A. Un pays difficilement gouvernable

Situation ethnique :

Le Nigeria, pays le plus peuplé d'Afrique, comprend entre 250 et 400 ethnies et tribus, parlant plus de 500 langues ou dialectes. Les 3 principales ethnies du pays (Haoussas-Fulanis dans le Nord ; Yorubas dans le Sud-Ouest et Ibos dans le Sud-Est) regroupent environ les trois-quarts de la population mais d'autres groupes sont aussi relativement importants (Ijaw, Itsekiris, Urhobos et Ogoni). Le pays est lui-même divisé en deux grandes zones : un Nord musulman et un sud animiste et chrétien. Mais ces deux pôles sont eux aussi parcourus par des sous-minorités importantes et une rivalité économique les opposent régulièrement.

Les Ibos (13% de la population) sont surtout installés dans les zones pétrolifères et recueillent une grande partie de la manne financière. Beaucoup sont ainsi de riches commerçants mais ont été marginalisés politiquement depuis les années 80. Les autres ethnies ont en effet en mémoire la sécession Ibo de 1967. Le lieutenant-colonel Emeka Ojukwu avait alors proclamé l'indépendance de l'Est du pays sous le nom de Biafra. La "guerre du Biafra" dura 3 ans et entraîna la mort de plus d'un million de personnes dont de nombreux civils. Certains observateurs craignent que si cette marginalisation politique se poursuit, de jeunes Ibos pourraient prendre les armes. Il existe ainsi le MASSOB (Movement for the Actualization of the Sovereign State Of Biafra, Mouvement pour la renaissance de l'État du Biafra), mouvement politique Ibo se proclamant non-violent mais trouvant inacceptable la proclamation de la charia dans le Nord.

Régulièrement, des conflits violents opposent les différentes minorités. En 1998 et 1999, plusieurs affrontements ont opposé les Yorubas et les Haoussas-Fulanis, notamment pour le contrôle des marchés et le partage des terres cultivables. Ainsi, en juillet 1999, des émeutes ont eu lieues à Shagamu (proche de Lagos, ville à majorité Yoruba) après la mort d'une Haoussa surprise à regarder une cérémonie religieuse Yoruba, normalement interdite aux étrangers. Ces émeutes ont entraîné un exode important d'Haoussas vers le Nord et des représailles contre les Yoruba installés à Kano. En novembre 1999, une dispute entre des marchands Haoussas et Yorubas pour le contrôle du marché local dégénère : plus de 100 morts. Il semble que ces évènements soient exploités et entretenus par d'anciens officiers Yorubas de l'Armée limogés par le Président Obasanjo.

Dans le delta du Niger, des heurts (là aussi entretenus par d'anciens officiers) ont également opposés d'autres minorités, notamment les Ijaw contre les Itsekiris et les Istekiris contre les Urhobos. Après des émeutes ayant provoqué plus de 200 morts, l'Armée a été déployée pour éviter d'autres affrontements et un plan de développement économique a été mis en place. Dans cette région, les violences sont aussi dirigées contre les compagnies pétrolières et plusieurs ONG dénoncent les atteintes aux Droits de l'Homme de la part des autorités. C'est dans cette région, le delta du Niger, que la situation est la plus tendue, due à la présence des compagnies pétrolières et au problème de la répartition de la manne financière. La situation des Ogonis est particulièrement critique : leur mouvement politique (le MOSOP, MOvement for the Survival of the Ogoni People) est sévèrement réprimé et plusieurs exécutions arbitraires ont été constatées. Le dirigeant de ce mouvement était l'écrivain Kenule Saro-Wiwa (lauréat en décembre 1994 du Prix Nobel "alternatif") dont la condamnation à mort puis la pendaison en octobre 1995 avaient entraîné une vive réaction internationale. La tension dans cette région s'est accrue en 1998 et 1999 : des jeunes Ijaws et Itsekiris s'en sont pris violemment aux compagnies pétrolières (prises d'otages, sabotages de pipelines, dégradations,...). En juillet 2000, des affrontements causaient la mort de 5 policiers et de 25 jeunes. Ceux-ci, armés, protestaient contre le détournement de fonds destinées au développement de la zone. Des cas d'enlèvements d'expatriés travaillant dans le secteur pétrolier ont aussi été recensés dans la région du Delta du Niger. Pour les autorités, il s'agirait plus d'actes relevant de motifs politiques que d'actes de droit commun95. En août 2000, 165 travailleurs (dont 20 expatriés) de la compagnie Shell sont retenus en otage pendant quelques jours par une soixantaine de jeunes armés dans le sud du Nigeria. Ces derniers entendaient une nouvelle fois protester contre la répartition de l'argent du pétrole. En avril 2001, une fusillade a opposé des jeunes Ogonis à la police à Port Harcourt. 3 jeunes ont été blessés et 5 arrêtés. Une semaine plus tôt, ces jeunes Ogonis avaient bloqué l'accès au complexe pétrolier pendant plusieurs heures pour réclamer des emplois.

D'autres ethnies moins importantes se sont également opposées, surtout pour des questions de partage de terres. Ainsi, en juin 1999, il y a eu 28 morts dans l'État de Taraba : les Tivs se sont affrontés aux Fulanis ; les Kutebs aux Jukuns et les Wurukum aux Fulanis. Un mois plus tard, dans l'État d'Anambra, 120 personnes sont tuées lors d'affrontements internes aux Ibos. En juillet et en août de la même année, des affrontements entre Ijaws et Ilajes dans l'État d'Ondo font près de 300 victimes. A la mi-octobre 2000, des affrontements entre Yorubas et Haoussas à Lagos ont fait officiellement plus de 100 morts, 200 blessés et plus de 20.000 personnes déplacées. Cette flambée de violence a suivi une tentative de renversement du gouverneur haoussa de Llorin par le "Congrès des Peuples Odua" (OPC, organisation radicale yoruba)96. Cette organisation a par la suite été interdite et son leader arrêté et inculpé de meurtres et détention d'armes. L'OPC était devenu, selon les autorités, un "Etat dans l'Etat" et ses milices patrouillaient régulièrement dans les bidonvilles, lynchant ou brûlant vifs les criminels supposés97. A Lagos, les yorubas, majoritaires, ont alors organisé une "chasse" aux haoussas, regroupés surtout dans les bidonvilles. En juin et juillet 2001, des affrontements entre les Tivs et une douzaine d'autres communautés de langue Haoussa ont fait entre 100 et 200 morts dans l'Etat de Nasarawa (centre du Nigeria). La Croix Rouge estime par ailleurs que près de 50.000 personnes ont fui cette zone pour échapper aux violences.

Le problème religieux :

Outre cette atomisation ethnique, le Nigeria connaît de graves troubles religieux entre un Nord en majorité musulman et un Sud chrétien et animiste. Il y aurait au Nigeria 45% de musulmans, 45% de chrétiens et 10% d'animistes (d'autres sources parlent d'une proportion de 43, 37 et 20%). Il existe également de nombreuses sectes au Nigeria. Ainsi en 1984, des milliers de morts avaient suivi l'insurrection des adeptes du Maitatsine, un prédicateur illuminé. Pour en finir avec cette secte proto-islamique, l'Aviation n'a pas hésité à raser un quartier de Kano alors qu'à Lagos plusieurs quartiers étaient encerclés et 6.000 personnes arrêtées.

Constitutionnellement pays laïc, le Nigeria est une République Fédérale de 36 États. Bien que les régimes militaires nigérians aient été dominés par des officiers musulmans du Nord, ceux-ci n'ont pas instauré la loi islamique et se sont même retirés de l'Organisation de la Conférence Islamique en août 199198. C'est en 1986, sous la dictature du Général Babangida, que le Nigeria s'était joint à l'O.C.I. tout en opérant un rapprochement avec la Libye du Colonel Kadhafi. Cette politique avait à l'époque été vivement contestée par les chrétiens et les animistes, notamment par l'Association des Chrétiens du Nigeria (CAN). Plus récemment, de nouvelles tensions sont apparues après la proclamation de la Charia le 27 octobre 1999 par l'État de Zamfara (Nord du pays). Cette proclamation concrétisait une tendance lourde se développant au nord du Nigeria : islamisation et arabisation se traduisant notamment par la destruction d'églises. D'autres États voisins ont suivi l'exemple du Zamfara et, après plusieurs hésitations (annonces reportées, annulation de l'instauration de la loi islamique,...), on compte, en mai 2001, 9 États ayant proclamé la Charia. L'application concrête a déjà commencé : des prostituées ont été battues à mort, des jeunes filles portant des jeans ont été lapidées, les bars vendant de l'alcool ferment,... Les chrétiens installés à Kano préfèrent de plus en plus rejoindre Abuja ou repartir chez eux, en pays Ibo. Les prostituées ont pratiquement disparu et les rares qui restent portent le voile. Seul recours pour les "fêtards" (alcool ou femmes) : la caserne de Kano où les militaires accueillent les chrétiens et animistes du sud ou les musulmans modérés qui fuient pour quelques heures la loi islamique99.

Les proclamations de la loi islamiques ont provoqué de nouvelles violences. En décembre 1999, 18 églises sont détruites à Ilorin (centre du pays). Le 21 février 2000, une manifestation chrétienne est attaquée à Kaduna : officiellement, on parle de 400 morts mais les observateurs évaluent les victimes à plus d'un millier. Quand les survivants arrivent dans le sud du pays, à Aba (delta du Niger, région Ibo), le 28 février, la population locale se déchaîne contre les commerçants musulmans. On relève près de 450 morts, tués à la machette ou brûlés vif. D'importants mouvements de population ont suivi ces nouveaux affrontements. En mars 2001, la proclamation de la loi islamique dans l'Etat du Gombe (Nord) a provoqué des affrontements entre chrétiens et islamistes au cours desquels des magasins ont été saccagés et une église et une mosquée, détruites. Certains observateurs craignent que l'instauration de la charia ne crée une partition de fait du pays et un éclatement de la Fédération ; d'autres jugent possible l'apparition d'une opposition armée avec risque de coup d'Etat100.

Principaux affrontements religieux

décembre 1980 : troubles religieux à Kano (4.117 morts)
mars 1984 : émeutes religieuses à Yola, dans le Nord-Est (1.000 morts)
avril 1985 : émeutes de musulmans dans le Nord-Est ; la répression fait plus de 10.000 morts
mars 1987 : heurts entre musulmans et chrétiens (15 morts)
avril 1991 : émeutes religieuses (200 morts)
mai 2000 : affrontements religieux à Kaduna (2.000 morts)

Instabilité politique :

Depuis l'indépendance accordée par la Grande-Bretagne en 1960, le Nigeria n'a connu que trois (courtes...) périodes d'administration civile : la Première République (1960-1966), la Seconde République (1979-1983) et le retour à la Démocratie à partir de juillet 1998 et les élections libres de février 1999. En 1966, deux coups d'État militaires consécutifs mettent fin à la plus grande démocratie africaine. Le Général Yakubu Gowon doit affronter alors la révolté biafraise. En 1975, le Général Gowon est destitué pour être revenu sur sa promesse de remettre le pouvoir aux civils. Le nouveau régime du Général Murtala Ramat Mohamed commence à mettre en place des réformes démocratiques mais en février 1976, il est tué lors d'une tentative de putsch de jeunes officiers. Son chef d'état-major, le Général Olusegun Obasanjo (qui avait reçu la reddition du Biafra en 1970), renonce au pouvoir en 1979 au profit du gouvernement de la seconde République civile.

En décembre 1983, l'Armée, estimant que le gouvernement ne parvient pas à lutter contre la corruption, prend le pouvoir (Général Mohammed Buhari nommé Président). En août 1985, nouveau putsch : le Général Ibrahim Babangida prend la tête du pays. En décembre, un nouveau complot militaire est déjoué. L'effondrement économique provoque une agitation populaire et des mouvements d'étudiants réclamant le réatblissement des activités politiques. Après les élections présidentielles de juin 1993 et malgré ses promesses, le Général Babangida annule les élections et, en novembre 1993, quitte le pouvoir au profit du Général Sani Abacha. Suite à l' "élection volée", des mouvements politiques émergent mais plusieurs vagues d'arrestations touchent les opposants. En mars 1995, nouvel échec d'un putsch (60 à 80 sous-officiers exécutés). Les sanctions internationales se multiplient et le Nigeria est exclu du Commonwealth. Après la mort du Général Abacha (victime sans doute d'un empoisonnement en juin 1998) et l'arrivée au pouvoir du Général Abdusalam Abubakar, des réformes sont progressivement mises en place. Le 27 février 1999, l'ancien Général Obasanjo est élu Président après avoir été au pouvoir entre 1976 et 1979, remis le pouvoir aux civils en 1979 et connu la prison sous le régime Abacha en 1995. Cette instabilité n'a pas permis au Nigeria de se créer une classe politique et un corps de hauts-fonctionnaires intègres.

Noms

Périodes

Type de Gouvernement

Fin de gouvernement

Nnamdi Azikiwe

1960-1966

Civil

Coup d'État

Johnson Aguiyi-Ironsi

1966

Militaire

Coup d'État

Takubu Gowon

1966-1975

Militaire

Coup d'État

Murtala Muhammed

1975-1976

Militaire

Assassiné

Olusegun Obasanjo

1976-1979

Militaire

Organise des élections et se retire

Shehu Shagari

1979-1983

Civil

Coup d'État

Muhammadu Buhari

1983-1985

Militaire

Coup d'État

Ibrahim Babangida

1985-1993

Militaire

Écarté

Ernest Shonekan

1993

Civil

Démissionné

Sani Abacha

1993-1998

Militaire

Mort en exercice

Abdulsalami Abubakar

1998-1999

Militaire

Organise des élections et se retire

Olusegun Obasanjo

1999-...

Civil

 

Les Droits de l'Homme :

Le régime du Général Sani Abacha a été particulièrement irrespectueux des Droits de l'Homme. Durant sa présidence, le Nigeria a été condamné et sanctionné par la communauté internationale : embargo total sur les ventes d'armes et refus de visas aux militaires et aux membres du régime. Les États-Unis ont également imposé un embargo sur ses liaisons aériennes avec le Nigeria. Plusieurs personnalités politiques ont été arrêtées et incarcérées dont le Général Olusegun Obasanjo (ancien Président de 1976 à 1979) ou Moshood Abiola (vainqueur des élections de 1993 dont les résultats furent annulés par l'Armée101). Plusieurs journalistes et militants des Droits de l'Homme ont également été arrêtés et condamnés par des tribunaux militaires, souvent pour "conspiration contre le gouvernement du Nigeria". En octobre 1995, plusieurs militants ogonis, dont l'écrivain Ken Saro-Wiwa, furent pendus à Port-Harcourt. Cet acte valut au pays son exclusion du Commonwealth, qu'il réintègrera en 1999. Un autre écrivain, le Prix Nobel Wole Soyinka, est placé sous surveillance en septembre 1994 mais parvient à quitter le pays pour la France en novembre.

Au début des années 80, le Nigeria avait la presse la plus importante et la plus libre du continent : 16 quotidiens et une vingtaine de stations de télévision. Les lois contre les "fausses nouvelles" et les "informations visant à ternir ou ridiculiser le gouvernement ou l'un de ses agents" ont permis aux autorités d'emprisonner de nombreux journalistes au cours des années 80. Le retour à la démocratie en 1999 a permis la création de 26 partis dont 9 ont un vrai poids politique. Une commission d'enquête sur les violations aux Droits de l'Homme ayant eu lieu entre janvier 1984 et mai 1999 a également été installée par le nouveau gouvernement.

 

 

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95 Information d'Europol

96 D'autres sources parlent d'une tentative de lynchage d'un Haoussa accusé de vol par une milice de l'OPC

97 Il existe d'autres milices comme les "Bakassi Boys" et celle de l'APC (Arewa People Congress).

98 Dans le même temps, le Nigeria annonçait le rétablissement des relations diplomatiques avec Israël. Quelques semaines plus tard, des émeutes, par des groupes réputés proches de milieux saoudiens, libyens et iraniens, éclatent dans la ville de Kano.

99 "L'Etat de Kano déchiré par la charia" - Le Figaro - 3 novembre 2000

100 "2001 Risk Map" - Control Risks Group

101 Abiola est mort en prison le 7 juillet 1998, officiellement d'une crise cardiaque. Les émeutes qui suivent cette annonce font près de 25 morts.