I - Le Grand Jeu

La scène se passe voici 153 ans, à Boukhara, cité-Etat perdue aux tréfonds de Asie centrale - aujourd'hui sise en Ouzbékistan. En ce jour de juin 1842, deux hommes décharnés, en haillons, sont traînés devant la citadelle du khanat. Contraints de creuser leur propre tombe, ils sont ensuite décapités au sabre. Foule plus dense qu'à l'ordinaire, présence de l'émir en personne, le féroce Nasrallah : ce sont deux officiers britanniques qu'on exécute. En mission au cœur (alors quasi-inexploré) de l'Asie, ils sont tombés entre les mains du despote, qui fait mettre à mort - prudence ? Défi à l'empire britannique alors empêtré en Afghanistan ? - ces deux émissaires un peu cartographes, un peu diplomates - et pas mal espions. L'un des deux suppliciés est Arthur Conolly, capitaine au 6ème régiment de cavalerie indigène du Bengale, héros bien oublié d'une épopée dont il avait lui même inventé le nom en écrivant à un ami. The Great Game - le Grand Jeu : rendue célèbre par Rudyard Kipling (1)  , cette formule rassemble en deux mots, un siècle de guerres secrètes, d'espionnage, de manœuvres clandestines et de stratégies indirectes mises en œuvre par les empires britannique et tsariste pour neutraliser ou contrôler émirats et khanats du Caucase et d'Asie centrale.

Or dès la dissolution de l'URSS et l'indépendance des ex-républiques soviétiques musulmanes, le Grand Jeu à repris. Il s'agit maintenant de conquérir le droit d'exploiter des matières premières, ou des marchés - plus des territoires. Et les acteurs sont différents : hier le tsar ou Victoria, reine et impératrice des Indes; aujourd'hui, la Russie, toujours, mais aussi la Chine, l'Iran et la Turquie - sans oublier, en fond de tableau, les Etats-Unis et Israël.

Un exemple du Grand Jeu new-look ? La mise en exploitation des champs pétrolifères de la Caspienne, et l'exportation du brut vers l'Europe est suivie, côté américain, par un comité interministériel présidé par Strobe Talbott, ministre adjoint des Affaires étrangères. Réserves offshore N°1 de la planète - 7 milliards de tonnes de brut estimées - gaz naturel à foison : des conséquences stratégiques gigantesques, avant tout pour les riverains : Kazakhstan, Azerbaïdjan, Turkménistan, Iran et Russie; au-delà, pour l'Europe orientale et le reste de l'Asie centrale. Au point que l'affaire a déjà provoqué un coup d'Etat et l'embrasement de conflits frontaliers, ou de guerres civiles, dans le triangle Azerbaïdjan - Arménie - Géorgie, classiques figures de style d'un Grand jeu qui oppose ici la Russie à la Turquie.

Ce Grand Jeu se pratique pour l'essentiel au milieu de la nouvelle "Zone des tempêtes". Cette expression imagée est attribuée au "Che" Guevara. Lors du fameux congrès révolutionnaire Tricontinental tenu à Cuba en janvier 1966(2)  , une banderole qualifiait de "zone des tempêtes" pour l'impérialisme yankee, la ceinture insurrectionnelle qui traversait alors l'Afrique, l'Asie et l'Amérique latine. Aujourd'hui, la vraie zone des tempêtes s'étend de Sarajevo à la Muraille de Chine - pour l'essentiel, entre le Caucase et l'Asie Centrale.

(1) Dans "Kim", publié en 1901 : "Now I shall go far and far into the North, playing the Great Game...".
(2) Au plus fort de l’affrontement idéologique entre Moscou et Pékin, alors les deux “Mecques” du marxisme-léninisme, cette réunion tricontinentale à grand spectacle (“Africa, Asia, Las Americas”) était une réponse de l’URSS, par Fidel Castro interposé, à la volonté de Mao Tsé-Toung de prendre la direction de tous les mouvements de libération du Tiers-Monde et d’en faire un néo-komintern maoïste
 
 

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