Les débuts de l'histoire des Brigades rouges sont bien connus
: au tout début des années 70, dans le "triangle de fer"
Milan-Gênes-Turin, une organisation se crée, dont le projet
est d'"enraciner la lutte armée à partir des luttes de l'ouvrier-masse
des grandes concentrations industrielles".
Jusqu'à l'année 1979, inclusivement, les Brigades rouges
ont donné l'impression qu'elles agissaient, dans toute l'Italie,
à peu près à leur guise. Organisées de façon
rigoureuse, bien renseignées, grâce à d'innombrables
"taupes", sur le fonctionnement de l'Etat, de la Justice, des Entreprises,
elles avaient su se doter auprès de couches de la population dépassant
largement la mouvance des marginaux, d'une image de type "Robin des Bois
redresseur de torts".
Le brigadiste, c'était un combattant austère, incorruptible
et courageux, au milieu d'une société jouisseuse, veule et
corrompue. Au moment de son arrestation, le brigadiste se constituait "prisonnier
de guerre" et gardait, par la suite, un silence méprisant.
On découvrait souvent, lors d'une arrestation, que le délégué
syndical de telle usine, populaire, sympathique, apprécié
de ses collègues, parfois même adhérent de la cellule
locale du Parti communiste italien, était en réalité
un militant des Brigades rouges. Parmi les jeunes ouvriers originaires
du sud de l'Italie "montés" dans les grandes usines du Nord, nombreux
étaient ceux qui ne se désolaient pas trop en apprenant qu'un
"petit chef" répressif avait reçu deux balles dans les jambes.
Telle était, dans les années 70, la réalité
italienne…
Il a d'abord fallu que les forces de l'ordre chargées de la
lutte anti-terroriste fassent un considérable effort de lucidité
pour prendre en compte cette réalité; Il faut dire que celle-ci
n'était pas des plus agréables à accepter.
C'était bien au coeur même de l'Italie, dans une partie
de sa jeunesse ouvrière et étudiante, chez certains de ses
intellectuels, que se trouvait la solution du problème.
Pendant des années, les policiers italiens avaient fébrilement
cherché, en vain, à remonter les pistes menant à l'étranger.
Toute cette violence n'était pas - ne pouvait pas être - pensaient-ils
à l'époque - le fait d'éléments issus du peuple
italien. On avait forcément affaire à un complot ourdi et
soutenu par des puissances étrangères : ces théories
étaient, en outre, diffusées dans de nombreux médias
et soutenues par d'importantes personnalités politiques.
Un diagnostic de cette nature entraînait fatalement une stratégie
répressive inappropriée : on ne raisonne pas juste sur des
figures fausses. On cherchait les camps d'entraînement des brigadistes
très au nord ou très au sud de l'Italie : chaque "colonne"
des B.R. disposait en réalité, dans des montagnes désertes
de l'arrière-pays de Rome, Milan, Gênes, Turin, etc…, de son
polygone de tire où Mario Moretti, l'organisateur, venait, comme
Hidalgo (il s'appelle comment maintenant ?) sélectionne les footballeurs
de l'équipe de France, choisir les tireurs d'élite nécessaires
pour "neutraliser" les gardes du corps d'Aldo Moro.
On pensait que ce même Aldo Moro était détenu dans
les caves de telle ou telle ambassade : il se morfondait dans un appartement
bourgeois de Rome, à deux pas du périphérique.
Les services italiens ont reconstitué -formidable travail !-
toute la comptabilité à la lire près, des Brigades
rouges pour l'année 1981 et se sont aperçus que les "sorties"
-dépenses nécessaires à la vie de l'organisation-
ne dépassaient les "entrées" connues -hold-up, enlèvements,
rackets - que d'un peu plus de 5 millions de francs. La modestie de cette
somme permettait d'affirmer que 90 % du financement des Brigades rouges
était d'origine indigène, et que le complément inconnu
- les fameux cinq millions - n'impliquait pas fatalement une source étrangère
: cent entreprises italiennes, par exemple, avaient les moyens d'acheter
aux Brigades rouges, à un tel prix, leur tranquillité et
la promesse d'un désengagement de leurs usines.
Ce sera donc le principal titre de gloire du général
Delle Chiesa et de son état-major, d'avoir eu le courage de cesser
de chevaucher des chimères internationales et de se mettre à
chercher l'adversaire là où il se trouvait réellement
: en Italie.
La première tâche concrète des forces anti-terroristes
a donc consisté à créer un corps de spécialistes,
experts ès-Brigades rouges. Une véritable université
du terrorisme se crée, dispensant des enseignements en sociologie,
psychologie et psychiatrie, linguistique et sémantique, histoire
des groupes révolutionnaires italiens, idéologie marxiste-léniniste-maoïste,
etc…
C'est à partir d'une connaissance parfaite de l'adversaire que
la stratégie des forces de l'ordre italiennes va pouvoir être
mise au point. Elle se résume à une formule et à une
technique, d'origine communiste d'ailleurs - quoi de mieux que de retourner
contre lui les armes de l'adversaire ? - que l'on emploie, dans les partis
communistes contre ceux que l'on veut éliminer d'un poste de responsabilité
: cette formule tient en trois mots : manoeuvrer - isoler - liquider.
L'existence d'un vaste vivier de sympathisants - estimé par
le P.C. italien à près de 100 000 personnes - et l'étanchéité
de leurs structures : voici les points forts des Brigades rouges.
Comme dans un pays démocratique, on ne peut pas envoyer tout
le vivier au goulag, on va donc transformer l'admiration qu'il éprouve
pour la guérilla urbaine en mépris. Simultanément,
on va faire passer les connaissances théoriques, académiques,
que l'on a des Brigades roues au niveau du concret - mettre des noms et
des adresses sur les organigrammes pour faire éclater les structures
et les hiérarchies.
Pour atteindre ces deux objectifs une seul arme : les repentis. Quand
ceux des brigadistes qui souhaitent secrètement quitter la lutte
armée pourront le faire - au prix d'une confession pleine et entière
- avec l'espoir de sortir rapidement de prison, on pourra identifier la
hiérarchie des B.R., localiser les bases, dépôts d'armes,
"prisons du peuple", etc…, et perdre de réputation les B.R. auprès
de leurs sympathisants : les héros muets se seront "mis à
table".
Ces deux objectifs atteints, le stade suivant consistera, pour les
forces de l'ordre, à reprendre l'initiative de la lutte. C'est chose
faite à la fin de l'année 1981 : la direction stratégique
des B.R., affaiblie, divisée, déstabilisée, privée
d'une bonne partie de son prestige, est dans la position d'un joueur d'échecs
de niveau médiocre, qu'un grand maître domine en anticipant,
de plusieurs coups, tous ses mouvements.
S'ajoute à cela tout un arsenal de mesures techniques et d'analyses
scientifiques destinées à rendre la vie impossible aux brigadistes
quand ils sont en mouvement (transports, etc…) ou à l'arrêt
(appartements, locaux).
Mais -et l'évolution même de notre rappel le montre bien-
ce qu'on connaît à peu près, depuis la fin tragique
de l'affaire Aldo Moro, c'est l'histoire de la répression contre
les Brigades rouges. Pas l'histoire des B.R. elles-mêmes, de leurs
déchirements idéologiques, de leurs scissions.
Les Brigades rouges n'ont jamais été idéologiquement
monolithiques les "résolutions de la direction stratégique"
étaient toujours plus ou moins des textes de compromis, mais, le
centralisme démocratique aidant, le document publié faisait,
par la suite, autorité. Ceci est vrai jusqu'au début de 1978.
La "résolution" de février 78, qui précède
la "campagne de printemps" (l'affaire Moro) est la dernière à
être vraiment unitaire. Toutes les tendances ultérieures (parti-Guérilla,
Parti communiste Combattant, etc…) la citent et s'y réfèrent
comme ultime point de repère des "grandes" B.R.. Déjà,
peu après l'affaire Moro, pendant l'été de 1978, le
cas de Valerio Morucci et d'Adriana Faranda montre que le ver "mouvementiste"
est déjà dans la colonne romaine. Ces deux là auront
eu le seul tort d'avoir raison trop tôt.
Les secousses sont telles après l'affaire Moro qu'on peut affirmer
-à court terme, en tout cas- que les Brigades rouges ne survivent
que parce qu'elles sont hétérogènes, et donc qu'elles
peuvent épouser au plus près toutes les courbes du terrain,
ce qui est préférable quand on est soumis à un feu
d'enfer…
C'est ce que disent les B.R.-PCC elles-mêmes, d'ailleurs :
"A partir de 1980, chaque colonne de l'Organisation située dans
les pôles métropolitains a affronté le problème
de l'enracinement dans les situations en assumant certaines contradictions
qui s'exprimaient localement, contradictions différentes d'une ville
à une autre. Un plus grand enracinement et la désagrégation
de la ligne politique sont allés de pair. Privée d'une ligne
politique qui saisisse la contradiction principale (celle entre mouvement
de classe et pratiques de la bourgeoisie) et l'aspect principal de cette
contradiction, c'est-à-dire le projet politique dominant dans une
conjoncture donnée, privée donc d'une identité de
ligne, de stratégie générale, mesurée sur la
situation concrète, l'Organisation Brigades rouges a fini par assumer
autant d'identités qu'il y avait de pôles principaux d'intervention.
Les scissions de 1981 sont le couronnement organisationnel d'un processus
de fragmentation politique en oeuvre depuis longtemps." (1)
C'est ce "processus de fragmentation politique" que nous allons étudier
plus loin sous ses divers aspects : idéologique, organisationnel,
militaire. Comme les "Notes" sont un instrument de travail, nous avons
choisi la formule, plus sèche, certes de la chronologie détaillée.
Elle a quand même l'avantage de faire apparaître sous nos yeux,
sans ornements superflus, un fascinant tableau : celui d'une organisation
qui s'auto-détruit, avant même que la répression ne
s'en charge.
Xavier Raufer.
(1) Replacer l'activité générale
des masses au centre de l'Initiative"
Brigades rouges-Parti Communiste Combattant/17/01/1983
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