la Serbie et la Bulgarie à libérer la Macé-doine et à se la partager équitablement. La Grèce et le Monténégro entrent dans la coalition, qui ouvre les hostilités le 13 octobre. Le 3 décembre 1912, la Turquie demande l’armistice. La Macédoine est alors partagée entre la Serbie, la Grèce et la Bulgarie, qui espère recevoir la majeure partie du gâteau. Ses prétentions repoussées à la conférence de Londres, la Bulgarie attaque la Serbie durant l’été 1913. Serbes, Grecs, Roumains et Turcs (!) repoussent les forces bulgares, qui capitulent deux semaines plus tard. Le 10 août, le traité de Bucarest laisse à la Turquie la Thrace orientale, d’Edirne (Andrinople) à Istanbul (Constantinople), comme seule terre balkanique et européenne. L’Albanie devient un Etat souverain et indépendant; la partie méridionale de la Macédoine va à la Grèce; l’occidentale, à la Serbie; la Bulgarie hérite de la zone du Pirin, au nord-est.

Les fusils sont à peine remis aux râteliers que la première guerre mondiale éclate. De 1915 à 1918, la Bulgarie occupe la Macédoine-Vardar. La paix revenue, le traité de Neuilly (1919) confirme celui de Bucarest et la frustration de la Bulgarie, vaincue avec les Empires centraux, s'accroît encore. La Macédoine-Vardar, elle, réintègre la Yougo-slavie et devient le “sud de la Serbie”.

Entre 1913 et 1924, d’énormes mouvements de popu-lation sont organisés dans les Balkans :
Musulmans suivant les armées turques dans leur retraite vers l’orient; Slaves quittant la Grèce septentrionale et la Turquie d’Europe pour la Serbie ou la Bulgarie; Hellènes faisant mouvement vers le sud. Le “ménage” fait en Macédoine-Egée, le gouvernement grec y organise en 1928 le premier recensement de l’après-guerre : 1 237 000 Grecs “helléno-phones”, y côtoient désormais 82 000 “Grecs slavo-phones”; restent les 93 000 Turcs ou musulmans slaves demeurés sur place et sobrement rangés dans la catégorie “autres”...

(1) Selon les statistiques ottomanes, la Macédoine compte 2.506.000.h. en 1895 et 2.912.000 en 1904.
(2) Qui est alors le grand port de la mer Egée; 140.000 habitants, la troisième agglomération de tous les Balkans.
(3) Fondée en 1886 pour promouvoir l’idéal pan-serbe auprès des populations slaves du sud.
(4) “Société nationale”, fondée en 1894 pour promouvoir l’hellénisme en Macédoine. En 1896-97, elle contrôle deux “Tchetas” sur le terrain.
(5) Les Bachi-Bouzouks sont des irréguliers agissant en supplétifs de l’armée régulière ottomane, les “Askers”.
(6) Sur le plan “militaire”, les pertes estimées sont les suivantes.: Comitadjis, ¦.1000 morts.; Askers, ¦.5.000 morts.

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