Annexe 3 - La lutte antiterroriste aux Etats-Unis : bureaucratie, routine, « affairement »

Parfois, une enquête journalistique sort de l'ordinaire. Expliquant une situation complexe, révélant la réalité d'une structure incomprise, la presse remplit alors pleinement sa mission : elle dévoile, elle instruit. Aussi documentée que révélatrice, une enquête de ce type - fort longue, plus d'une page d'un quotidien grand format - paraît dans le Chicago Tribune du 10 février 2003. Nous en commentons ici les points essentiels - dans leur version originale car ici chaque mot compte, doit pouvoir être apprécié à sa juste valeur, et que toute traduction est volontairement ou non, une trahison.

L'enquête est une « tranche » de la vie d'une jeune femme qui, après le 11 septembre 2001, quitte par élan patriotique la banque d'affaires où elle travaillait, pour rejoindre (avec un salaire largement amputé) la cellule blanchiment de la direction antiterroriste du Département d'Etat. L'enquête s'intitule Following the money - A hard-charging banker left Goldman-Sachs to join the State Department's Counterterrorism finance and designation unit, tracking the financial trail and battling a bureaucracy.

[Ci-après, les phrases en italique sont des citations de l'enquête]

Cinq faits majeurs ressortent de la lecture attentive de cette enquête :

1°) L'administration Bush paraît avoir un plan de bataille : We want to detect, disrupt and dismantle terrorists networks before they reach the US shores et la mission de la jeune banquière antiterroriste est simple : hampering terrorist financing abroad, mais au-delà des objectifs idéaux, l'enquête confirme qu'il n'y a pas d'exception, pas même la guerre au terrorisme, à l'observation célèbre de Napoléon : « la guerre est un art simple et tout d'exécution ». Or à Washington, l'exécution ne paraît pas évidente.

2°) Cette jeune femme, ses supérieurs et la haute administration fédérale ne semblent pas disposer de la moindre autonomie de pensée, de la moindre originalité de vue face aux médias : The nature of this job is that you're at the mercy of events... At the State Department (...) senior staff members gather every morning at nine in the office of the new counterterrorism chief. It's a lot about the crisis du jour... Often, whatever terrorism related news is in the headlines... It's almost like CNN runs your day »

3°) La machine antiterroriste fédérale semble être une indéchiffrable usine à gaz : A hectic, often frustrating routine... This amorphous thing called the war on terrorism... Frustrations of trying to coordinate among the many agencies involved in antiterrorist efforts... In Washington, antiterrorism programs sprawl across countless federal agencies, from the CIA to the FBI, from the National Security Agency to the Pentagon, from Customs to Coast Guards.

[Quand il sera en ordre de bataille, le futur ministère américain de la sécurité Department of Homeland Security, que l'article nomme Homeland Security Behemoth, comptera 175 000 fonctionnaires, provenant de 22 ministères et services...]

4°) La base du travail consiste à dresser des terrorist watch lists, à faire des nomenclatures d'individus et d'organisations : the US maintains lists of groups and individuals designated as terrorists... Cela démontre qu'en général, l'appareil antiterroriste américain accepte sans broncher l'idée que les entités et individus qu'il doit traquer sont forcément stables, durables et dotés d'un nom permanent, ou d'une identité fixe, à l'occidentale. C'était le cas des terrorismes du temps de la Guerre froide, mais c'est aujourd'hui, et en tout cas hors d'Europe, hautement douteux.

[Douteux et même absurde, y compris pour les expatriés du Proche-Orient. L'auteur a un vieil ami qui réside dans la péninsule arabe. Cet ami possède dix documents délivrés par les ministères locaux : carte de séjour, permis de conduire, visa permanent, etc. Aucun de ces documents ne transcrit décemment son état-civil d'origine. Appelons l'homme Jean, Pierre, Maurice, Dupont-Durand. Un document local est au nom de M. Jen Duron, le second, de M. Bière Maurice, le troisième, de M. Dugont Mauric Durant, et ainsi de suite dans la plus parfaite fantaisie (et sans nulle exagération). Dans toute la région, il est bien sûr exclu de retrouver par voie informatique, dans quelque ministère, consulat ou aéroport que ce soit, un M. Dupont-Durand qui peut encore, d'évidence et sans obstacle, commmander à une banque locale un chéquier et une carte de crédit au nom de M. Bière Maurice. Idem pour tous ses collègues. On voit d'ici la watch list les concernant et la « traque » de leurs finances... Encore sont-ce des Européens, au patronyme fixe. Essayons maintenant de faire des listes à base de « Ali bin Mohammad al-Bagdadi » (Ali, fils de Mohammad, originaire de Bagdad)...]

5°) La dimension personnelle : notre financière antiterroriste est accablée de tâches futiles l'empêchant de se concentrer sur son travail. Selon ses propres dires, elle trouve à son retour d'un déplacement de 10 jours ouvrables, 400 « courriels » dans son ordinateur : 40 par jour... Enfin, la logique du système fait qu'elle ne voit plus que ses collègues de bureau : most of her time these days is spent with people from work... Because of security, there are only se many people you can talk about your day with.

Conclusion de l'enquête : It is relatively easy to deposit and move money many places with few questions asked, or paper trails left. International finance experts predict that is unlikely to change anytime soon. Comment s'en étonner, quand on voit à quel point cette courageuse jeune femme (surchargée et désormais mal payée) se trouve dans les pire circonstances possibles pour jouer la difficile partie qui est la sienne, c'est à dire pour penser ? En pareil cas, qu'adviendrait-il même des plus grands champions d'échecs s'ils devaient jouer sans jamais pouvoir se concentrer, entre d'incessantes rafales d'e-mails et d'appels téléphoniques, sur un échiquier dont les cases changeraient sans cesse de taille, de forme et de nombre ; ce avec des pièces évanescentes - et sans savoir quand s'achèverait la partie, ou même si elle finirait un jour ?

 

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