ANNEXE I : LA LUTTE ANTITERRORISTE EN 1900

EXTRAIT DES "TEMPS NOUVEAUX"
périodique anarchiste, 15 décembre 1906

«L'Internationale policière

C'est le titre sous lequel nous avons eu le plaisir de lire dans l'Humanité du 8 décembre un fort généreux article du citoyen Guy Bowman, membre de la Social Democratic Federation anglaise, actuellement de passage à Paris.

Nous croyons utile d'en reproduire ici toute la partie essentielle

Alors qu'on annonce un Congrès international anti-anarchiste -lisez : anti-révolutionnaire destiné à se tenir à Madrid, en janvier prochain, il serait peut-être à propos de s'occuper un peu du mouchardage international.

Que la police soit internationale, le fait est hors de doute, il a été mis fréquemment en pleine lumière. Toutes les capitales ont, outre leurs mouchards nationaux, une équipe de mouchards étrangers, généralement de quelque marque, destinés à surveiller les révolutionnaires.

SECTION FRANÇAISE.

A Londres, la police politique française posséda, pendant la période de 1892-1900 qui vit sur le continent de nombreux attentats anarchistes et leur répression impitoyable, l'inspecteur Houllier, devenu légendaire. Ce digne homme ne se faisait pas faute d'emprunter le nom de M. Johnson, correspondant du Figaro, pour aller chez les commerçants de Charlotte street ou d'Islington s'enquérir des réfugiés français. C'était, déclarait-il avec une belle rondeur, "pour leur rendre service". Le brave homme ! Un jour, cependant, il lui arriva d'être, avec son collègue et compatriote Fédée, enveloppé à Fitz-Roy-Square par des anarchistes français qui leur donnèrent à tous deux une aubade homérique ; on en rit encore à Londres.

La police politique italienne était, vers la même époque, représentée à Londres par l'illustrissimo cavaliere Sernicoli, ayant sous ses ordres une forte escouade de ses nationaux. Les policiers italiens sont intelligents, subtils et individuellement redoutables ; en corps, ils le sont moins. Malgré leur zèle, Sernicoli et ses acolytes ne purent empêcher les révolutionnaires Malatesta, Malato et Merlino de quitter clandestinement Londres pour aller prendre part à un mouvement insurrectionnel en Italie.

SECTION RUSSE.

L'infâme police russe est toujours à l'oeuvre en Angleterre, en France et en Italie. Nombreux sont, à Londres, les réfugiés russes, socialistes, révolutionnaires et mêmes tolstoïens. A leur grand regret, les mouchards de Nicolas II, qui ont à compter avec le sentiment britannique, ne peuvent que surveiller les révolutionnaires, tenter de surprendre leur correspondance et signaler leur départ pour le continent.

En France, grâce à l'alliance franco-tsariste, les mercenaires de la troisième section, mêlés à la colonie russe du treizième arrondissement, ont pu faire expulser de nombreux révolutionnaires slaves. Il y a quelques années -au lendemain de l'attentat Bresci contre le roi Humbert- c'étaient surtout les Italiens qu'on expulsait.

Les manoeuvres de la police russe en Italie ont été plus odieuses encore. D'accord avec les questurini, leurs dignes frères, les mouchards au service de la maison Romanoff ont pu attirer dans d'abominables traquenards les révolutionnaires russes et les livrer aux autorités tsaristes. Comme le peuple italien s'insurgea contre les extraditions machinées, notamment contre celle de Goetz qu'il empêcha, on trouva le moyen d'attirer les révolutionnaires russes sur le territoire autrichien. Là, îles étaient aussitôt saisis et dirigés sur la frontière russe, d'où ils partaient pour la Sibérie, Sakhaline ou la mort.

Car les gouvernements autrichien et allemand ont pu être en rapports tendus avec le gouvernement russe, les polices des trois Etats n'en ont pas moins fonctionné toujours avec une touchante unanimité.
` Policiers de tous les pays, unissez-vous pour la défense du trône et du capital !

SECTION ESPAGNOLE.

Faut-il rappeler l'accord touchant des polices française et espagnole dans l'affaire Malato, greffée sur l'attentat de la rue de Rohan pour débarrasser la monarchie alphonsiste du gêneur qui avait, avec le professeur Tarrida del Marmol, dénoncé au monde civilisé les crimes de Montjuich ?

On se souvient de ces enveloppes de bombes ou prétendues telles, mystérieusement envoyées de Barcelone et voyageant sous les yeux de la police française !;

SECTION ANGLAISE.

Faut-il rappeler l'arrestation de mon confrère de la presse anglaise, Hamilton, à Madrid, le 31 mai dernier, quelques heures après que Morral, seul auteur de l'attentat de la calle Mayor, eut lancé sa bombe ? Hamilton, inoffensif journaliste, fut arrêté comme anarchiste dynamiteur. Il avait été évidemment dénoncé comme un homme dangereux aux autorités espagnoles.

Il en fut de même pour moi. Lorsque je partis de Londres pour ouvrir sur place une enquête absolument impartiale sur l'affaire Ferrer, et résolu à ne proclamer vrai que ce que j'aurais pu contrôler moi-même, j'annonçai publiquement mon voyage. C'était au grand jour que je voulais chercher la lumière. Les seules lettres d'introduction que j'emportais étaient pour les députés républicains Lerroux et Arsuaga (ce dernier défenseur de Ferrer) et l'écrivain libertaire bien connu Uralès, ex-directeur de la Revista Blanca, aujourd'hui collaborateur à des journaux républicains.

Les détectives de Scotland Yard -la préfecture de police londonienne- et leurs confrères de Paris, où je m'étais arrêté, n'eurent rien de plus pressé que de signaler mon départ à leurs collègues espagnols.

Si bien qu'arrivé à Madrid à huit heures du matin, j'étais arrêté à midi ; les agents de M. Davila n'avaient pas perdu de temps !

Il paraît que le champion de la répression révolutionnaire pour la section anglaise de l'Internationale policière est un nommé Macnamara qui se trouvait à Madrid le 31 mai dernier; c'est lui qui dit à Hamilton : "Monsieur vous avez agi comme un imbécile !" c'est très grave, la façon dont vous vous êtes comporté ! et Hamilton en tombait des nues.

Pour le récompenser de son zèle, la section espagnole de l'Internationale policière, octroya royalement une récompense de 25 francs par jour à Macnamara ; pendant ce temps, les mouchards venus de Valence se présentèrent la nuit au Gobierno Civil pour y demander un logement ou de l'argent pour se loger; pour toute réponse, ils reçurent un coup de pied quelque part et pendant que l'English détective se gorgeait dans les meilleurs restaurants, les policiers d'Alphonse XIII couchaient à la belle étoile !

SECTION ALLEMANDE.

L'Allemagne, pays où le sentiment révolutionnaire (lire "anarchiste", N&E) n'existe pour ainsi dire pas , n'en est pas néanmoins sans avoir son organisation mouchardière ; mais là, c'est plutôt de l'intérieur qu'elle surveille et se tient aux aguets pour capturer les révolutionnaires étrangers qui lui seraient signalés par les autres sections de leur hideuse Internationale ; témoin cet inoffensif antimilitariste Domela-Nieuwenhuis qui, l'an dernier, après avoir assisté au Congrès de la Libre Pensée de Paris, s'en retourna en son pays de Hollande en passant par l'empire du Kaiser; il y subit le même sort que celui qui m'attendait en Espagne il y a à peine six semaines !

Je me demande ce que l'on va faire de Gustave Hervé en août prochain, s'il se rend au congrès de Stuttgart. Il est vrai que d'ici là, l'affaire marocaine pourrait bien avoir résolu la question antimilitariste.

UNE GALERIE INTERNATIONALE.

Si j'eusse pu conserver le moindre doute sur l'existence de la police internationale, je l'aurais perdu à la vue de toutes les photographies de révolutionnaires qu'on me mit sous les yeux en me demandant si je les connaissais. Photographies de Malato qui est français, de Kropotkine qui est russe, de Malatesta qui est italien, de Domela Nieuwenhuis qui est hollandais, de Vallina qui est espagnol : une véritable galerie internationale ! Il n'y manquait guère que ma photographie, lacune qui est maintenant comblée.

Cette Internationale policière est quelquefois grotesque, elle est toujours abjecte. Elle prétend ne viser que la répression des attentats à la dynamite ; en réalité, elle menace tous les révolutionnaires socialistes aussi bien qu'anarchistes.

Elle menace, surtout dans les périodes de forte réaction, tous ceux qui ont au coeur la haine généreuse de l'injustice sociale et qui, par l'éducation, la propagande et l'action politique ou économique, veulent arriver à fonder une société meilleure.

Guy Bowman

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