§1 Un impératif : le financement de la « cause »

Il convient tout d'abord de noter que cet impératif financier n'est pas propre à l'islamisme activiste. Il est présent pour toutes les formations combattantes, et ce de tous temps. Par exemple, une organisation comme la Fraction Armée Rouge pratiquait déjà, pour se procurer des fonds, le « hold-up politique »16. Même si la base idéologique était forte, il n'empêche que le lien avec des activités criminelles de droit commun existait. Ce mélange des genres n'est donc pas nouveau. Cependant, aujourd'hui, et en particulier avec l'activisme islamiste, il tend à devenir la règle.

Nous allons d'abord nous pencher sur les moyens de financement illégaux (1) avant de voir que le poids de l'idéologie islamiste est variable selon les acteurs (2).

Nous n'avons pas ici pour ambition d'être exhaustifs. En effet, ces moyens ne sont limités que par l'imagination des protagonistes. Cependant, quelques trafics et méthodes semblent être très répandus. C'est ainsi que nous verrons les trafics de stupéfiants (a), de voitures (b) mais aussi les braquages (c). Enfin, nous étudierons le cas particulier d'un trafic de faux parfums (d).

Cette méthode n'est pas nouvelle puisqu'elle a été mise en place, à grande échelle, par le Front Islamique du Salut (FIS) algérien dans la première moitié des années 90.

Ceci concerne d'abord le haschisch. Un rapport des services de renseignements français, cité par David Pujadas17, décrit les divers aspects de ce trafic : « Le FIS n'a pas hésité à mettre sur pied un vaste trafic de haschisch, acheté principalement au Maroc et entreposé, dans un premier temps, en Algérie. Ensuite, la drogue est acheminée vers la France, l'Europe et même les pays de l'Est, soit par voie maritime, soit par voie terrestre. Des centaines de volontaires se chargent de son transport et beaucoup ont été interpellés par les services de police des pays qu'ils traversent. Lorsque les itinéraires pratiqués sont découverts, les programmes sont automatiquement changés. Le haschisch est livré aux gros bonnets de la drogue européens, complices enchantés du Front islamique, qui lui fournissent ainsi des sommes conséquentes. Celles-ci sont alors regroupées soit à Paris, soit à Londres ».

Sous l'impulsion du GIA, les filières haschisch vont être doublées par des filières héroïne. Ainsi, le 21 mars 1994, la police française démantèle à Lille un réseau qui écoule de l'héroïne en provenance d'Amsterdam. Les perquisitions mettent à jour un stock de faux papiers algériens. Les aveux d'un membre du réseau viendront confirmer l'imbrication entre GIA et trafic d'héroïne.

Au-delà de ces données « stratégiques », les processus en place dans les banlieues françaises sont riches d'enseignements. Le phénomène des « chasses aux dealers » est remarquable. Au départ cantonné aux banlieues de l'ouest parisien, ce phénomène s'est étendu à l'ensemble de la France (avec des points clés comme Lyon et Marseille).
Au nom de l'islam et d'un retour à la morale, une bande s'organise pour « chasser » les dealers du quartier ou de la cité et ainsi « sortir les jeunes de la spirale infernale de la drogue ». Il faut reconnaître que les pouvoirs publics locaux et certains membres des forces de l'ordre ont vu d'un bon _il cette « croisade civique »18.
Cependant, la réalité n'est pas si simple. En effet, le but n'est pas d'arrêter le trafic de stupéfiants mais bel et bien de prendre le contrôle du marché qui est confié à un dealer choisi par les islamistes, ce dernier reversant une part de ses bénéfices selon les règles du « butin » inscrites dans le Coran (sourate 8 intitulée « le butin », verset 42, 1/5 des bénéfices doit être reversé à la « cause »). En fait, la démarche est une démarche « protectionniste » des dealers « élus ». Ensemble, ils défendent leur zone d'influence économique et idéologique.

Ce schéma fonctionne parfaitement en matière de haschisch. La question des drogues dures (notamment l'héroïne) est plus complexe. Parfois, ce processus a pleinement fonctionné. Cependant, il existe des cas où cette « chasse » s'est révélée plus « sincère ». Ainsi, depuis quelques années, à la cité des Indes (Sartrouville, Yvelines), on ne trouve plus d'héroïne. La chasse aux dealers a réellement porté ses fruits et le marché n'a pas été capté. Les toxicomanes sont donc contraints d'aller se fournir à l'extérieur19.

Le trafic de voiture volées est plus méconnu mais assez important tout de même. D'une part, il est à coupler avec d'autres trafics, armes plus particulièrement, comme nous le montre le dossier « Mamache ». D'autre part, il peut s'avérer être à l'origine de ressources financières importantes. Là encore, cela n'a pas échappé aux maquisards algériens qui ont rapidement organisé des filières.

Les voitures sont volées en France ou en Europe puis elles sont achetées par les responsables locaux des groupes armés au quart ou au tiers de leur valeur marchande à ceux qui les ont « récupérées ». Les vendeurs doivent conduire les véhicules négociés tantôt à Marseille, tantôt à la frontière algéro-marocaine où les paiements s'effectuent. Ensuite, les véhicules sont pris en charge par des militants grâce à l'évidente complicité de quelques agents des douanes et de la police (seule cette complicité peut expliquer le volume de ce trafic). Le prix de vente pratiqué localement correspond à la valeur marchande réelle de l'engin. Ceci donne une idée des bénéfices réalisés (à chaque fois entre 66 et 75% de la valeur du véhicule).
Dans le cadre de l'affaire « Mamache », les voitures étaient essentiellement volées en Suisse. Elles étaient ensuite amenées à Marseille avant de partir pour l'Algérie. A noter dans ce cas précis que les véhicules servaient également à faire entrer clandestinement des armes en territoire algérien.

Les braquages sont des opérations relativement lucratives. Cependant, ils nécessitent un minimum de préparation et de savoir-faire.

Les membres du « réseau de Marrakech » ont ainsi participé à des braquages (bijouterie, poissonnerie, boucherie) qui ont rapporté plus de 150 000 EUR. Ces opérations servaient de mise à l'épreuve, de préparation aux actions violentes mais aussi de « gagne-pain ».

Quoiqu'il en soit l'affaire du « gang de Roubaix » reste l'exemple majeur en la matière. Il met en avant une difficulté rencontrée par nos services de police, à savoir l'identification réelle de la menace. Il est difficile de distinguer le braquage de droit commun, uniquement fondé sur l'attrait des gains, des braquages à fondement idéologique. La réaction des acteurs sera pourtant très différente selon le cas. Ainsi, quatre membres du gang de Roubaix (Saad Elaihar, Nuri Altinkaynak, Amar Djouina et Rachid Souimdi), à la différence de braqueurs « traditionnels », préfèreront mourir plutôt que de se rendre lors de l'assaut des forces de l'ordre.

Chronologie des opérations menées par le « gang de Roubaix » :

- 3 février 1996 : trois individus masqués et armés se font remettre la caisse du magasin « Aldi » de Lomme (Nord). Ils tentent, sans réussite, la même opération une heure plus tard au magasin « Aldi » d'Haubourdin (Nord).

- 7 février 1996 : même mode opératoire dans un magasin « Lidl » d'Auchy-les-Mines (Pas-de-Calais).

- 8 février 1996 : faits similaires dans un magasin « Aldi » d'Auchy-les-Mines (Pas-de-Calais). Au même moment, quatre hommes armés et cagoulés dérobent le contenu de la caisse du magasin « Aldi » de Croix (Nord).
- 25 mars 1996 : un groupe de huit hommes cagoulés attaquent à l'arme automatique, au lance-roquettes et à la grenade, un fourgon de la « Brink's » sur le parking du centre commercial « Auchan » de Leers (Nord). L'attaque est un échec mais un convoyeur est grièvement blessé.

Il faut attendre la découverte, le 28 mars 1996, d'une bombe constituée de trois bouteilles de gaz de 13 kg dissimulée dans une voiture stationnée devant le commissariat de Police de Lille à l'avant-veille de la tenue du sommet du « G7 » ainsi que l'assaut évoqué précédemment pour comprendre que ce groupe ne relève pas seulement de la criminalité de droit commun.

Pour les services spécialisés, ces braquages avaient une forte base idéologique et une grande partie des gains ne servaient pas les intérêts personnels des auteurs mais bel et bien la « cause islamiste »20.

Les braquages supposent une action violente, du moins menaçante, et ponctuelle. Cependant, il ne faut pas oublier le racket, forme de braquage plus ou moins en douceur. L'impôt révolutionnaire, la fitra, concerne les entreprises et les commerçants musulmans. Dans certains quartiers, des équipes se sont constituées pour la prélever. Les islamistes affirment qu'il s'agit d'une démarche volontaire des commerçants mais il est permis de douter de la réalité de ces allégations.
Les sommes ainsi prélevées sont estimées à plusieurs dizaines de milliers d'euros par mois, sur la seule région parisienne.

Les contrefaçons en tout genre sont également une source de financement importante. Ainsi, la présence de contrefaçons de vêtements (Lacoste particulièrement) était courante dans certaines boutiques de la rue Jean-Pierre Timbaud (Paris, 11ème). Cette pratique semble être en voie de disparition (ou alors elle se fait de façon plus discrète).

Néanmoins, les vêtements ne sont pas les seuls visés. Nous avons ainsi pu observer au cours de notre enquête de terrain un trafic de faux parfums, vendus à la sortie de la mosquée de Levallois Perret.

Ces parfums, vendus sous forme de fioles de 3 ml, reprennent les plus grands noms :

En plus du prestige de la marque, un autre argument est avancé pour les plus réticents : ces parfums sont hallal car sans alcool (ce qui est, en l'espèce, totalement faux).

Deux éléments sont intéressants dans ce cas précis. D'une part, le volume financier n'est pas négligeable. Chaque dose est vendue 3 EUR (c'est à dire bien au-dessus du prix du marché). Or au moins 110 doses sont vendues après chaque office, soit plus de 300 EUR et ce, plusieurs fois par semaine. Tout cela sur un seul lieu de prière.
D'autre part, l'origine des produits est intéressante. Nous n'avons aucune certitude, seulement de fortes présomptions. Après analyse de trois échantillons, il ressort que ces produits semblent provenir de stocks d'une filière de contrefaçons de ce type démantelée il y a plus d'un an dans l'ouest parisien21. Il serait intéressant de savoir comment ce stock à pu arriver dans ce circuit particulier des lieux de prière.

Enfin, il est à noter que ce commerce avait un impact très fort auprès des jeunes fidèles. Ceux-ci attendaient avec impatience la fin de la khotba pour aller se fournir. Souvent le stand faisait l'objet de bousculades très importantes.

Si toutes ces ressources convergent vers un même point, la cause jihadiste, les acteurs ne sont pas tous motivés de la même façon. L'impact de l'idéologie islamiste dans ces schémas n'est pas uniforme.

On peut ici distinguer trois processus :

Ces deux schémas se complètent bien.

Il faut donc bien insister sur le fait que les acteurs du financement de la cause islamiste ne sont pas tous mués par les mêmes intérêts. Ils ne font pas tous preuve de la même motivation. Cet élément peut s'avérer très utile dans le cadre de la lutte contre les réseaux terroristes.

 

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16 « Techniques du terrorisme », Jean-Luc Marret, PUF, 2000.

17 « La tentation du jihad », David Pujadas et Ahmed Salam, JC Lattès, 1995.

18 SPA.

19 SPA.

20 SPA.

21 SPA.