TROISIEME PARTIE CONCLUSION

Ce tableau malgré tout assez lacunaire des formes non directement violentes de la criminalité laisse apparaître un champ effrayant. Comment toutes les polices de tous les pays ne se consacreraient-elles pas toutes leurs forces à la traquer, à la poursuivre dans ses derniers retranchements, à l'exterminer ?

A cela, deux explications.

1/ La première est classique : les intérêts en jeu sont trop impliqués au c_ur des États et des entreprises, pour lesquels ils constituent des enjeux de pouvoir et de richesse considérables.

Pour les États d'abord. Qu'on songe à ce que peut représenter, pour ce qui est de la main d'_uvre clandestine par exemple, l'existence d'une forte communauté implantée à l'étranger : un relais d'opinion, une source d'approvisionnement en devises au profit direct de l'économie nationale (les « mandats » envoyés à la famille restée au pays), une soupape de sécurité en termes démographiques et sociaux, un partage du fardeau de la formation générale et professionnelle, plus quelques autres avantages moins avouables, comme celui de se débarrasser d'opposants. Quel intérêt y aurait-il par suite à s'y opposer, sauf dans ce cadre très particulier que pouvaient constituer les anciens pays communistes ? Quant au trafic de drogue, le plus sordide qui soit, il apporte de l'argent dans les cités et joue un rôle paradoxal de stabilisateur social : le deal s'accommode mal de troubles quotidiens qui amènent la police là où on préfèrerait ne pas la voir...

Pour les entreprises ensuite, pour les raisons qu'on a dites supra page 69. Sauf la contrefaçon, qui tue la production du luxe notamment, les autres techniques apportent la souplesse indispensable au fonctionnement concurrentiel des entreprises. L'économie britannique, dont chacun vante la bonne santé et le dynamisme, s'accommode fort bien des clandestins qui fournissent l'appoint de main d'_uvre à bas prix dont elle a besoin. Ceci n'est pas, en soi, condamnable. Ce qui l'est est l'exploitation des hommes par les passeurs.

2/ Une seconde explication est un peu moins classique, et pourrait passer pour cynique. On l'a entrevue. Elle tient au fait que la grande criminalité organisée a besoin d'une délinquance voyante, violente, perturbante, omniprésente.

Les bandes des cités accaparent les forces de l'ordre. Plus celles-ci seront nombreuses, plus la grande criminalité organisée suscitera des malfrats bien méchants pour les « occuper » à leur donner la chasse, ce qui libère d'autant le terrain pour le vrai business, celui de l'aristocratie délinquante. Le terrorisme a au demeurant les mêmes intérêts.

Les terroristes du 11 septembre étaient des jeunes gens parfaitement calmes, bien intégrés dans la société, souvent brillants sur le plan universitaire, de milieu aisé, occidentalisés. Personne ne les remarquait, ils étaient si discrets, si consciencieux à la faculté. Pas comme ces voyous qui taguent les murs, crachent par terre, ne font rien le jour et font du bruit la nuit, importunent les filles, fraudent dans le métro, sèment le désordre et la terreur au collège, volent les auto-radios, brûlent les voitures et braquent les épiciers.

Il faut bien voir que les délinquants violents, qui pratiquent une délinquance visible, accaparante, omniprésente ont comme rôle de saturer les forces de l'ordre comme des leurres électro-magnétiques saturent des défenses anti-aériennes. Ils font diversion, si on peut se permettre cette expression dans des circonstances où la diversion consiste en des « tournantes », en des assassinats ou en des rixes sanglantes entre bandes.

Il n'y a pas à l'égard de la grande criminalité organisée la même pression démocratique sur les autorités politiques pour mettre fin à des agissements qui, tout bien considéré, ne troublent pas l'ordre public au sens courant du terme qu'à l'égard de voyous qui font de l'univers quotidien un champ d'affrontement et de dangers personnels qui mettent en jeu la sécurité des hommes et des biens.

Un mafieux truque-t-il des marchés publics, vend-il des antibiotiques à base de poudre de Perlimpimpin ou des plaquettes de freins en métal à ferrer les ânes en Afrique, fraude-t-il l'Union européenne, met-il des filles sur le trottoir ? La belle affaire ! Le citoyen ne se sent guère concerné et ce n'est pas là dessus qu'il interpellera les hommes politiques, mais sur leurs capacités à empêcher les appartements d'être cambriolés, les voitures d'être vandalisées, les filles d'être violées, les épiciers d'être braqués.

On voit donc se dessiner une alliance objective entre grande criminalité organisée et criminalité ou délinquance ordinaire. Cette alliance objective n'est sans doute pas explicitée de façon politique ; elle ne constituait peut-être pas un objectif primaire originaire de la stratégie mafieuse. Mais elle n'est pas fortuite et la grande criminalité organisée ne peut manquer d'y trouver son compte et elle l'aura assurément intégrée à sa stratégie d'aujourd'hui.

Qu'on ne se méprenne pas toutefois : ces propos ne visent aucunement à justifier une politique qui viserait à consacrer tout la puissance de feu policière à la grande criminalité organisée et négligerait corrélativement, au nom de la répression des grands seigneurs non violents de la criminalité en col blanc, celle infiniment perturbante des voyous et des malfaiteurs ordinaires, faisant ainsi peu de cas de la tranquillité et la salubrité publiques.

Nous plaiderions au contraire pour une spécialisation accrue des forces de police, un renforcement des synergies (le mot est à la mode) entre services pour mettre en évidence les liens qui unissent ces formes, violentes ou non, de troubles à la paix et à la sécurité, et pour une implication plus forte aux politiques de sécurité de la part des élus locaux, qui devraient sans doute voir leurs pouvoirs de police mieux affirmés et renforcés. Il faut aussi et surtout des entreprises, car c'est dans les failles et les rigidités du monde économique que prospère la grande criminalité organisée. La possibilité qu'offre désormais le code pénal français de poursuivre et condamner des personnes morales est une chose excellente qui devrait être exploitée de façon systématique, après toutefois qu'un renforcement considérable des sanctions qui leur sont applicables sera venu rendre efficace cette bonne intention.

Mais, au delà de ces considérations sur les politiques de production de sécurité, comme on dit à l'IHESI, il convient de bien percevoir que la grande criminalité organisée, invisible à l'_il nu du citoyen, constitue en fait une menace de nature stratégique, bien que non militaire, pour les États comme pour les entreprises.

Pour les États, le risque peut apparaître modéré dans un pays politiquement, moralement et économiquement solide comme la France. Mais son environnement de sécurité n'est pas constitué que d'États anciens, solides, démocratiques et vertueux. Qui a essayé de mesurer le poids de la grande criminalité organisée dans les délabrements des PECO, en particulier des Balkans ou en Afrique ?

Pour les entreprises, c'est une forme de domination et d'organisation des marchés qui est en jeu. Elles y jouent leur crédibilité dans un monde où les exigences éthiques commencent à apparaître dans les processus de normalisation, dont on sait qu'ils deviennent désormais des éléments majeurs d'appréciation économique. C'est désormais une dimension qu'on ne peut plus négliger. L'irruption (déjà ancienne) des organisations criminelles transnationales dans les circuits de production et de distribution des biens et désormais, de plus en plus, dans ceux des capitaux et des services les obligera à réfléchir à leurs responsabilités et à élaborer, à l'égard de la grande criminalité organisée, une véritable stratégie de dissuasion.

Page précédente | Sommaire | Page suivante