ANTIDOTES

Le "songe exotique" de la Fraction armée rouge

Bien en peine de trouver un quelconque soutien dans le prolétariat indigène ou immigré d'Allemagne fédérale, la Fraction armée rouge use, depuis sa fondation, d'une imparable doctrine de légitimation : elle se veut l'avant-garde des masses misérables du tiers-monde écrasées par l'impérialisme, au coeur de la métropole capitaliste. Or l'étude généalogique montre que loin d'être un rejeton pervers du tiers-mondisme révolutionnaire, ce projet trouve son origine dans ...la littérature nationaliste de la République de Weimar

"Comme certains néo-nationalistes de ses amis, et en particulier Hielseher qui présentait l'Allemagne de 1927 comme une "colonie" du capitalisme occidental", Jünger se transforme dans sa conscience d exploité en allié des peuples colonisés dont les Allemands ne sont pour lui qu'un cas entre beaucoup d autres."1

Curieux télescopage idéologique...

Exhumé, ce singulier héritage laisse cependant entier le problème de la vocation à une mission si éminemment sacrificielle. Ou plutôt laissait car un ouvrage récent -à lire impérativement dynamite ledit processus légitimateur et ridiculise légèrement au passage nos croisés tapis "dans le ventre de la bête", selon l'expression fameuse du Che Guevara.

(...) "Dans les sociétés industrialisées, la complexité de l'espace social se révèle telle que la vie politique se trouve en quelque sorte "sectorisée". Bien que de façon très imparfaitement rationnelle, chacun investit sa dose variable d'énergie civique dans des calculs de rentabilité limités aux divers segments sur lesquels il se place dans un milieu donné. L'entrecroisement des intérêts qui en résulte fait que les périodes de crise politique profonde deviennent rarissimes sinon impossibles, les grandes mobilisations multi-sectorielles prenant figure d'événements assez inconcevables en raison de la divergence des intérêts de chaque secteur. Cette logique tend le ressort de la stabilité démocratique.

Mais, dans le même temps, elle oppose un obstacle peu franchissable à l'enthousiasme démocratique. Dans les conditions normales, celui-ci est devenu inaccessible aux citoyens. Ces derniers ne peuvent plus se bercer de l'illusion de retrouver une identité personnelle unidimensionnelle parce que non tiraillée entre des anticipations contrariantes. Ils n'ont pas davantage le loisir de communier avec leurs semblables dans un vaste élan de fraternité, puisque cette fusion au nom de l'idéal s'inscrit désormais dans le registre du passé de nos sociétés. Pourtant, les habitants des pays nantis ne cessent pas de rêver à une "suspension de la complexité de la société" qui satisferait leur besoin d'homogénéité personnelle et communautaire. Ils voudraient redevenir vrais croyants, ne serait-ce qu'un instant. Ils feignent d'atteindre ce but, en s'exaltant comme les cents parisiens de 1968 ou en évacuant artificiellement leurs différences dans une superficielle communion écologique. Pourtant ils ne tardent pas à découvrir le caractère éphémère ou factice de ces émois. Il ne leur reste alors d'autre recours que de projeter hors de nos mornes contrées leur soif d'une identité réconciliée avec soi-même et avec les autres. Leur "homogénéisation tendancielle" ne se réalise plus, comme elle le faisait autrefois pour certains, sur le terrain d'un au-delà surnaturel. Elle se rassasie dans la comrnunion imaginaire avec 1e Tiers Monde, spécialement avec l'Amérique latine, plus familière aux moins voyageurs. La jouissance s'acquiert par procuration, avec un partenaire dont les traits sont ceux d'un songe exotique préféré à la réalité".

1 Avant-propos de l'ouvrage d'Ernst Jünger « Le Travailleur» publié en 1932 en Allemagne. Édition française : Christian Bourgois ed. 1989. 120f.
 

 retour | suite