2°) Une logique d'avenir : pressentir, déceler, pro-jeter

Détection précoce dé-cèlement : où déceler ? Que déceler, et comment ? Usons d'une image, celle de la jeep sur la piste. Dans l'actuel chaos mondial, une multinationale, un Etat sont précisément dans cette situation : ils sont lancés à vive allure - voire à tombeau ouvert - sur un chemin défoncé, aux imprévisibles sinuosités. Sur une telle trajectoire, quel est pour la jeep le point sensible ? Une formule familière américaine dit where the rubber meets the road. Là ou le pneu touche la route. C'est là que se contrôle la trajectoire, qu'on adhère au sol, qu'on évite de verser, de déraper. Pour un Etat, une multinationale, l'échange crucial, le danger extrême se situe aussi where the rubber meets the road. C'est là qu'il faut être. C'est une milliseconde avant qu'il faut avoir pré-vu, redressé la trajectoire, évité l'obstacle. Tout cela se faisant au réflexe, sinon le pneu quitte la route et c'est l'embardée, ou pire.

Dans le chaos mondial, alors que les menaces se révèlent de façon brutale - fulgurante parfois, le renseignement doit opérer une refondation intellectuelle, s'approfondir. Il ne peut plus se borner à renvoyer les balles, à servir d'outil purement curatif. Il ne peut plus ignorer - il doit absolument prendre en compte - qu'il existe un futur intelligible ; qu'on peut (à certaines conditions) parvenir au savoir qui pressent ; qu'enfin, on peut optimiser la collecte et l'analyse de l'information stratégique, les rendre moins coûteuses, plus efficaces.

En matière de perception précoce des menaces (d'abord terroriste), policiers ou magistrats, professionnels de la défense et du renseignement, ont des besoins analogues. Ils éprouvent les mêmes difficultés à s'extraire de la gangue du quotidien, à s'orienter sur le long terme. Qu'apporter alors à ces professionnels, pour qu'ils puissent s'ouvrir à la démarche pressentir/déceler/pro-jeter comme outil de renseignement ? Des outils d'origine philosophique 1.


·D'abord, une fondation extérieure : pourquoi la philosophie ?


C'est l'une des sentences philosophiques les plus fécondes du siècle : "la science ne pense pas (Die Wissenschaft denkt nicht) au sens de la pensée des penseurs" (Qu'appelle-t-on penser ? M. H.). Cette formule provocante ne signifie naturellement pas qu'une science, la physique par exemple, ne peut pas penser à son objet d'étude (ici : les phénomènes physiques). En revanche, cette science éprouve grand mal à se penser elle-même. « Il y a en toute science un autre côté auquel, en tant que science, elle ne peut jamais accéder. C'est celui de l'essence de son domaine » (Qu'appelle-t-on penser ? M. H.).


Ainsi, la fondation certaine du savoir est la tâche propre d'une discipline qui lui est extérieure : la philosophie. Plus largement, l'activité humaine requiert en général le regard extérieur. Même le geste le plus trivial : vérifier l'ajustement de sa cravate, ou l'état de sa coiffure, se fait plus vite et mieux grâce au regard critique de l'autre.


Mais ce que prône la philosophie la plus relevée, ce que le quotidien le plus banal fait sans malice, l'Etat peine à l'admettre, encore plus à le pratiquer. En France notamment, l'Etat - surtout dans ses activités régaliennes - tolère mal le regard critique extérieur, que ce soit sur ses analyses ou sur ses entreprises. Or un tel regard est crucial, surtout pour le renseignement, mise en oeuvre des moyens humains et techniques de l'Etat pour son information extérieure. Donc : un outil. Dans le registre des outils : le microscope choisit-il lui-même le microbe qu'il observe ? Le télescope, l'étoile sur laquelle il se braque ? Le bistouri décide-t-il seul de l'incision à pratiquer - non, bien sûr.


D'où, l'utilité de parvenir au savoir qui pressent, ce qui peut contribuer puissamment à orienter le renseignement, mais ne saurait émaner du renseignement lui-même, qui ne peut par construction se penser lui-même.


·Ensuite : effectuer deux distinctions cruciales


Comment retrouver le réel, dé-celer le futur intelligible ? En fondant sa réflexion stratégique sur deux distinguo essentiels :


- L'habituel n'est pas le proche, mais son contraire,

- Le passé n'est pas l'initial, mais son inverse,

L'habituel, contraire du proche


L'homme peine à sortir de la "zone des évidences courantes" car : "ce que nous rencontrons tout d'abord, ce n'est pas le proche, mais toujours l'habituel. L'habituel possède en propre cet effrayant pouvoir de nous déshabituer d'habiter dans l'essentiel - et souvent de façon si décisive qu'il ne nous laisse plus jamais parvenir à y habiter". Nous sommes souvent victimes de "l'ivresse de l'habituel" (Qu'appelle-t-on penser ? M. H.). C'est au contraire la proximité qui est passionnante, stratégique. Or celle-ci est paradoxale "c'est seulement parce qu'elle est là, au plus proche, que nous avons de la peine à la découvrir". Les plus hautes richesses sont ainsi "dans ce qui est le plus immédiatement, le plus évidemment "à portée de la main".


Ainsi, pour penser, faut-il impérativement "renoncer à l'usuel qui est en même temps la facilité". (Concepts fondamentaux, M. H) "Il faut d'abord que tombent les barrières de l'unanimement admis comme allant de soi et que soient écartés les pseudo-concepts habituels" (Qu'appelle-t-on penser ? M. H.) Il faut aussi savoir se concentrer sur les sujets simples et proches.


Le passé et l'initial : « la primauté de l'avenir est le vrai sens du temps »


Penser dans la dimension pressentir/déceler/pro-jeter nécessite d'éliminer tout ce qu'intellectuellement engendra l'ordre antérieur du monde. Là encore, nous sommes prévenus : "C'est à l'inertie naturelle de l'homme qu'il revient de tout interpréter en fonction de l'antérieur, s'excluant ainsi lui-même du domaine du réel d'ores et déjà en vigueur et de ce qui y est essentiel". (Concepts fondamentaux, M. H). Car "Toutes les interprétations de l'humanité et de sa destination empruntées aux anciennes "explications du monde" retardent d'entrée de jeu sur ce qui est".


Comment alors parvenir au savoir qui pressent ? Sur quoi fonder une réflexion stratégique ? Sur un questionnement radical des liens qui unissent l'avenir et l'initial. Une démarche en deux temps :


- D'abord, un richissime renversement de perspective, édictant que « la primauté de l'avenir est le vrai sens du temps » et que « l'histoire vient de l'avenir ». « La primauté de l'avenir doit en effet s'entendre tout particulièrement à partir de sa modalité propre, le devancement ». Il faut donc considérer l'avenir « non comme pas-encore-présent, mais comme modalité d'un possible accomplissement ».

- Enfin : qu'est-ce qui nous provient de l'avenir ? L'initial, le commencement "seul l'inaugural et l'initial ont de l'avenir : l'actuel est toujours, d'emblée, périmé" (Concepts fondamentaux, M. H) :

. "L'initial est bien quelque chose qui a été, mais rien de passé. Ce qui est passé n'est jamais que ce qui n'est plus, tandis que ce qui a été est l'être qui, encore, déploie son essence" (Concepts fondamentaux, M. H).

 

. « L'aube originelle ne se montre à l'homme qu'en dernier lieu. Aussi s'efforcer, dans ce domaine de la pensée, de pénétrer d'une façon encore plus initiale ce qui a été pensé au commencement n'est pas l'effet d'une volonté absurde de ranimer le passé, mais le fait d'une disposition calme, où l'on est prêt à s'étonner de ce qui vient à nous de l'aube première » 2.

· Le possible comme essence : « parvenir au savoir qui pressent »

Ainsi :


- Si nous avons bien dégagé le réel de ses gangues,

- Si nous sommes parvenus à l'initial, comme fondation solide,
- Si nous avons forgé de bons concepts.

Nous pouvons accéder au possible, ce 3ème mode de la pensée humaine, certes le plus abstrait, mais celui qui offre aussi la portée la plus longue :


1 - l'existant,

2 - le nécessaire,
3 - le possible.

"Le possible est certes le non-encore réel, seulement ce non-encore réel n'est pour nous rien de nul. Même le possible "est", son être a seulement un autre caractère que le réel." (Concepts fondamentaux, M. H).


Prendre le possible comme limite, comme ligne d'horizon : ce mode de pensée aussi riche que quasi-inexploré mène droit au savoir qui pressent : "La pensée dans le pressentiment, et pour lui, est par essence plus rigoureuse et plus exigeante que toute perspicacité conceptuelle formelle exercée en un quelconque secteur du comptabilisable" (Concepts fondamentaux, M. H). L'époque qui vient ? "Nous ne pouvons certes prévoir cette époque quant à son contenu ; mais il est possible de faire attention aux caractères de sa provenance et aux signes de sa venue" (Qu'appelle-t-on penser ? M. H.)


Cela, on peut le prouver. Un exemple :


Entre 1882 et 1888 3, Nietzsche (qui, le premier, pensa dans le mode du pressentiment) imagine les figures du travailleur et du soldat 4, « appellations qui portent déjà de façon décisive [pour le siècle à venir] les principales formes d'accomplissement de la volonté de puissance" (Concepts fondamentaux, M. H). Pour le XXème siècle à venir, "travailleurs et soldats donnent accès au réel. Ces termes se prêtent à désigner, en en ébauchant l'essence, la figure dans laquelle l'humanité est en train de se dresser sur la terre" (Concepts fondamentaux, M. H).


Quelle "puissance de calcul", quelle faculté de pressentir en effet : ces figures, Nietzsche les conçoit presque trente ans avant Weimar, époque où, en effet, " par-delà toutes les doctrines politiques au sens étroit du terme, le travailleur et le soldat déterminent de part en part l'aspect qu'offre le réel" (Concepts fondamentaux, M. H). Imaginons brièvement un service de renseignement travaillant dès les années 1890 sur ces concepts. Quel monde de possibilités s'offrait à lui en termes d'anticipation, de détection précoce, de pré-positionnement !


·Dernière étape : concepts - projets - positionnements précoces


Le mode de pensée pressentir/déceler/pro-jeter nous offre de considérables avantages dans la sphère du renseignement :


- Il avantage l'Europe continentale, étant moins directement assimilable dans un monde anglo-saxon purement pragmatique et cantonné à la « sphère du calculable ». Ce, au sens ou un tableau, pourtant réel et visible, n'a pas de sens pour un aveugle de naissance.


- Il permet la détection précoce des menaces (s'intéresser au bourgeon, pas au baobab) ; donc le pré-positionnement, le choix d'orientations majeures, la sélection dynamique de cibles très en amont du processus de décision. S'établir dans la proximité des choses même autorise les stratégies dans la profondeur ; facilite les embuscades de tous ordres.


- Évitant de tout balayer et vérifier systématiquement, il génère des économies et permet de concentrer ses forces sur des territoires, des populations à haut risque. Par croisement et échange d'informations, il évite aussi au renseignement d'errer vers des risques hypothétiques - ou illusoires.


Partant de là, comment l'expert vrai peut-il utilement alimenter le renseignement ? Attendu :


- Qu'au milieu d'un chaos apparemment hostile, imprévisible et incompréhensible, existent toujours des éléments ordonnés, des rythmes interprétables et des logiques compréhensibles,


- Qu'aucune menace, violente ou insidieuse, pesant aujourd'hui sur notre pays, notre société, nos entreprises vitales et au-delà, sur l'Europe, n'est vraiment aléatoire (mis à part l'acte isolé d'un dément, auquel nulle parade n'existe - même psychiatrique),


- Que notre pays, nos entreprises et au-delà, l'Europe ne peuvent donc subir que des agressions ayant un sens, une logique - donc ayant été planifiées,


- Que les méthodologies employées pour ces agressions sont toutes répétitives, ce qui les rend prévisibles...

l'expert sachant pressentir/déceler/pro-jeter s'intéressera à des périodes, des territoires, des populations sensibles ou dangereux. Réalisera ainsi des diagnostics permettant d'approcher ce qui peut prévenir le danger - ou permettre de riposter. Ces diagnostics précoces permettront au renseignement de braquer son télescope sur un secteur, un groupe, quand un danger précis se dessine - ce, avant tout passage à l'acte. Et si un acte hostile se perpètre malgré tout, avoir posé un diagnostic correct évitera qu'il ne se reproduise.

 

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1 Notamment empruntés à l'oeuvre de Martin Heidegger, qui estimait lui-même manquer d'outils, de concepts ("On appelle concepts des représentations dans lesquelles nous menons devant nous un objet ou des domaines entiers d'objets en leur généralité". Martin Heidegger, Concepts fondamentaux, Gallimard-NRF, Bibliothèque de philosophie, 1985) ; ce d'abord dans la dimension temporelle (Etre et temps).

2 M. Heidegger, La question de la technique (1953), in Essais et conférences, Tel-Gallimard.

3 Dans des esquisses réunies en un volume connu sous le titre de La volonté de puissance.

4 "Ces deux noms ne sont pas, là, ceux d'une classe du peuple, d'une corporation; ils désignent, en une singulière fusion, le type d'humanité réclamé de façon déterminante, du début jusqu'à l'achèvement de l'ébranlement actuel du monde, le type d'humanité qui donne au rapport à l'étant direction et disposition. Les noms de "travailleur" et de "soldat" sont par conséquent des statuts métaphysiques. Ils nomment la forme humaine d'accomplissement de l'être de l'étant devenu manifeste - cet être que Nietzsche a anticipé et conçu comme "la volonté de puissance".