Nos premières remarques nous avaient amenés à penser
que la démarche d'un homme passant à la clandestinité
n'était pas, comme son idéologie veut le faire croire, celle
d'un homme en avance sur son temps, précurseur de l'homme de demain
au plan moral et culturel, mais bien plutôt celle d'un homme en fuite.
C'est vers des comportements plus archaïques que s'est replié
ce sujet.
La relativement facile adaptabilité à court terme à
cette vie clandestine est une preuve de la préexistence d'un équipement
comportemental inné efficace. S'il n'avait pas été
fait pour évoluer en milieu hostile, l'homme aurait disparu de la
planète depuis longtemps.
Mais à plus long terme, apparaissent des difficultés,
signe qu'on ne modifie pas ses comportements acquis aussi simplement que
ça. A titre d'image, je dirais que le sujet qui quitte son pays
même pour fuir des persécutions, finira au bout d'un certain
temps par ressentir un malaise qu'on appelle nostalgie.
Je ne pense pas que ce soit la difficulté de la vie en clandestinité
qui est la cause des phénomènes de conscience que nous observons
çà et là dans les trois pays concernés. Je
pense qu'il s'agit d'un phénomène plus complexe que notre
modèle devrait nous aider à éclairer.
Le militant qui passe à la clandestinité, se rend compte
au bout d'un moment qu'il a du abandonner une partie de sa liberté
de penser. Le mode de vie qu'il est contraint d'accepter est un mode de
vie communautaire, et d'après les témoignages cela ne se
passe pas trop mal la plupart du temps.
Ce passage du livre italien Mara et les autres (p 116) reflète
assez bien ce que l'on lit ici et là :
"La tension pour la lutte "au dehors " ne laissait aucun espace aux
tensions internes".
Il se produit un véritable phénomène de dépersonnalisation,
d'abandon de son moi, qui au début, dans la chaleur fraternelle
du groupe et dans l'épreuve, ne pose pas de gros problème.
Dans le même livre (p 128) :
"tu dois alors renoncer à certaines parties de toi, mais consciemment.
Je pense qu'il y a beaucoup de solitude dans la clandestinité même
si une énorme charge affective existe entre les camarades. Tu mets
en acte une sorte "d'auto-expropriation", mais consciemment, c'est toi
qui te prive de quelque chose, qui sais ce que tu perds, et ce que tu gardes
aussi, en un certain sens …".
Le mot "consciemment" revient deux fois, renforcé par un "c'est
toi". Mais consciemment ou pas, volontairement ou pas, il s'agit de conditions
sine qua non à la clandestinité et lorsqu'on a vu dans le
mode d'entrée en clandestinité l'aspect illusoire du choix,
on ne peut que se dire que cette prise de conscience n'est qu'après
coup et devant un fait incontournable comme celui-là, il n'est d'autre
solution pour le narcissisme d'un intellectuel, que de transformer une
obligation en un acte volontaire.
Ulrike Meinhof va jusqu'à nier qu'il s'agit d'une conséquence
de la clandestinité et fait de l'abandon de soi une nécessité
théorico-psychologique. Selon elle, l'ennemi combattu doit être
totalement hors de soi, il est nécessaire d'éviter toute
confusion avec lui. La négation drastique de soi comme produit d'une
société en putréfaction est un exercice difficile
auquel on parvient par la pratique militaire. Celui qui a choisi de "sortir
de la léthargie" doit oeuvrer à la transformation de lui-même.
Cette négation engendre un individu neuf qui lutte et se reconstitue
en fonction du groupe qui à son tour existe en fonction de la guerre.
Toujours pour Ulrike Meinhof, le sens libérateur de l'appartenance
totale au groupe est précisément dans la libération
de toutes les différences. Le clandestin est un être qui décroît
progressivement se vider de sa mémoire individuelle, c'est-à-dire
qu'il devient de moins en moins un individu pour être de plus en
plus un membre du groupe. Le mot "membre" veut bien dire ce qu'il veut
dire, hors du groupe le membre meurt.
Reprenons les écrits d'Ulrike Meinhof :
"Dans la structuration de la guerilla, l'action doit être collective
: c'est de première importance à partir, bien entendu, du
facteur subjectif : la décision d'entrer en lutte de chacun. Le
collectif, c'est le groupe qui pense, se ressent et agit en tant que groupe".
Plus loin :
"La force de la guerilla, l'union du groupe dépendent de la
volonté de lutter de chacun.
Il est donc nécessaire que le groupe soit dirigé, et
cette fonction, qui ne peut être usurpée (…)".
Le groupe étant l'association de plusieurs personnes est quelque
chose d'impersonnel. Si l'idéologie fixe des buts abstraits, il
faut cependant une instance qui rassemble ce qui est épars et qui,
sur des objectifs concrets et immédiats, oriente l'action de tous
pour en faire véritablement l'action du groupe. Des membres seuls
ne suffisent pas, il faut une tête, c'est une évidence que
semble découvrir Ulrike Meinhof, mais pour des anarchistes réfractaires
à la notion de chef, il est des choses qui doivent ressembler à
de grandes découvertes.
Mais ce chef ne saurait être un vulgaire chef de bande ou de tribu,
hissé à ce poste par son savoir faire, ses intrigues, ou
son goût du pouvoir ; non, ce chef doit être une figure messianique,
celui qui est arrivé à la perfection dans le registre de
la dépossession de soi, c'est du moins en ces termes qu'elle parle
de Baader qu'elle avait contribué à libérer :
"Il est celui d'entre nous à s'être depuis longtemps et
depuis toujours libéré de toute propriété,
et il réalise la fonction fondamentale du guerillero, à savoir
penser le groupe et ainsi pouvoir guider son procès (…)".
On croit rêver lorsqu'une allemande prône la nécessité
et vante les qualités d'un guide. Cependant, ses écrits sont
d'une grande valeur anthropologique pour la description et le fonctionnement
du groupe clandestin. Elle montre bien le type de personnage du chef qui
certes est celui qui s'est le mieux expulsé de lui-même, mais
qui, ce faisant, a pris possession d'un nouvel organisme, plus vaste que
le sien propre, aux membres plus puissants. Son moi, bien qu'exproprié
ne peut y trouver que des satisfactions narcissiques. Il est loin d'être
dans la même position que les autres membres qui n'ont que l'action
à leur disposition pour éprouver la satisfaction et le sentiment
d'appartenir à l'organisme, eux ne pensent pas le groupe mais sont
pensés par lui et c'est leur volonté de cohésion totale
au groupe qui leu tient lieu d'âme.
Intéressant aussi le témoignage de Hans Joachim
Klein qui participa à l'action de Vienne en 1975 avec Carlos. Ancien
militant d'une gauche anarchisante, il se rend assez rapidement compte
que la clandestinité est une erreur. Il est écartelé
entre la légalité impuissante et la lutte armée qui
l'oblige à des actes qu'il réprouve. Des pages 237 à
244 de son livre "La mort mercenaire" il va jusqu'à dire franchement
qu'il ne croit plus à toute l'utopie que son idéologie ressasse
et il conclut en ces termes : "je suis fou ?, non, mon ego vient de me
pincer".
C'est donc bien en abandonnant ce moi que l'on peut devenir clandestin
et c'est en étant sollicité par lui que l'on a du mal à
le demeurer.
L'évolution de nos sociétés occidentales se fait
de façon inexorable, et dénoncée par tous, par plus
d'individualisme, plus d'égoïsme. Aucune loi, aucune volonté
humaine ne peut freiner un processus culturel endogène. Les lois
qui le régissent sont plus fortes et plus complexes, profondément
ancrées dans la nature de l'homme et dans son histoire, ce n'est
pas un décret qui les transformera.
Mais cet individualisme et cet égoïsme, qui va jusqu'à
l'effondrement de la famille, a sa contre partie positive dans l'augmentation
du sens critique vis à vis des phénomènes de groupes
ou de masses. Nous l'avons vu dans la confession de Hans Joachim Klein,
la rupture avec le groupe s'est faite par la récupération
de son ego et conjointement celle de son sens critique. D'une certaine
façon, on pourrait dire que le Je sert essentiellement à
dire non.
L'individu sent le besoin d'affirmer sa présence et sa personne
en disant : "moi je pense que", peu importe si ce qui suit cette formule
n'est que la redite de ce qui a été lu sur les colonnes d'un
quotidien de rencontre ou entendu sur les ondes. C'est de toutes façons
beaucoup plus que ce que peut produire l'ego rachitique de l'appartenance
au groupe qui n'est qu'action et qui en tant que telle ne fait qu'un avec
l'outil de cette action qui en l'occurence est une arme.
Levy-Bruhl était un anthropologue du début du siècle
qui s'est déconsidéré par l'utilisation qu'il faisait
des concepts de "primitif" et de "pré-logique". Cependant, la qualité
de son observation rend sa lecture toujours très riche d'enseignement
malgré les critiques. Dans un ouvrage qui s'appelle "l'âme
primitive" il annonce le but de sa recherche en ces termes : "je me proposais
d'y rechercher, à la lumière des résultats obtenus
dans de précédents travaux, quelles notions ils possèdent
de leur vie, de leur âme et de leur personne. L'examen des faits
m'a amené à reconnaître qu'ils n'en ont pas à
proprement parler de notion".
Si les premiers observateurs qui étaient des explorateurs ou
des missionnaires, prétendaient unanimement que les sauvages n'avaient
pas d'âme, c'est précisément parce qu'ils n'avaient
pas une conception de leur individu et de leur moi, semblable à
celle de ceux qui les observaient. Levy-Bruhl montre de façon assez
convaincante que ces primitifs se perçoivent comme une parcelle
d'un tout qui est le clan. S'il y a une âme, c'est celle du clan,
de même, le monde n'est pas perçu par le primitif tel que
nous le percevons nous. De la même façon, il n'y a pas à
proprement parler de propriété privée chez les primitifs,
le fruit de leurs activités, chasse, pêche, récolte,
élevage, cueillette revient d'abord au clan qui organise ensuite
la distribution sur des critères qui lui sont propres. Les possessions
du sujet sont ce qui est considéré comme ne faisant qu'un
avec lui, comme lui fait un avec le groupe. Ses vêtements, ses armes,
ses outils, son lit, parfois sa case ne sauraient être légués
après sa mort et sont, soit détruit rituellement, soit enterré
avec lui. Aucun homme de ces sociétés primitives ne peut
envisager d'avoir un destin individuel et c'est ce qui fait en grande partie
la stabilité de ces sociétés.
La morale régnant dans ces sociétés a surpris
plus d'un explorateur. Sauvage dans le langage courant veut dire cruel
et sans pitié et on l'oppose souvent à civilisé. En
fait, le "primitif" n'est pas structurellement en ontologiquement plus
cruel que le civilisé, mais son système de morale est impliqué
par la loi du groupe et la loi du groupe est très souvent dictée
par la pression du milieu. Ainsi, l'étranger au clan peut être
bien être considéré comme non humain et par conséquent
mangeable, ce qu'un certain nombre de missionnaire ont eu du mal à
digérer.
Dans un groupe de type "primitif", l'individu est pensé et transcendé
par le groupe, dans nos sociétés, l'individu pense la morale
du groupe. Il est persuadé qu'elle sort toute faite de sa raison,
qu'elle est immanente à sa structure d'humain.
C'est selon moi, la seule façon d'expliquer pourquoi, en l'absence
d'une pathologie mentale, des actes horribles à nos yeux peuvent
être commis en toute froideur. Ce n'est pas la rationalité
et la nécessité annoncée par les tracts qui permet
cette extinction morale, ce ne peut être qu'un changement de registre
culturel. Ce n'est pas le fait d'être communiste qui rend insensible,
c'est le fait d'être clandestin. Je dirais : on ne devient pas clandestin
parce qu'on est terroriste mais qu'on est terroriste en devenant clandestin.
C'est là que les écrits d'Ulrike Meinhof prennent tous
leur poids. En expulsant le moi hors de la place que notre culture occidentale
lui assignait depuis sa petite enfance, l'individu perd son individualité,
il devient membre du groupe et à ce titre il perd la capacité
de penser, il perd son sens critique, ce sens moral que nous croyons élémentaires,
fondamental ou inné et qui s'avère être le si fragile
résultat d'un patient apprentissage et de l'évolution des
sociétés.
Le fait que cela ne se passe pas sans problème est un signe
de validité de cette théorie.
Le clandestin va prendre appui sur son moi pour accomplir une action
qui vise à dissoudre ce moi. C'est ce que dit en toutes lettres
Ulrike Meinhof lorsqu'elle dit : "à partir, bien entendu du facteur
subjectif ; la décision d'entrer en lutte de chacun". A partir de
là, la "pensée" devient collective.
J'ai appelé cela "l'antinomique ego du clandestin" car c'est
une position intenable, aussi ridicule que celle de scier la branche sur
laquelle on est assis.
La clandestinité impose à ses participants une autophagie
de leur moi et ce moi peut leur rester plus ou moins sur l'estomac. En
période d'isolement, nous observons des réactions à
la Frérot, qui tente désespérement d'exorciser ses
bouffées d'individualisme par toutes les méthodes. Acte individualiste
par excellence, la confession lui sert à critiquer son individualisme.
Autant dire qu'il ne s'en sortira pas, il le sait et parle de la mort.
Nous avons vu dans une autre étude les traits névrotiques
obsessionnels et dépressifs que pouvait receler cette confession.
C'est également par une confession que Hans Joachim Klein retrouve
son esprit critique. Là, la méthode est adaptée, elle
lui permet de sortir du système clandestin groupal. Ce sont les
circonstances qui font de lui un clandestin solitaire par la suite.
Il est passé d'une position offensive à une position
défensive. Il est très intéressant de noter qu'il
a abandonné son arme à ce moment là. Cette arme était
bien l'outil d'un membre du groupe. N'étant plus membre d'un tel
groupe H.J. Klein rejette symboliquement et concrètement cette arme.
Vu sous l'angle de la clandestinité le phénomène
du terrorisme s'éclaire autrement. De questions sur l'individu,
c'est-à-dire en termes de psychologie, nous en sommes venus à
des termes de comportements concernant les groupes et il semblerait que
cela soit plus fécond. Espérons que ce chemin tracé
donne accès à des résultats plus concrets.
Références bibliographiques :
Divers textes d'Action Directe (communiqués, "résolutions
stratégiques" textes internes provenant du "groupe Olivier", etc.)
mara et les autres : des femmes et la lutte armée, Ida Faré
et Franca Spirito, Des femmes, Paris 1982.
Le voyage, Bernward Vesper, Hachette, Paris 1981.
"Mutinerie et autres textes", Ulrike Meinhof, Des femmes, Paris
1977.
"La mort mercenaire", Hans Johchim Klein, Seuil, Paris 1980.