"VERSETS SATANIQUES": LE DÉCLIC

C'était la communauté la plus discrète d'Europe : 200 000 musulmans d'origine turque qui appliquaient scrupuleusement, dans le nord d'une Grèce à l'Orthodoxie sourcilleuse, le précepte "pour vivre heureux, vivons cachés". Là aussi, le "blasphème" des Versets Sataniques a fait l'effet d'un électrochoc. Manifestations agitées, menaces de violences, désistement de l'éditeur du livre : schéma connu. Là encore, les voix d'ulémas sunnites importants, comme les mufti de Xanthi et de Komotini, se sont élevées pour approuver la condamnation à mort du "murtad" (apostat) Rushdie par l'imam Khomeini.

Ce regain d'influence des thèses révolutionnaires islamiques dans l'islam sunnite constitue, pour les principaux experts européens du renseignement, une véritable menace stratégique à moyen terme; les mêmes experts accueillent en revanche avec surprise les "révélations" récentes sur des vagues d'attentats se préparant en Europe.

Depuis deux ans déjà, on savait que l'Iran révolutionnaire n'était pas dépourvu d'amis au sein de cette communauté musulmane étendue de la Mauritanie aux philippines: "l'Oumma des mille millions", dans la langue fondamentaliste; un milliard et demi de fidèles dans trente ans !

Réduits au silence dans la plupart des pays Arabes -deux cents millions de croyants-, les groupes sous influencé iranienne jouent en revanche un rôle non négligeable parmi les quelque cinq cents millions de musulmans Africains et Asiatiques. Dans ces pays, pas de chi'ites ou presque. C'est donc bien de mouvements sunnites -supposés inaccessibles aux sirènes de Téhéran- due sont venues, du Sénégal à l'Indonésie, d'Afrique du Sud à Mindanao, du Nigéria au Bangladesh, les protestations les plus véhémentes contre le massacre des pèlerins iraniens à la Mecque, durant l'été 1987.

C'est également au sein de l'islam Africain et Asiatique que Téhéran multiplie depuis cinq ans les "conférences du pèlerinage". là, sous la présidence d'un uléma droit venu de Qom ou de Mechhed, la préparation spirituelle du futur pèlerin s'accompagne d'une initiation aux idées-force de la révolution islamique : les divisions entre sunnites et chi'ites sont un complot chrétien pour diviser les Croyants; religion et politique ne font qu'un; ni Ouest ni Est, révolution islamique; non a l'islam des princes et des milliardaires, etc.

Au total, des groupes de taille très diverse, pour la plupart minoritaires et "sous influence" de Téhéran plutôt qu'à proprement parler aux ordres. Quelques exceptions dont le Liban, bien sûr, et le Pakistan. Dans ce pays, le représentant personnel de l'Imam Khomeini est l'hodjatolislam seyyed Ali Sajid Naqvi, chef d'une communauté chi'ite très structurée et nombreuse -sans doute plus de 15 millions de membres.

Face à cette mosaïque de mouvements politico-religieux, d'associations, duel est le projet des dirigeants de Téhéran ? A moyen terme, transformer leur modèle révolutionnaire en un idéal politico-religieux pour les déshérités du monde musulman. A long terme -projet virtuellement irréalisable-remplacer l'Arabie saoudite comme phare de l'Oumma.

Pour ce faire, un levier est nécessaire : une minorité musulmane activiste -qui restera une minorité, les iraniens sont sans illusion à ce sujet- dans l'ensemble des pays (45) de l'Organisation de la conférence islamique. La stratégie consiste à utiliser ces groupes pour des campagnes d'agit-prop dont le meilleur exemple est l'affaire Rushdie. Ce faisant, ils marquent -comme au football- les gouvernements de ces pays, les poussent à multiplier leurs engagements publicitaires en faveur de l'islam. Téhéran fait le pari que ces proclamations gratuites et la réalité inchangée de la corruption et de la misère conduiront à des révoltes et, de proche en proche, à une situation révolutionnaire. Rien qui diffère beaucoup, au fond, de l'attitude du "raider" capitaliste qui cherche dans un premier temps le contrôle d'une minorité et manoeuvre, à partir de celle-ci, au sein du groupe dont il souhaite s'emparer.

Personne à Téhéran ne pense que l'affaire sera simple, mais les stratèges islamistes savent que les pouvoirs en place ont du mal à relever de tels défis : difficile de disqualifier cette propagande comme occidentale ou athée; en outre, sa tonalité familière à qui connaît un peu le Coran lui donne un accès direct à des audiences très vastes, au peuple.

L'orientation, le pilotage des groupes favorables à Téhéran passent par des missionnaires. Dans ce domaine, la République islamique a fait un effort gigantesque, amplifié d'année en année. Un an après la Révolution, en 1980, ils étaient déjà 10 000 futurs ulémas chi'ites et sunnites, venus de trente cinq pays, en formation dans les séminaires de Qom et de Mechhed. La même année, le principal centre d'enseignement coranique d'Arabie saoudite, l'Université islamique de Médine comptait, saoudiens et étrangers confondus, 380 étudiants...

Xavier Raufer - 03/89.

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