1°) Comment penser la menace terroriste ?

D'évidence, les experts ne sont pas voués à l'action. Ils ont juste à réfléchir - à penser. Bâtir en terrain solide impose donc d'abord de purger le verbe penser de son ambiguïté. S'agit-il ici d'une finasserie lexicale ? Au contraire : c'est un préliminaire crucial, certes pour bien diriger nos travaux ; mais surtout, pour pouvoir correctement orienter leurs destinataires.

On peut penser un problème, ou bien penser à quelque chose ou quelqu'un. Plus que d'une différence, il s'agit là d'une antinomie :
- Penser un problème est une démarche purement réflective, intellectuelle,
- Penser à quelque chose est un kaléidoscope cérébral à base d'images, de souvenirs, d'émotions, d'informations plus ou moins fragmentaires ou structurées - le terme-clé étant ici informations.

Venons-en à l'objet de cette conférence : permettre à ses participants de penser mieux les nouvelles menaces terroristes.

Il s'agit bien ici de penser cette menace et non d'y penser. Penser à la menace terroriste signifiant clairement rassembler le plus d'informations possibles à son propos.

Or collecter des informations sur un problème donné n'est pas le penser.


Collecter des informations sur un problème sans l'avoir préalablement pensé - c'est à dire l'avoir dûment dévoilé, placé dans le cadre conceptuel approprié, sous l'éclairage qui convient - n'aide pas à résoudre ce problème, mais tout au contraire le complique, le plonge dans la confusion.


Pour moi, le rôle des experts n'est pas de collecter plus d'informations encore sur la menace terroriste - il y en a déjà trop et la réflexion vraie suppose un milieu épuré : les jardiniers compétents savent bien qu'à trop arroser une plante, on la fait crever.

Le travail de l'expert n'est pas de produire un sous-rapport des Renseignements généraux ou de la DST - sous-rapport, car sur ce terrain-là l'infériorité de l'expert est manifeste, les services spécialisés disposant de sources secrètes, techniques ou humaines, et les experts, pas.


Ainsi, le pire est ce me semble que l'expert se mêle de concurrencer - même le temps d'une conférence - les services, directions ou secrétariats spécialisés, déjà existants. Classiquement, cela déclenche sur le champ des contre-manoeuvres et au total, tout se neutralise.


A qui est destiné le travail de l'expert ? Largement, à l'appareil d'Etat et aux grands groupes, publics ou privés. Or tous ceux-ci manquent-t-il d'informations sur la menace terroriste ? Non, bien entendu. Ils en regorgent plutôt. Pour user d'une image astronomique, ces diverses entités disposent d'assez de téléscopes, mais ne savent pas vraiment où les braquer - et surtout, où les braquer à temps.


Que faire alors pour leur faciliter la tâche ? Pour leur permettre d'embrasser les menaces, notamment terroristes, en une période fort dangereuse ; ce d'abord, dans l'aire immense qui s'étend des Balkans à l'Asie du sud, en passant par le Proche-Orient, le Caucase et l'Asie centrale ?

Faciliter leur tâche à l'appareil d'Etat et aux grands groupes, c'est d'abord s'abstenir de collecter et d'analyser encore plus d'informations ; c'est au contraire accéder aux questions fondamentales se posant à eux, en terme de menace terroriste. Ces questions fondamentales, l'expert véritable est bien placé, pour les poser comme pour y répondre.


Qui plus est, un tel questionnement n'a jamais été sérieusement fait jusqu'à présent, dans le contexte précité.

Comment avancer ? Ne surtout pas partir des théories, doctrines, etc. en vigueur aujourd'hui dans le milieu Défense - Intérieur - Renseignement. Encore moins, s'inspirer des idées reçues, modes, lubies et obsessions régnant dans la « sphère des évidences courantes », autrement nommée médiasphère.

Ce dont l'appareil d'Etat et les grands groupes, publics ou privés, ont aujourd'hui besoin, ce n'est pas des notes soigneusement ambiguës des services spéciaux, conçues pour « tenir la route » face à toute évolution d'une situation et pour leur permettre d'affirmer à tout coup « on vous l'avait bien dit ».


L'appareil d'Etat et les grands groupes, publics ou privés, ont moins besoin encore des oracles confus, moralisants et réversibles d'intellos-médiatiques et autres spécialistes-en-tout-genre, experts ès « c'est encore plus compliqué que vous l'imaginez ».


Il faut au contraire partir de la réalité du terrain et la dépeindre en posant des questions simples, suivies de réponses claires. Je crois qu'il revient à l'expert de poser les quelques questions réellement stratégiques, sur un théâtre et à un moment donné, et d'y apporter des réponses claires et fécondes.


Si elle est assez limpide et argumentée, l'analyse tirée de ce questionnement dote son destinataire de réflexes positifs, lui permet d'avoir la bonne réaction, au bon moment. Le reste, il le sait déjà. On peut même dire qu'il en sait trop.


A l'expert d'épurer et d'éclaircir la vision de son interlocuteur. A l'expert de lui apprendre à pré-voir ; à l'expert de lui suggérer une doctrine d'emploi de « téléscopes » aujourd'hui mal employés.

 

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