II-5 Conclusions sur les trafics de stupéfiants

Le trafic des stupéfiants, au sens large, présente au regard des formes non violentes de la grande criminalité organisée, une quadruple caractéristique :

- c'est un trafic mondial : il ne faut pas se laisser abuser par l'origine des flux située, le plus souvent, dans ce qu'il est convenu d'appeler le Tiers-Monde. Qui dit drogue pense Colombie, Thaïlande, Afghanistan, parfois Mexique, Liban. Parfois aussi Pays-Bas. Jamais États-Unis, France, Japon, Corée, Russie. Pourtant les drogues de synthèse (ecstasy, amphétamines) n'ont pas besoin de matière-base comme l'héroïne ou la cocaïne. Elles peuvent être produites n'importe où, et le plus souvent sont élaborées dans des pays économiquement, techniquement, politiquement, judiciairement développés. Mais surtout plus encore que la production, la distribution et la consommation sont désormais des phénomènes généralisés : pays industrialisés du G8 comme pays émergents, continent africain dans son ensemble, tous sont touchés, parfois à mort. Le PNUCID estimait en 1998 à 210 millions (au moins) le nombre de toxicomanes dans le monde113. L'estimation de l'ONU pour 1999 arrivait pour sa part au chiffre de 440 millions environ, tous produits d'addiction confondus114. Trois ans après, ce chiffre atteindrait peut-être entre 550 et 600 millions (sur la base d'un accroissement annuel de l'ordre de 10%), d'autant que les prix de détail marquent une tendance continue à la baisse, plus ou moins forte selon les produits et les lieux, mais qui suffit cependant à solvabiliser une part croissante de la clientèle potentielle ;
- c'est un trafic de rentabilité immédiate : à la différence d'autres activités qui ne permettent un retour sur investissements qu'après un délai assez long, la drogue a une valeur ajoutée telle que les profits sont faramineux en un laps de temps très court, compte tenu d'une part d'un marché en expansion continue et peu sensible aux aléas de conjoncture et, d'autre part, de coûts de production de plus en plus bas. Par suite, elle est fortement attractive, même pour des organisations qui, telles Cosa Nostra, étaient au départ réservées, pour ne pas dire éthiquement hostiles à ce trafic. Revers de la médaille, ces fortunes ultra-rapides induisent une concurrence féroce. Tous les coups sont permis aux niveaux les plus élevés. La violence extrême y est donc la règle entre rivaux nombreux, déterminés et surarmés, d'autant plus dangereux qu'ils sont novices dans le crime. Les engagements quasi militaires à tous les niveaux, même et surtout les plus bas, sont permanents, et ce d'autant plus que :
- c'est un trafic multidisciplinaire : à la différence de formes très techniques de criminalité (voir infra le chapitre IV : le pillage des marchés publics), une multitude de personnages aux spécialités diverses y interviennent. Rien de commun entre le paysan colombien ou afghan cultivant qui son champ de coca, qui son lopin de pavot, et l'ingénieur chimiste de haut niveau technique qui transforme la matière première en cocaïne ou en héroïne-base, qui déploie des trésors d'inventivité pour la rendre indécelable aux tests (Narcotest) ou au flair des chiens115 ou l'informaticien qui met au point les réseaux virtuels et en assure la sécurité. Rien de commun non plus entre le dealer de rue ou le « mulet » artisanal qui, parfois au péril de sa vie116, transporte du demi-gros dans une valise à double fond entre Tanger, Sarajevo ou Izmir et Valenciennes, Périgueux ou Mulhouse pour payer son voyage, et le camionneur irlandais117 qui véhicule entre l'Espagne et le Royaume-Uni des sachets de résine dissimulés derrière des tôles soudées ou le capitaine d'un navire à bord duquel un conteneur de pâtes alimentaires panaméennes destinées au marché nigérian dissimule 70 kilos de cocaïne118 et rien non plus entre ces gagne-petit et le blanchisseur de millions de dollars, interlocuteur privilégié de financiers peu regardants. Plus fort encore si possible, l'implication directe de personnages placés au c_ur des États : à en croire l'information donnée par la lettre d'informations « TTU », Kim Jong-Nam, propre fils du président nord-coréen Kim Jong-Il, serait le « responsable des principaux réseaux d'importation d'amphétamines au Japon », au point que les autorités japonaises lui auraient refusé l'accès dans ce pays en 2001119 ;
- c'est enfin une criminalité à fort pouvoir corrupteur à l'égard de la société : que dire du député (voire du Président120) véreux dont la campagne électorale a été financée par les barons? Que dire aussi du journaliste complaisant, de l'artiste en vue, du député en mal de jeunisme à la recherche de quelques voix de ce côté là ou de l'organisateur de rave-parties faisant l'apologie des stupéfiants ou même du proviseur de lycée qui ferme les yeux pour conserver sa tranquillité et ne pas compromettre ses chances d'obtenir un « bon » établissement? Tout n'est pas pénalement répréhensible dans ces attitudes. Mais tous participent, pour des raisons parfois bonnes, souvent fallacieuses, toujours catastrophiques, à l'équilibre d'un système criminel qui sait jouer sur les ambiguïtés du discours et des règles morales. Il n'y a certes pas de fatalité d'enchaînement de la complaisance à l'apologie, de l'apologie121 à l'usage, de l'usage au trafic. Mais toute banalisation, même inconsciente, conduit à favoriser, ou au moins à faciliter, le trafic en accroissant, chez les victimes potentielles, la réceptivité au discours permissif, rendant par suite naturel le passage à l'acte, pour le plus grand profit des Escobar de tous les pays.

Ainsi, en dehors des règlements de comptes entre truands, le trafic de drogues est une forme de criminalité de nature commerciale complexe mais sans violence qui exige une lutte contre des fronts multiples, parmi lesquels le front moral (horresco referens !) n'est pas le moindre, et qui se retrouve en arrière fond d'une autre forme de criminalité d'autant moins violente qu'elle est parfois au moins consentie, quand ce n'est pas sollicitée, par ceux-là mêmes qui en sont les victimes : les trafics d'êtres humains.

 

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113 Apud RAUFER & QUÉRÉ, Le crime organisé, op.cité, page 6.

114 Source : Encyclopédie Quid, édition 2002, page 183.

115 Technique dite « de la cocaïne noire ».

116 Certains pays pratiquent couramment la peine de mort pour les trafiquants ou de simples consommateurs, même appréhendés avec des quantités minimes : un Néerlandais a été pendu à Singapour en 1994, plus de 25 l'ont été en Malaisie depuis une vingtaine d'années ; 105 décapitations en un an en Arabie Saoudite (mai 1992-mai 1993), plus de 1000 pendaisons en Iran en 1990 : les régimes islamistes ont la main lourde ! (Source : Encyclopédie Quid, édition 2002, page 183).

117 Découvert par les douaniers du Perthus, pour une quantité totale de une tonne. Le Figaro, 23 juillet 2002.

118 Découvert par les douaniers du Havre. Le Figaro, 9 juillet 2002.

119 TTU n°412 du 13 juin 2002. Toujours selon cette lettre d'information, ces amphétamines seraient fabriquées en Corée du Nord, à la frontière chinoise, puis transportées par des "chalutiers" vers des stocks au nord d'Okinawa où des yakusas les prendraient en charge pour en assurer la diffusion.

120 Bien qu'il s'en défende avec des arguments au demeurant recevables, l'ancien Président colombien Ernesto SAMPER (1994-1998) est soupçonné d'avoir bénéficié pour financer sa campagne présidentielle de l'argent des cartels qui savent se montrer particulièrement persuasifs à l'égard du corps électoral et des rivaux entêtés ou naïfs (« Con la plata o con el plomo »). Mais la Colombie n'a pas le monopole de cette pratique, tant s'en faut...

121 En droit pénal français, l'apologie de l'usage des substances stupéfiantes, lorsqu'elle vise des mineurs et ce même si elle n'est pas suivie d'effet, constitue un délit prévu et réprimé par l'article 227-18 CP (5 ou 7 ans d'emprisonnement et 700.000 F ou 1.000.000 de francs d'amende, selon que le mineur a plus ou moins de 15 ans). A l'égard des adultes, ce délit est réprimé par l'article L-630 du code de la santé publique (5 ans d'emprisonnement et 500.000F d'amende).