L’ERE DES COMPLOTS

“Encourager, constituer et organiser, avec le concours d’autres personnes, une association secrète de militaires et de civils visant à provoquer une insurrection armée” : voici comment un magistrat de Padoue définit la tentative de coup d’Etat dans l’un de ses réquisitoires. A la clé, des inculpations d’une gravité croissante : “association subversive”, “conspiration politique”, “tentative de coup d’Etat”, “insurrection armée”.

Dans l’Italie des années 60 et 70, des militaires et des civils rêvent de sauver leur pays du communisme et de l’anarchie en s’emparant du pouvoir pour rétablir l’autorité de l’Etat. Une chimère absurde ? A l’ouest, le Portugal et l’Espagne vivent depuis plusieurs décennies sous des régimes autoritaires; au nord, le général De Gaulle vient de revenir au pouvoir; à l’est, les colonels grecs réussissent leur coup d’Etat du 21 avril 1967.

Mais les conspirations qui défraient la chronique italienne entre 1964 et 1974 tiennent plus du complot d’opérette que du coup d’Etat savamment ourdi. Première tentative : en juillet 1964, le général De Lorenzo, du corps des carabiniers (la gendarmerie italienne) déclenche le “plan Solo”, qui échoue misérablement dans une totale pagaille, malgré l’aide active du service de renseignement militaire de l’époque, le SIFAR -dissous par la suite et remplacé par le SID.

En décembre 1970, c’est le “complot de la rose des vents” fomenté par le prince Junio Valerio Borghese, héros de la guerre sous-marine dans le second conflit mondial et dignitaire de la République sociale italienne (1943-45). Appuyé par des industriels, des officiers supérieurs -dont le directeur de l’Académie militaire, le général Ugo Rica- Borghese projette des opérations de provocation -attentats, guérilla- en Italie du Nord. Mais le secret des conspirateurs est celui de polichinelle et l’opération avorte. Le prince Borghese s’enfuit en Espagne où il meurt en août 1974. C’est Giovanni Tamburino, jeune juge Padouan médiatique et ambitieux, qui instruit l’affaire et suit entre Rome, Milan, Turin, Bologne et Padoue une “piste noire” bien embrouillée. Procès en 1977 : les principaux conspirateurs sont condamnés à des peines de 10 à 15 ans de prison, pour avoir tenté de renverser la république. En juillet 1978, 46 inculpés du “golpe Borghese” sont condamnés à des peines légères pour “association subversive”; le chef de “tentative de coup d’Etat” n’est pas retenu. Enfin, après quinze ans d’enquêtes et de procès, la Cour d’appel de Rome conclut qu’il n’y a pas eu conspiration politique à proprement parler, mais bavardage entre farceurs et mythomanes et acquitte sans exceptions tous les conjurés.

Le 31 octobre 1974, le juge Tamburino inculpe d’”insurrection armée et de tentative de coup d’Etat” le général Vito Micelli, directeur du SID (Service d’Information de la Défense, le SR militaire) ainsi que son adjoint, le colonel Luciano Berti. Deux jours plus tard, le Parquet de Rome requiert l’arrestation d’une vingtaine de personnes -pour la plupart en fuite ou déjà incarcérées- pour “conspiration contre l’Etat”. Selon les magistrats, les conjurés voulaient séquestrer le président et occuper son palais, conduire une insurrection armée avec destruction de ponts, pollution des eaux, coupure d’oléoducs; faire exécuter, enfin, des hommes politiques, des magistrats et des syndicalistes. Pas moins. Mais là encore, l’affaire tourne en eau de boudin : une succession d’enquêtes judiciaires très fouillées et de commissions parlementaires dotées de larges pouvoirs cherchent en vain un complot réel au sein de l’armée, des services de renseignement et de maintien de l’ordre, visant sérieusement à conquérir l’Etat. Ils ne trouvent rien et le général Micelli et le colonel Berti finissent par être acquittés avec leurs comparses, pour la plupart de seconds couteaux du milieu néo-fasciste. Reste l’affaire -beaucoup plus sérieuse- de la loge maçonnique subversive “Propaganda Due” - dite p.2.- un authentique centre de pouvoir clandestin infiltré aux plus hauts échelons de l’Etat, de l’armée, du monde économique et des milieux de la communication.

Entre l’été 1980 et le printemps 81, les divers services de police enquêtant, les uns sur le massacre de la gare de Bologne (voir p...), les autres sur le Krach du flamboyant banquier sicilien Michele Sindona -qui a bâti en quelques années un empire financier dont le fleuron est la prestigieuse “Franklin national bank” de New-York- butent sur un étrange personnage. Il s’agit de Licio Gelli, homme d’affaires opulent, proche des cénacles civils et militaires de la droite dure argentine.(1)

A la fin des années 70, il a rencontré à plusieurs reprises des dirigeants d’Ordine Nuovo dans sa suite de l’h»tel Excelsior à Rome. L’un d’entre eux se repent par la suite et, en octobre 82, raconte par le menu le contenu de ces discussions. Or Licio Gelli est aussi -est surtout- le Vénérable-maître d’une loge maçonnique spéciale, la loge P.2.

“Propaganda Due” est à l’origine l’une des ±520 loges du Grand-Orient d’Italie qui compte ±15.000 membres. Le G.O. d’Italie est l’une des deux grandes obédiences de ce pays, proche de la maçonnerie traditionnelle anglo-saxonne. Il est même considéré par les connaisseurs comme la tête de pont de la maçonnerie régulière américaine en Europe. Malgré des périodes de tension -le G.O. d’Italie affirme avoir “suspendu” la loge P.2 en 1975; puis avoir “rompu avec elle” en 1980- il est à noter que le G.O. n’a jamais exclu formellement la P.2, ni procédé à sa dissolution. Selon Tina Anselmi (voir p...) “La Loge P.2 a pu s’incruster dans le pays depuis dix ans... avec la protection de la maçonnerie italienne et internationale”.

La loge P.2 a été, semble-t-il, constituée dans le courant des années 60 (1966?) comme “loge couverte nationale”, dépendant directement du Grand-maître du G. O. Hors des loges ordinaires et dans la plus grande discrétion, elle devait rassembler des “frères” hauts fonctionnaires et officiers généraux, ainsi que des dirigeants d’entreprises d’Etat -et même, dit-on, de hauts dignitaires de l’Eglise catholique- dont la carrière aurait pu souffrir sous des gouvernements démocrates-chrétiens hostiles à la maçonnerie.

“Propaganda Due” tire son nom d’une loge fondée à Turin au XIX° siècle -avant l’unification de l’Italie- pour populariser les idéaux de la maçonnerie et qui s’appelait, de ce fait, “Propaganda”. Très secrète, elle regroupait de hauts dignitaires politiques du nord de l’Italie -et jusqu’au roi du Piémont lui même. C’est en 1971, dit un rapport officiel, que Licio Gelli -lui-même entré en maçonnerie vers 1964 ou 65- en devient le Vénérable-maître(2)  . C’est lui qui donne à la loge son allure de “Rotary-Club qui a mal tourné” et la lance dans des activités, parfois subversives, mais qui sombrent souvent dans la conspiration d’opérette, et frisent même l’infantilisme. A son apogée, la loge, subdivisée en 17 ateliers, semble avoir compté ±1720 membres, en grande majorité italiens. Une liste de membres de la P2 -”authentique et crédible” selon la commission d’enquête parlementaire- a été rendue publique; elle comportait 953 noms. A ce jour, à notre connaissance, 758 “frères” de la P. 2 n’ont toujours pas été identifiés.

Sur les 953 individus connus, on trouvait 175 officiers supérieurs, dont 52 des carabiniers (10 généraux); 9 de l’aviation; 29 de la marine (6 amiraux); 50 de l’armée de terre; 37 de la garde des finances (7 généraux) et 6 de la sécurité publique; 119 hauts responsables des milieux financiers, dont 47 directeurs de banques; 83 PDG d’entreprises d’Etat; 12 PDG de sociétés privées; 36 parlementaires; 10 préfets; 3 ministres; quantité de directeurs et de secrétaires généraux de ministères, de hauts magistrats, etc. 4 maisons d’édition -dont la plus grande d’Italie, le groupe Rizzoli, 22 journaux ±20 dirigeants des radios et télévisions se trouvaient, à la même époque, sous l’influence de la P.2.
 
 

                                                                        L’AFFAIRE DE LA LOGE P. 2 : CHRONOLOGIE 

                                                                                                               1981 

Mars : Michele Sindona, le “banquier de la Mafia et du Vatican” est arrêté à New-York, pour banqueroute. Il dénonce son mentor, Licio Gelli. Le 17 mars, la police perquisitionne dans la demeure de Gelli, la villa Wanda à Arezzoen Toscane, ainsi que dans divers bâtiments attenants. Dans un atelier de confection appartenant à Gelli, les policiers découvrent 32 cartons de documents confidentiels, dont une liste de 953 noms, partie du fichier des adhérents de la P.2. Gelli, lui, a pris la fuite avant l’arrivée de la police. 

Mai : le Parquet de Rome fait perquisitionner le siège du Grand Orient d’Italie, à Rome. La P2 est l’une des 520 loges de cette obédience. 

Juin : Arnaldo Forlani, président du conseil, rend publique une liste de 953 “frères” de la P.2 et annonce “des sanctions exemplaires”. 34 officiers généraux et hauts-fonctionnaires sont inculpés. 
 

                                                                                                               1982 

Juin : le Procureur de la République de Rome demande -déjà- un non-lieu dans l’affaire P.2. Oui c’est bien une société secrète, mais “elle n’a pas de fins criminelles”. Le 18 juin, Roberto Calvi, PDG de la principale banque privée d’Italie, le banco Ambrosiano et “bras financier de la P.2” est trouvé pendu sous le pont des Frères Noirs, à Londres; peu auparavant, sa banque a fait un krach d’1,2 milliard de dollars. 

Septembre : le 13, Licio Gelli est arrêté au siège de l’Union de Banques Suisses, à Genève. Maquillé, détenteur d’un passeport argentin au nom de Mario Ricci, il se préparait à retirer 120 millions de dollars d’un compte numéroté. 
 

                                                                                                               1983 

Avril : Francisco Pazienza, N° 2 de la loge P.2 et ancien bras droit du général Giuseppe Santovito, chef du SR militaire (SISMI), disparaît d’Italie. 

Août : Le 10, Licio Gelli s’évade de la prison genevoise de Champ-Dollon. 
 

                                                                                                               1984 

Mai : La commission d’enquête parlementaire sur la loge P.2, présidée par Mme Tina Anselmi, une députée démocrate-chrétienne si pieuse et austère qu’on l’a baptisée “Khomeini en jupon”, rend ses conclusions, après étude des 500.000 pages du dossier. La P.2 est “une structure complexe consacrée à des activités suspectes sinon illicites de pression et d’ingérence sur les mécanismes de décision de l’Etat les plus délicats. Cela à fin d’enrichissement ou de conquête d’un pouvoir plus important, aussi bien au niveau personnel qu’en faveur de la Loge en tant que telle”. 
Autres conclusions : la liste de 953 noms est authentique, mais pas exhaustive; “les finalités de la Loge P.2 étaient non seulement parfaitement connues de ses adhérents mais constituaient en fait le motif même de leur entrée dans l’association”. Mme Anselmi ajoute “nombre des officiers supérieurs figurant sur la liste des membres de la P.2 ont joué un r»le important dans des épisodes significatifs de l’histoire récente de notre pays, y compris lors d’évènement de nature subversive”. 
Octobre : le général Pietro Musumeci, N° 2 du SISMI -et notamment responsable de sa sécurité interne- son adjoint le colonel Giuseppe Belmonte et le chef du bureau d’Etat-major du SISMI, Secondo d’Eliseo sont arrêtés et inculpés d’association de malfaiteurs, de trafic et détention d’armes, d’abus de pouvoir et complicité. On leur reproche en fait d’avoir créé un noyau subversif -véritable SR parallèle- au sein de leur service. 
 

                                                                                                               1985 

Mars : Francisco Pazienza est arrêté à New-York, porteur d’un passeport seychellois portant un faux nom. 

Avril : Licio Gelli est inculpé de complicité de banqueroute frauduleuse dans l’affaire du Banco Ambrosiano. 
 

                                                                                                               1986 

Mars : le 6, cinq ans après sa création, la commission d’enquête sur la P. 2, partie pour soulever des montagnes, accouche finalement d’une souris : elle demande au gouvernement de “prendre toutes les mesures pour éviter le renouvellement d’un tel scandale”... 

Juillet : Francisco Pazienza est extradé vers l’Italie. 

Septembre : le 21, Licio Gelli, qui a alors 68 ans, se constitue prisonnier en Suisse après quatre ans de “cavale” en Amérique latine, notamment au Paraguay. 

Décembre : le procureur de la république de Florence requiert six ans de prison contre Licio Gelli pour avoir “financé des auteurs d’attentats à la bombe”. 
 

                                                                                                               1988 

Février : le 17, Licio Gelli est extradé vers l’Italie, où il ne pourra être inculpé que d’affaires financières (le droit helvétique ne connaissant pas les chefs d’inculpation de “subversion”, “complot”, etc.). 

Avril : cardiaque, Licio Gelli est mis en liberté provisoire et assigné à résidence dans sa villa d’Arezzo. 

Juillet : au procès de Bologne, Licio Gelli est condamné en première instance à dix ans de prison, pour avoir tenté d’aiguiller la justice sur une fausse piste; il est acquitté en appel en 1990. 
 

                                                                                                               1989 

Avril : Licio Gelli publie un livre de mémoires intitulé -par antiphrase, sans doute- “La vérité”. Il y donne sa définition de la loge P.2 : “un club d’amis dont les objectifs étaient strictement pacifistes et humanitaires... un lobby d’affaires comme il y en a partout dans le monde”... 
 

                                                                                                               1990 

Novembre : Gag; Licio Gelli se présente -sans succès- aux élections sénatoriales sous les couleurs de la “Ligue méridionale”, un groupe fort suspect qui patronne également la candidature de Vito Ciancimino, ex-maire de Palerme révoqué et poursuivi pour appartenance à la Mafia. Programme de Gelli : “reconstruire une Italie honnête, démocratique et propre”... 
 

                                                                                                               1991 

Octobre : Ultime épisode ? Licio Gelli est définitivement acquitté par la Cour d’appel de Florence de l’accusation d’avoir financé des groupes terroristes dans les années 7O. Il était censé avoir versé ±280 000 francs aux néo-fascistes auteurs des attentats ferroviaires commis en Toscane et avait été condamné de ce chef à 8 ans de prison par contumace, à l’époque de sa “cavale”.

 
 
(1) Il a la double nationalité italo-argentine depuis 1973. Conseiller financier de l’ambassade d’Argentine à Rome, il possède un passeport diplomatique de ce pays.
(2) Titre qui est authentiquement le sien; bien qu’il ait laissé sans protester la presse lui donner celui de Grand-maître, réservé au dirigeant suprême d’une Grande-Loge ou d’un Grand-Orient
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