L'observation des statistiques officielles nous conduit à effectuer plusieurs remarques préalables à un examen plus approfondie de la géographie des violences urbaines.
- La délinquance n'est pas la même dans tous les départements français. Chaque région a ses propres spécificités criminelles et tous les citoyens ne sont pas égaux « devant la sécurité ». Ainsi, plus de 71 % des infractions sont commises dans les zones urbaines du ressort de la Police Nationale alors que 29 % sont constatées en zones rurales.
- Quatre régions58 (Ile-de-France, Nord-Pas-de-Calais, Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte d'Azur) concentrent plus de 50 % des crimes et délits de la France métropolitaine. L'Ile-de-France enregistre plus du quart des crimes et délits.
- Les dix départements qui enregistrent le plus de faits représentent 38 % des crimes et délits. Les coups et blessures volontaires, les destructions ou dégradations sont commis à plus des trois quarts dans les départements les plus urbanisés.
Si on s'attache aux analyses de 1994 de la Direction Centrale des Renseignements Généraux, l'Ile-de-France, avec 158 quartiers, soit 30 % des quartiers touchés, se classe au premier rang de la violence urbaine. La région P.A.C.A.59 arrive en 2ème position avec 79 quartiers, soit 15 % de l'ensemble. Sur la totalité des départements français, 2260 (dont tous ceux d'Ile-de-France) concentrent 92 % des incidents. Ce sont les départements les plus riches, les plus industrialisés et les plus peuplés. Le rapport du S.C.H.F.P.N. relevait d'ailleurs la concentration des violences urbaines dans huit départements qui totalisaient en 1994 plus de 3 200 incidents, soit 68 % de l'ensemble des faits constatés : ce sont les départements des deux couronnes parisiennes (sauf la Seine-et-Marne), le Rhône et la Seine-Maritime.
Dans une étude plus récente des Renseignements Généraux, 367 quartiers sont le théâtre quotidien de violences urbaines, 148 ont connu en 1996 les premières formes de violence contre l'autorité et 134 voient la police « ouvertement et régulièrement défiée ». Comme le souligne ce rapport, la nouveauté tient dans « l'extension du phénomène des violences juvéniles collectives qui atteignent désormais les quartiers de petites villes de province et les zones rurbaines ». En 1996, les départements les plus touchés sont le Nord, la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne, le Val-d'Oise, les Hauts-de-Seine, le Rhône, les Bouches-du-Rhône et les Yvelines.
Les quartiers dans lesquels les violences contre les policiers apparaissent relativement banalisés sont répartis dans 39 départements et 95 villes et sont au nombre de 132 : 23 dans la petite couronne parisienne, 32 dans la grande couronne, 19 dans « une troisième couronne parisienne » (départements du 10, 27, 28, 45, 60) et les 77 autres disséminés : Rhône, 8 quartiers - Nord, 7 quartiers - Seine-Maritime, 6 quartiers - Toulouse, 4 quartiers, etc. 96 autres quartiers sont le siège uniquement des premières formes de violences anti-institutionnelles alors que 440 autres ne connaissent « que » des violences entre jeunes ou des comportements provocateurs faisant figure de « jeux ».
En fait, la Section « Ville et banlieues » de la D.C.R.G.
remarque que le nombre de quartiers touchés par les violences urbaines
n'a pas tellement varié au cours des dernières années
malgré la hausse des incidents et leur extension territoriale. Ceci
serait expliqué par deux raisons :
- la rareté du nombre d'incidents dans les zones nouvellement
touchées, donc pas de classement du quartier sur l'échelle
de la violence urbaine et,
- l'exportation des comportements et des provocations.
Selon la D.C.S.P., qui rejoint l'analyse cartographique des R.G., ce sont les départements du Nord, de la Seine-Saint-Denis et du Rhône qui sont les plus exposés mais, celle-ci constate que la situation s'est étendue à d'autres départements moins urbanisés, tels que le Loir-et-Cher, l'Indre-et-Loire, l'Indre, l'Aube, l'Aisne, etc.
Compte tenu de ces différentes observations, une distinction doit être opérée entre la région Ile-de-France et le reste du territoire français.
D'après les statistiques officielles, Paris est le département numéro un quant à son taux de criminalité pour 1 000 habitants ; le Val-d'Oise 7ème ; la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne et les Hauts-de-Seine sont respectivement 11ème, 13ème et 15ème ; l'Essonne 16ème ; la Seine-et-Marne 17ème ; les Yvelines 19ème. Les départements de l'Ile-de-France se retrouvent donc dans le peloton de tête des départements les plus « criminels ».
Mais, si la capitale concentre le nombre de faits délictueux le plus important (en partie à cause d'une population élevée), elle est, en revanche, peu touchée par le phénomène des violences urbaines. Pour l'Inspecteur Général Olivier Foll61, cette situation est la conséquence d'une forte présence policière dans la capitale. Ainsi, les délinquants se déplaceraient peu à Paris par peur de se faire appréhender ou de quitter un territoire62 qu'ils connaissent et qu'ils « contrôlent ». Les seuls cas de violences urbaines parisiennes sont celles commises lors de manifestations étudiantes ou lycéennes. Dans ce cas, aux manifestants se mêle une frange de jeunes qui profitent de la manifestation et donc, de l'effet de masse, pour casser ou pour piller. On a pu constater que ces jeunes étaient pour la plupart issus des banlieues et des cités sensibles de la couronne parisienne63.
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À titre comparatif, dans le département du Calvados, département moyen par sa population (631 208 habitants), ont été répertoriés 632 CBV, 3 865 dégradations et 241 outrages.
En ce qui concerne les faits de violences urbaines, la Seine-Saint-Denis avec 672 incidents en 1994 demeure le département le plus sensible d'Ile-de-France. Ce département et le Val-de-Marne sont concernés, en 1994, pour 40 et 37 quartiers sur les 158 quartiers observés par les Renseignements Généraux. En 1996, le nombre de quartiers sensibles y est respectivement passé à 53 et 42.
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D'après le rapport du S.C.H.F.P.N., « 1994 restera l'année de l'explosion de la violence urbaine en Seine-Maritime où le climat ne cesse de se détériorer à Rouen comme au Havre ». Cette préoccupation pour le département de la Seine-Maritime nous a été confirmée par Ange Mancini, Lucienne Bui-Trong et Roland Roussel,66 qui voient dans la multiplicité des incidents une dégradation progressive du climat dans les communes de ce département.
Toujours selon ce même rapport, il semble que l'extension de la violence urbaine affecte, par contagion, selon un effet de « tâche d'huile », des quartiers voisins de ceux où elle est déjà enracinée. Parfois, « l'épidémie de violence urbaine progresse par saut pour venir secouer des quartiers ou des villes jusqu'alors épargnés par des scènes de pillage ou d'émeutes ». De même, des flambées de violence ont aussi récemment secoué des quartiers que l'on croyait jusqu'ici à l'abri.
Cette constatation relative à l'extension du phénomène se retrouve dans la plupart des propos tenus par nos interlocuteurs. Si certains contestent l'augmentation du nombre des actes de violences urbaines, tous notent une diffusion du phénomène et un phagocytage progressif de certains quartiers.
Un fait nouveau est également apparu ces deux dernières années, à savoir le « transport » des violences urbaines, ou plutôt de leurs auteurs, vers des lieux non urbanisés qui multiplient leur population résidante par quatre, voire par six ou sept, durant certaines périodes de l'année. Ainsi, lors des vacances scolaires, des stations balnéaires ou des stations de sport d'hiver sont confrontées à une augmentation des incidents (bagarres, vols, dégradations, etc.) commis par des adolescents venus des cités sensibles par le biais des dispositifs de départ en vacances mis en place, soit par l'État (opérations Ville-Vie-Vacances ou V.V.V.), soit par les communes67. Cette violence urbaine estivale ou hivernale - qui n'a d'urbaine que le fait qu'elle soit commise par des « jeunes urbains » - dans les lieux de vacance a incité, en 1995, le Gouvernement a envoyer à chaque Préfet une circulaire les invitant, d'une part, à veiller à la bonne organisation des séjours V.V.V., et d'autre part, à informer leurs homologues des zones de vacances de l'arrivée de groupes. Cette circulaire du Premier Ministre a été suivie d'une autre recommandation adressée aux maires de communes touristiques les incitant à « envisager des dispositions adaptées en matière d'accueil et d'animation ». En fait, si les incidents qui égrènent les vacances scolaires ne sont pas tous l'apanage des jeunes de banlieue, ou tout du moins de ceux qui partent par l'intermédiaire d'organismes publics, il semble néanmoins que les jeunes des cités sensibles exportent le mode de vie « normal » de leur cité (attroupements, insultes, cris, bagarres, etc.) dans leur lieu de villégiature. La « cité de Sarcelles » est alors recréée au sein du camping du Cap-d'Adge ou de l'hôtel d'une station de ski68. Cet effet de déplacement de la criminalité est de plus en plus courant. Il se déroule tout aussi bien dans l'espace que dans le temps.
Un article du quotidien « Le Parisien »69 raconte les problèmes rencontrés par la station balnéaire d'Argelès-sur-Mer : « Été 1994 et 1995, le début de phénomène. Les bandes déferlent des banlieues, en train, en voiture ». Le capitaine de Gendarmerie explique: « On a eu droit aux cocktails molotov dans les rues. Les bandes s'affrontent au couteau, c'est Aubervilliers contre La Courneuve. En fait, c'est comme si les villes se débarrassaient de leur délinquance en nous l'envoyant ». En été, la délinquance dans cette commune est multipliée par dix...
Cette exportation des comportements « asociaux » de certains
jeunes nous conduit tout logiquement à nous demander si les auteurs
de violences urbaines peuvent faire l'objet d'un descriptif susceptible
de faire apparaître un profil de l'auteur de violences urbaines.
58 Sur 22 régions métropolitaines.
59 Provence-Alpes-Côte d'Azur.
60 Alpes-Maritimes, Bouches du Rhône,
Eure-et-Loire, Haute-Garonne, Isère, Loire, Marne, Nord, Oise, Pyrénées-Atlantiques,
Haut-Rhin, Rhône, Seine-Maritime, Seine-et-Marne, Somme, Var, Essonne,
Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne, Val d'Oise, Yvelines.
61 Monsieur Olivier Foll est Inspecteur Général
de la Police Nationale. Il a été, de 1995 à juin 1997,
Directeur de la Police Judiciaire de Paris. Il est également l'auteur
d'un rapport sur la sécurité dans les quartiers difficiles
: « La sécurité dans les quartiers difficiles »,
octobre 1995.
62 Voir le paragraphe sur la notion de territoire
p.75
63 Même s'il faut préciser que
d'autres jeunes manifestants (issus de tous milieux) profitent, dans un
second temps, des possibilités de pillage sans risques qui leur
sont offertes. Dans le même ordre d'idée, notons que les affrontements
avec les forces de l'ordre sont souvent le fait, outre des jeunes issus
des cités difficiles, de jeunes adhérents à des idées
révolutionnaires ou à des mouvements anarchistes hostiles
à la police.
64 Coups et Blessures Volontaires
65 Note des Renseignements Généraux.
66 Monsieur Roland Roussel, Contrôleur
Général de la Police Nationale, a été Chef
du Service Central des Compagnies Républicaines de Sécurité
de janvier 1997 à septembre 1997.
67 Voir un article du journal « Le Monde
» du mardi 2 juillet 1996 intitulé « Des stations balnéaires
veulent se prémunir contre les jeunes de banlieue ».
68 Vérification empirique effectuée
par l'auteur.
69 Journal « Le Parisien », mardi
22 juillet 1997, p.8. Cf. annexe.