Introduction

Pendant que l'Europe se divise, pendant que trop souvent, nos intellectuels médiatiques commémorent ou prennent des postures, les Etats-Unis vont de l'avant. Que leurs réactions au 11 septembre, affaire irakienne comprise, nous semblent justifiées ou criminelles, brillantes ou débiles est une autre histoire. L'exécutif américain pense pouvoir maîtriser la situation actuelle du monde. Il croit fermement savoir où il va, ce qu'il doit faire pour reprendre la main à l'échelle planétaire - et d'abord et surtout, pour éviter d'autres surprises tragiques type « 9/11 ».

Que Washington soit dans l'erreur, n'ait rien compris à rien, que ses plans soient navrants et ses entreprises, vouées au désastre, est secondaire. Le fait primordial est que l'exécutif américain a une vision de l'avenir du monde. Et que depuis le 11 septembre, il l'impose, sans états d'âme ni douceur particulière, au reste de la planète.

Révéler (au sens photographique) cette vision américaine du monde, la décrire, l'analyser et la commenter n'est pas la tâche du criminologue. Celle-ci est en l'occurrence plus modeste. Le criminologue doit repérer dans l'ensemble foisonnant et complexe de projets, de plans, d'opérations et d'actions mis en _uvre par les Etats-Unis depuis septembre 2001, les éléments affectant le crime organisé et le terrorisme. Ceci fait, il doit exposer ces éléments, montrer en quoi ils risquent d'influer sur le destin de telle scène criminelle, de telle entité terroriste, de tel flux de biens ou services illicites.

D'origine, notre Département de recherche pense que commémoration, conformisme et bienséance amènent au mieux à radoter, au pire, condamnent au rétrospectif, à la cécité. Nos travaux sont donc toujours ouverts sur l'avant ; nos observations, tournées vers l'avenir. Notre méthode de recherche n'est pas historique ; nos efforts visent au contraire à détecter le plus tôt possible les périls criminels et terroristes : les bourgeons nous passionnent plus que les arbres. Cela nous a amenés à préconiser, d'assez longue date et plutôt seuls dans l'exercice, une démarche : celle du décèlement précoce (longuement exposée ci-après).

Or jusqu'au second semestre 2002, notre souci de décèlement précoce n'intéressait pas vraiment plus Washington que Paris ; les experts que nous rencontrons outre-Atlantique (universitaires, fonctionnaires fédéraux, analystes de think-tanks, etc.) étaient plutôt dans une logique de compilation : collectionnant tous les noms possibles d'individus ou d'entités terroristes, ils en faisaient des listes, ou en remplissaient des mémoires d'ordinateur. Ceci fait, ils s'imaginaient à l'abri.

Depuis la rentrée 2002, les choses changent à Washington, et vite. Si le travail de compilation de listes continue sur sa lancée - sans doute aussi, comme rideau de fumée - les moyens les plus considérables, les individus les plus brillants et expérimentés, ou ceux en qui l'exécutif a le plus confiance, pilotent désormais des projets visant à la détection précoce des menaces. Deux exemples.

· Stephen A. Cambone est depuis mars 2003 le premier titulaire du poste nouveau de ministre adjoint de la Défense pour le Renseignement (Undersecretary of Defense for Intelligence) 2. Un poste important puisque ce nouveau ministre-adjoint a autorité sur la Defense Intelligence Agency, la National Security Agency et la National Imagery and Mapping Agency. Cet homme de confiance de Donald Rumsfeld pour les missions difficiles a un objectif simple : recover the lost art of strategic warning (retrouver, ou redécouvrir, l'art perdu de l'alerte stratégique). Voici ce que S. Cambone entend par strategic warning : spotting and identifying and articulating trends - geopolitical, technical, demographic - which in combination will create for the United States either opportunities or hazards in some period of years in the future (repérer, identifier et combiner des tendances - géopolitiques, techniques, démographiques - qui, associées, permettront aux Etats-Unis de déceler opportunités et dangers des années à l'avance). Sa méthode de travail est interactive : engage analysts, question their assumptions and methods, seek from them what they know, what they don' know and ask them their opinions (affronter ses analystes, mettre en cause leurs certitudes et leurs méthodes, trier ce qu'ils savent vraiment de ce qu'ils ne savent pas, et leur demander leurs opinions). Dans l'autre sens, il s'agit de : inform the analysts of the interest of senior decision-makers, so they can direct their work. (informer les analystes sur ce qui intéresse les dirigeants, pour qu'ils puissent orienter utilement leur travail). Tout cela conduisant, espère le Pentagone au strategic warning, qui est une autre façon de nommer la détection précoce.

· John Poindexter est un « vieux de la vieille » des administrations républicaines précédentes (CIA, Irangate, etc.). Depuis la fin de l'année 2002 il pilote, pour le compte de la DARPA (Defence Advanced Research Agency - agence de recherche et de développement du Pentagone), le projet Total Information Awareness, ou TIA, lui plutôt orienté sur la sécurité intérieure 3. Doté d'un budget de 137 millions de dollars pour l'année 2003, le projet vise à anticiper les risques et à identifier les groupes d'individus potentiellement dangereux - là encore, de la détection précoce. TIA est en fait une énorme architecture informatique associant des logiciels capteurs d'informations hétéroclites ; ou encore spécialisés dans les recherches de données multilingues et multisupports ; dans la traduction et la traduction simultanées - et même dans l'analyse sémantique des discours et conversations captés.

Caractéristiques de la nouvelle donne, ces deux projets sont loin d'être les seuls.

Vont-ils réussir ? C'est-à dire, vont-ils permettre aux Etats-Unis de détecter à temps les périls nouveaux ? Dans un premier temps, c'est douteux. La mission de Cambone vise à orienter le renseignement militaire dans le sens voulu par l'exécutif ; et ce que sait et veut le ministre peut se trouver à des années-lumière du danger réel. Et l'énorme projet TIA débouchera sans doute d'abord sur une non-moins énorme intoxication circulaire ; sur une colossale entreprise de réification.

Mais l'Amérique pratique bien mieux que nous la logique essai-erreur. Et donc lorsqu'à Paris, de brillants esprits ricaneront encore sur ces benêts de yankees et leurs efforts futiles, ceux-ci parviendront à des résultats. C'est à dire, détecteront avant nous Européens les dangers émergeants. Or en matière de terrorisme et de crime organisé, l'une des rares lois infaillibles est l'effet de déplacement : si la cible Américaine est dure et l'Européenne, molle, c'est nous qui seront frappés - ou dépendrons de Washington pour être avertis. Devant l'hyperpuissance, nous serons alors dans une position de sujétion bien pire encore qu'aujourd'hui.

Cet avenir-là est-il fatal ? Sommes-nous condamnés à faire sans fin d'impuissants « observatoires » sur une puissance qui avance ? Non. La logique dans laquelle s'engage aujourd'hui l'Amérique, nous la connaissons, d'héritage, bien mieux qu'elle. Nous savons pourquoi leurs premiers projets de détection précoce, ceux dépeints ci-dessus, vont sans doute échouer. Nous pouvons mieux et plus vite qu'elle nous engager sur la voie qu'aujourd'hui prend l'Amérique.

Le ferons-nous ?

Le texte qui suit est à l'usage de ceux qu'intéresse l'idée de relever ce défi. Il est une tentative d'explorer aussi complètement que possible la voie du décèlement précoce.

Que les ricaneurs, les esprits forts et les bienséants en abandonnent ici la lecture. Il n'est pas pour eux.

· Un socle solide pour une pensée du décèlement précoce

L'ère de l'information est en fait celle de la perpétuelle actualité. Enivré de technologie, l'homo communicans du début du XXIème siècle vit dans l'idée qu'il a tout inventé, que le monde débute avec lui. Ce qu'il oublie, cet homme américanisé, c'est qu'en Europe, le socle de toute vie sociale est posé depuis vingt-cinq siècles.

Y compris même pour la défense et la sécurité, domaines en général tenus pour contemporains. Or pour les Européens, la sécurité est une hantise millénaire : la lecture des deux extraits suivants le démontre. Le premier évoque la sécurité au quotidien ; le second, un engrenage terroriste conduisant au chaos d'une guerre civile. Quoi de plus actuel que le ton même de ces textes ? De plus familier que ce qu'ils décrivent ? On dirait les propos de campagne électorale d'un homme politique, ou l'analyse d'un expert sur les dernières convulsions balkaniques.

Or le premier texte est tiré du « Contre Midias » de Démosthène et date de 348 (ou 347) avant notre ère ; et le second provient de « La guerre du Péloponnèse » de Thucydide d'Athènes : il remonte donc à vingt-cinq siècles.

· « [Démosthène, s'adressant aux juges] Tout à l'heure, quand le tribunal aura levé séance, chacun d'entre nous rentrera chez lui - l'un d'un pas vif peut-être, l'autre plus lentement - sans s'inquiéter, sans se retourner, sans avoir peur, sans se demander si l'homme qu'il va rencontrer est un ami pour lui ou ne l'est pas, s'il est grand ou petit, s'il est vigoureux ou chétif, sans se poser aucune de ces questions. Pourquoi donc ? Parce qu'il sait, au fond de lui-même, dans la ferme confiance qu'il a dans le régime, que personne ne viendra l'enlever, ni le frapper, ni lui faire violence ».

· « Ainsi, de cité en cité, la guerre civile étendait ses ravages. Dans celles qui furent touchées les dernières, les factieux, instruits de ce qui s'était fait ailleurs, allèrent plus loin encore dans la voie des excès révolutionnaires, grâce à une technique perfectionnée de l'insurrection et à des méthodes de terreur inouïe... Chaque fois, c'était aux forcenés que l'on faisait confiance et l'on se défiait de ceux qui les contredisaient. L'auteur d'un attentat réussi passait pour un grand esprit, mais on jugeait plus habile encore celui qui flairait un complot... Ni les uns ni les autres ne s'embarrassaient de scrupules, mais on prisait d'avantage les hommes qui savaient mener à bien des entreprises détestables en les couvrant avec de grands mots. Quant aux citoyens d'opinion modérée, ils tombaient sous les coups des deux partis, soit parce qu'ils refusaient de combattre avec eux, soit parce que l'idée qu'ils pourraient survivre excitait l'envie. C'est ainsi qu'avec les luttes civiles, toutes les formes de dépravation se répandirent en Grèce »(La Pléiade, Gallimard, 1965).

Ignorer cet héritage, faire comme si ce socle n'existait pas, revient à s'interdire de penser. Et ne pas penser en matière de sécurité et de défense a un prix : l'aveuglement, l'incapacité de pré-voir.

Voyons pourquoi.

Nous disposons de systèmes perfectionnés, et constamment améliorés, pour prévoir tant que possible les séismes graves, les épidémies. Or rien de tel aujourd'hui dans les domaines du terrorisme et du crime organisé, bien qu'il s'agisse de menaces flagrantes - sans doute les plus graves de celles qu'à vue humaine, affrontera le monde. Face à ces menaces, un mépris certain pour la pensée, l'arrogance et l'ivresse technologique ont provoqué, jusqu'alors et le plus souvent, l'activisme brouillon, la réactivité myope. Pire encore, cette irréflexion a interdit qu'émerge toute vision globale de la menace, donc, un cran au-dessous, toute stratégie sérieuse pour l'affronter.

Résultat : les terroristes ont aujourd'hui encore l'initiative d'attentats meurtriers ; les mafieux, l'apanage de trafics d'ampleur planétaire - êtres humains par millions, stupéfiants par tonnes, armes par cargos. Et les grands Etats continuent de simplement réagir, d'ahaner pesamment derrière terroristes et mafieux. Ils incarcèrent des individus au fond négligeables et ignorent, ou de ne voient pas, les systèmes qui les mobilisent et qui, eux, sont tout. Conclusion : face aux mafias et aux grandes entités terroristes, les Etats - y compris les Etats-Unis d'Amérique - occupent toujours la désagréable position du gardien de but lors des tirs de penalties.

Cette faillite - au moins conceptuelle - n'émane pas de la pratique anti-criminelle ou anti-terroriste elle-même, mais provient de bien plus haut. Originelle, cette faillite affecte ce qui d'abord interdit, ou à l'inverse permet, de déceler les menaces, puis de poser sur elles un diagnostic réaliste.

Cette faillite n'est pas plus irrémédiable qu'excusable. Car des règles intellectuelles - bien connues, sinon complexes - permettent, depuis deux millénaires, de penser les situations difficiles et multiformes, comme celles tenant aux dangers émergeants. Or dans leur lutte contre ces nouvelles menaces, les occidentaux - d'abord les Etats-unis réagissant aux attentats du 11 septembre 2001 - ont cru pouvoir s'abstenir de penser ; ils se sont affranchis de ces normes de réflexion fécondes.

Cette observation initiale nous a conduit à essayer de penser les menaces émergeantes.

Limitée au champ préalable d'inspection (notion cruciale exposée ci-après), cette étude se fonde sur un socle de règles établies dès l'aurore de la pensée. Conçue en trois étapes : appréhender, discriminer, décider, l'étude tente d'abord d'expliquer les motifs de la faillite ci-dessus dénoncée, puis explore une voie menant du chaos au nomos.

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2 For military intelligence, a new favorite commando, New York Times, 11/04/2003.

3 Cf. Intelligence Online N°451, 18/04/2003.