STRATEGIES INDIRECTES

A l'approche de la fin du siècle, les stratégies indirectes évoluent de façon irrésistible vers le centre de la problématique belliqueuse.

Ignorées voilà encore une décennie -ou plutôt oubliées, niées- ces stratégies indirectes et leur expression la plus éclatante, le terrorisme transnational, sont désormais prises en compte comme menaces, dignes de l'intérêt de l'institution militaire. Le temps est révolu où on les écartait avec un peu de mépris, comme relevant du seul registre policier. Penser la guerre, c'est donc à nouveau envisager les stratégies indirectes, et leurs conséquences.

ZONE DES TEMPETES

Du Cachemire à la Yougoslavie, des Républiques Soviétiques musulmanes à l'Erytrée grossit sous nor yeux une vaste poche de grisou, dans l'éparpillement de micro-conflits identiques dans leurs natures, sinon dans leurs apparences1. Les découpages surannés ou arbitraires, les blocages psychologiques, le traitement médiatique au coup par coup font que cette nouvelle « zone des tempêtes» est, dans sa globalité, le plus souvent ignorée.

LE SPECTRE DE LA «LIBANISATION.»

S'agissant de cette zone des tempêtes, un spectre hante également la Maison Blanche, le Kremlin, l'Élysée et le 10, Downing street : celui de la libanisation, meurtrier cocktail de guerre civile, d'affrontements confessionnels et claniques, de raids et d'occupations quand ce n'est pas d'invasions. Cette hantise nest pas illusoire. Dans toute cette zone, le danger de libanisation procède de plusieurs facteurs indissociables. Tous font leur oeuvre, à bas bruit, depuis le début de la décennie 80 : effondrement du modèle socialists-soviétique, difficultés d'adaptation du modèle libéral-capitaliste; plus largement crise du modèle de l'Etat-nation à l'européenne. Retour, enfin, du balancier islamique.

RISQUES REELS, BISQUES AU LONG COURS

Qui dit libanisation, dit «modèle» libanais. or depuis près de vingt ans, de ce pays et des « zones grises» alentour, partent des attaques débordant largement la zone des tempêtes; elles visent surtout, jusqu'à ce jour, des cibles européennes et occidentales. Cibles hautement stratégiques, soulignons-le :

. L'opinion publique française dans la vague d'attentats de septembre 1986 à Paris -et par ricochet, l'Etat français,

. Les transports aériens -formidable conglomérat de constructeurs, de transporteurs; de bâtisseurs et de gestionnaires d'infra-structures «pesant» au total des centaines de milliards de francs- dans la destruction du Boeing 747 de la Pan Am et du DC 10 d'UTA. Par ricochet toujours, sont visés les gouvernements des Etats-unis et de la France, destinataires de « messages» -Plus d'armes à l'Irak! Pas touche au Liban! Pas d'invitation à Arafat ! -assénés de façon pour l'instant imparable. Demain, et durant des années encore, un attentat de type «Lockerbie» est possible; des bombes peuvent explorer dans les rues de métropoles européennes. Ainsi, ce ne sont pas les passagers d'un avion donné qui sont pris en otage, mais le transport aérien tout entier; ce n'est plus le personnel dune ambassade qui est pris au piège, mail la population de touts une capitals. Or, quand une technique d'intimidation «marche» , ells échappe toujours au contrôle de ses inventeurs. Pas besoin pour cela de complots ou d' «internationales» : l'imitation et la contagion suffisent.

SEDAN OU SARAJEVO

L'évolution de la menace à l'Est, les risques nouveaux issus de cette zone des tempêtes font donc évoluer le scenario du conflit à venir, et changer les précédents pouvant servir de modèle. Jusqu'à une date très récente, la référence à l'échelle de l'Europe était celle de 1940 -le déferlement des blindés du Pacte de Varsovie remplaçant celui des divisions nazies. Sans l'écarter vraiment -l'Histoire impose la prudence- peut-on réfléchir à un autre scenario, inspiré de 1914 ?2 Le facteur déclenchant de ce gigantesque conflit -Sarajevo- ne fut-il pas un attentat obéissant au départ à des considerations strictement locales ? C'est par là que les stratégies indirectes -»l'étincelle» chère à Mao Zedong, qui «met le feu à toute la plaine» - s'élèvent au rang de préoccupation majeure, et exigent une attention particulière.

DU ROLE DÉCISIF DE LA VIGIE

Comment, par conséquent, faire face à ces menaces nouvelles ? A cette situation plus fluctuante, plus complexe encore que naguère? Comment tenir sa place dans cette partie qui est tout sauf aléatoire, mais dont les règles sont peu et mal connues des acteurs -le plus souvent involontaires- européens et occidentaux?

Aujourd'hui et pour l'avenir prévisible, nos gouvernements ont le plus grand besoin d'organes capables de leur fournir -rapidement- des analyses de bonne qualité; de poser, en cas d'agression anonyme, des diagnostics à peu près sûrs. Ces organismes ne peuvent être que des services de renseignements; or beaucoup de ceux-ci, au même moment, sont en crise :

. Ils ont perdu face aux médias, définitivement semble-t-il, la bataille de la rapidité : en règle générale, un réseau mondial de télévision comme Cable News Network (CNN), diffusant de l'information 24 heures sur 24, est en avance sur les flashes d'alerte que la CIA fournit à l'exécutif américain. Idem pour France-Info et nos propres services.

. L'action clandestine -l'affaire de l'Irangate, celle du Rainbow warrior en sont la preuve- va devenir moins aisément pratiquable, se faisant de plus en plus sur l'agora médiatique. Même payante en réalité, l'action politico-militaire secrète est plus risquée pour son unique prescripteur : le pouvoir politique. Partout en Occident, ce dernier a injecté -et injecte- des doses massives de morale dans l'action politique : les Droits de l'Homme3; et doit aligner peu ou prou sa pratique sur ses principes, sauf à scier la branche sur laquelle il a choisi de s'asseoir. Mettre les dictatures, les regimes totalitaires en état de faillite morale, les anéantir en terme d'image supposait un prix à payer : le voilà.

Les philosophes les plus lucides ont averti depuis longtemps qu'on ne saurait sans risques prendre les Droits de l'Homme comme unique diapason du concert des nations mais cette voielà était trop tentante, trop payante au fond et les gouvernements occidentaux, ayant largement relevé le niveau de l'acceptable pour leurs opinions publiques, suivront le plus souvent les règles qu'ils ont eux-même édictées. Ou, pire encore, s'ils autorisent une action, ils voudront la conduire de si près -souvenons nous de « Desert 1 » et de Jimmy Carter dans l'Iran de 1980- qu'ils seront tentés de multiplier au-delà du raisonnable les procedures de contrôle, donc les risques d'échec.

Reste la prévision, l'analyse, le diagnostic tout le domaine de l'aide à la décision. Là, les recettes de l'efficacité sont, dans l'ensemble, bien connues : beaucoup de matière grise, beaucoup d'expertise, un recours systématique au renseignement ouvert, une presence clandestine très pointue et très sélective sur les terrains à risque. La vérité oblige à dire que là ne sont pas les points forts de la plupart des services occidentaux.

Revenons, pour conclure, en France. Nous pensons savoir qu'on a, au gouvernement, conscience de tous ces risques, des évolutions qu'ils imposent dans le domaine stratégique, donc dans celui du renseignement. mais saura-t-on adapter -bousculer parfois- ce qui doit l'être pour se donner les moyens de faire face à la persistance des perils actuels, à la montée des menaces nouvelles ?

Xavier Raufer

1 Au jour d aujourd hui : Le Liban, l'Afghanistan, les territoires occupés par Israël : libanisés. Agitations diverses, émeutes, attentats : Cachemire, Pakistan, République Soviétiques musulmanes, Bulgarie (minorité turque-musulmane) Yougoslavie (minorités musulmanes).

2 Idée développée avec force par Pierre Lellouche, Newsweek, 23/10/89. Toujours dans le même esprit, on trouve dans les notes de !'expert américain Brian Jenkins, prises lors du premier colloque américano-soviétique sur le terrorisme (Moscou, 23-27 janvier 1989/ Rand Corp. papers, mars 89.), le passage suivant : «Les accidents terroristes qui inquiètent le plus l' Union Soviétique sont ceux qui pourraient conduire les superpuissances d s'affronter. Le bombardement de la Libye a fait forte impression en URSS, bien qu'il n'y ait pas eu, alors, confrontation. Les soviétiques s' inquiètent d un acte terroriste d venir, produisant une réponse militaire similaire sur un allié de l' URSS accusé d'en être l'instigateur. Cela pourrait mettre face d face l' Union Soviétique tentant de protéger son allié, et les Etats-Unis en pleine fureur vengeresse.»

3 Sous l'injonction d'intellectuels qui demandent, le 1 S décembre 1981, d propos de la Pologne par exemple, de «faire valoir contre les obligations de la RealPolitik, les obligations de la morale internationale"

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