§3 Le cadre d'écoute

Les messages radicaux véhiculés par certains courants ou certains individus ne sont pas en eux-mêmes « criminels » (en dehors des cas prévus à l'article 24 sur la provocation aux infractions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse). Par contre, ils peuvent devenir de véritables précurseurs en fonction du contexte dans lequel ils sont prononcés. En parlant de contexte, on entend l'état d'esprit de l'auditoire. Finalement, on pourrait dire qu'un message est plus ou moins dangereux en fonction de l'écoute et de la perception du public.

C'est dans cette perspective que le mouvement d'islamisation radicale des banlieues nous semble dangereux et préoccupant.

Il faut tout d'abord signaler qu'une étude sociologique sur les motivations des fidèles serait nécessaire. Nous n'avons ni les éléments ni les capacités pour réaliser une telle entreprise. Cependant, nous allons tenter de relever quelques points qui nous semblent intéressants.

Avant tout, un bref retour historique s'avère nécessaire. La religion musulmane est arrivée en France avec les immigrés issus des trois pays du Maghreb, et plus particulièrement d'Algérie, pendant la première guerre mondiale. Cette population n'a cessé de croître (de façon non linéaire) pour des raisons économiques jusqu'au début des années 70. Jusque là, l'immigration était une immigration transitoire : l'immigré avait vocation à repartir au bout d'un certain temps. Il n'était pas vraiment question d'intégration.
Le passage à une immigration durable est le fruit de la conjonction de deux éléments : d'une part, le premier choc pétrolier qui a considérablement atténué le besoin de main d'_uvre étrangère et d'autre part, le regroupement familial et l'arrivée des familles dans la seconde moitié des années 70.
C'est dans ce cadre que le concept d'intégration prend toute son importance.

Ce passage à une immigration durable s'accompagne d'une affirmation identitaire. Le retour au pays devenant illusoire, on cherche à affirmer ses différences et ses particularismes. On assiste alors à ce que Gilles Kepel appelle « le développement de l'islam comme facteur de conscience communautaire ».

Cette problématique est à croiser avec les difficultés sociales rencontrées. Les cités ghettos sont une réalité. Beaucoup de jeunes n'ont que peu de perspectives d'avenir.
Il faut ajouter à cela une déformation de la cellule familiale : le père est moins présent et c'est la s_ur qui réussit le mieux. Tout cela conduit à une perte de repère pour certains jeunes. Ainsi, toute une frange de la population de nos banlieues se trouve fragilisée.

C'est là que la dynamique de l'islamisme radical intervient. Elle s'inscrit dans un processus de recherche identitaire.
Comme nous le disait Antoine Sfeir lors d'un entretien, « l'imam est souvent la première forme d'autorité rencontrée et acceptée ». En effet, nous sommes proches d'un fonctionnement sectaire. L'aura de l'individu, son charisme et son parcours (par exemple les voyages au Moyen-Orient) en font un « gourou » pour ces jeunes.

Le recours à l'islam permet aussi de s'affirmer en tant que groupe, « en tant que minorité musulmane définitivement installée » pour reprendre les termes d'une étude de l'IHESI intitulée « l'islam à l'école »14.

Si l'on ajoute à cette « affirmation » la composante « victimisation » du peuple musulman, on comprend pourquoi le « toujours plus » en matière d'islam est devenu la règle.
Les populations fragilisées font de l'islam leur « bouée de secours ». Pour mieux s'affirmer, on va vers un islam plus revendicatif et plus radical. L'islamisme radical apporte des réponses qui peuvent alors séduire certains individus. Le cas Kelkal illustre bien ce processus15. Le jeune homme en perte de repères, fragilisé, a été « endoctriné ». Il a ensuite basculé dans l'activisme.

Il est d'ailleurs intéressant de noter que les islamistes activistes issus de nos banlieues n'ont qu'une connaissance modérée, voir quasiment nulle, du fait religieux.

En conclusion, on peut dire que la diffusion de messages radicaux peut faire beaucoup de dégâts chez certains individus plus fragiles que les autres. Les dérives individuelles et les passages à l'action violente ne sont pas systématiques mais elles peuvent exister. Il convient donc de porter une attention particulière aux idées véhiculées dans nos banlieues par l'islamisme radical.

 

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14 « Chez les jeunes, l'islam est plus un moyen de s'affirmer qu'une conviction religieuse d'après une étude de l'Ihesi », Le Monde, 11 mai 2002.

15 « Moi, Khaled Kelkal », interview du 3 octobre 1992 réalisée par Dietmar Loch, publiée dans Le Monde du 7 octobre 1995.