Aujourd'hui et demain
[L'URSS a disparu, le bloc de l'Est s'est effondré, les Moujahidines
ont repris Kaboul et la RAF dit renoncer à la lutte armée:
quelles réflexions, jugements, etc. vous inspirent ces événements
? Quel avenir pour les prisonniers des guérillas communistes-combattantes
en Italie ? Dans le reste de l’Europe ?]
Au cours des années 1982-86 la majorité des militants
incarcérés des BR, parmi eux des fondateurs de l'organisation
comme Renato Curcio, Mario Moretti etc., ont beaucoup réfléchi.
Ils en sont venus à la conclusion que, bien au-delà de l'histoire
même des BR, un cycle historique s'achevait. Un cycle qui avait débuté
en Russie, en 1917 et vu des millions de personnes donner une réponse
non-capitaliste aux problèmes dramatique que rencontre l'humanité.
D'après ces camarades, la fin de ce cycle est a envisager dans
toute sa complexité, c'est-à-dire hors de schémas
simplistes du type "échec du communisme et victoire du capitalisme"...
"affrontement de deux idéologies et victoire du bien sur le mal".
Cette fin rend tout d'abord caduque et inutile les tentatives de résoudre,
tout au long du demi-siècle écoulé, de façon
bureaucratique et militaire (pays de l'Est), ou au contraire par le capitalisme
sauvage (occident), les drames planétaires comme la famine, l'exploitation
du tiers-monde, la destruction de l'environnement. Tenter de résoudre
les problèmes de la planète par le militarisme a conduit
le monde à deux doigts du conflit nucléaire et voilà
tout.
Cette réflexion globale a conduit les BR à la conclusion
qu'il n'y avait plus d'espace en Europe pour la lutte armée. Cela
dit, les problèmes dramatiques demeurent et nous pensons -je pense
- que leur résolution ne passe pas par le capitalisme qui est la
cause même de leur aggravation. L'effondrement d'un bloc qui a limité
pendant presque un siècle la globalisation du capitalisme -même
s'il n'a fait que cela - va, sur le long terme, affaiblir les pays du sud,
les classes laborieuses. Pour le bien même de notre civilisation,
nous devons retrouver les véritables valeur du socialisme et donc
distinguer entre le grand mensonge du "socialisme réel" à
la Brejnev, d'une part, qui n'a fait que souiller puis détruire
l'idéal même dont il se recommandait, et d'autre part les
aspirations de millions de gens qui n'ont pas plus d'avenir dans l'ex-est
que dans l'ex-ouest. C'est pour eux en définitive qu'une génération
-la nôtre - a lutté, contre le nazisme et le fascisme, pour
la justice sociale, l'émancipation de l'humanité des griffes
de l'exploitation, l'auto-détermination du peuple; bref, pour des
valeurs faisant de l'homme la mesure de toute chose.
Alors, donc que s'achève un cycle historique qui fût,
en Italie, riche en conflits de toutes sortes, il reste chez nous plus
de 400 prisonniers politiques [437 exactement, en juin 1992, NDLR], dont
70 condamnés à perpétuité. La plupart sont
des brigadistes; dix des néo-fascistes. Les BR -et aujourd'hui la
RAF suggèrent que l'on tente de résoudre ce problème
de façon politique.
De leur côté, dans des situations très différentes,
ETA et l'IRA, dont les histoires sont très différentes des
nôtres et qui sont, elles, toujours au coeur de conflits brûlants,
ont entrepris de dialoguer avec leurs adversaires pour conclure par la
négociation des "guerres" devenues endémiques.
C'est pourquoi, dans ce contexte nouveau, nous suggérons une
solution politique: après tout, la lutte armée a été
un phénomène politique et non criminel, trouvant son origine
dans des conflits sociaux réels et graves et dans des motivations
idéalistes.
Aujourd'hui, l'écoulement des années fait que nous, brigadistes,
pouvons considérer ces événements de façon
plus froide et porter sur notre propre combat un jugement nouveau, plus
critique. Mais en échange, nous demandons que l'on prenne en compte,
pour nous juger, tout le contexte de l'époque où nous sommes
lancés dans la lutte et nos motivations d'alors.
Pour régler ce problème de prisonniers politiques, des
instruments juridiques adaptés existent dans l'arsenal juridique
des Etats de droit : l'amnistie, par exemple. mais avant tout, une volonté
collective d'opérer la guérison d'un traumatisme national
grave doit se manifester.
Cette volonté a été clairement exprimée
par le précédent président de la république,
Francesco Cossiga ainsi que par nombre d'hommes politiques et de dignitaires
de l'Eglise. Sur le plan juridique, tous les procès ont été
conduits à leur terme; toutes les actions militaires ont été
élucidées. Sur le plan de la sécurité, la guérilla
urbaine a cessé. Sur un plan moral, nombre de familles de victimes
ont pardonné aux meurtriers de leurs proches et nombre d'ex-brigadistes
ont déjà exprimé publiquement leurs profonds regrets.
Enfin, la justice doit voir plus loin que ses codes et ses tribunaux.
Les Etats européens doivent prendre conscience que des contradictions
existent toujours en leur sein et que des explosions de violence, des ruptures
de la paix publique y sont toujours possibles. Dans ces conditions, maintenir
en détention ceux qui ont symbolisé l'explosion de conflits
graves et leur militarisation devient la preuve que ces Etats ne savent,
ni ne peuvent, résoudre de tels conflits que par la force. Ainsi
et paradoxalement, depuis la chute du mur de Berlin et l'effondrement du
communisme, les prisonniers des BR et de la RAF ne sont plus les "méchants"
mais les témoins de l'incapacité des gouvernements européens
à tourner une page de leur histoire.
Au niveau italien, jamais les BR n'ont nié leurs responsabilités;
ne restent d'ailleurs dans les prisons que des camarades qui ont reconnu
leur appartenance militante et leurs actes. Mais tous leurs procès
se sont tenus sous l'empire de lois d'exception qui ont conduit à
des sentences infiniment plus nombreuses et sévères que celles
qui auraient été prises selon le droit commun. A l'inverse,
dans les affaires d'attentats - massacres, tous ceux qui ont été
inculpés -fascistes, politiciens, officiers ou policiers - ont été,
sans exception, acquittés. Qu'il soit clair, à ce propos,
que si des centaines de jeunes Italiens sont entrés dans la guérilla
urbaine, c'est parce qu'alors, des bombes aveugles explosaient dans les
rues et à bord des trains.
Qu'il soit clair aussi qu'on ne peut, comme le font le PDS (ex-PCI)
et une partie de la gauche, mettre dans le même sac, sous le nom
de "stratégie de la terreur" les BR et les auteurs de ces attentats-massacres.
Notre histoire est sans mystère. Depuis leur ouverture, les archives
des services secrets du bloc de l’Est n'ont jamais permis de produire la
moindre trace d'une collusion entre eux et nous.
Non, le seul problème est qu'il n'y a pas, dans notre pays,
de volonté de faire franchement face aux problèmes en suspens
depuis la décennie 70. Alors, on a encore recours aux explications
par les mystères et les conspirations. Or ces problèmes,
nous devons les aborder et les résoudre sans tarder, ne serait-ce
que dans la perspective de l’Europe unie de 1993. Pour cela, toutes les
forces politiques d'Italie, des Ligues aux communistes; toutes les organisations
sociales et catholiques doivent réfléchir au problème
des militants révolutionnaires, qu'ils soient détenus ou
vivent en exil. C'est d'ailleurs ce qu'a fait le gouvernement allemand
en libérant, le 8 mai dernier, Günther Sonnenberg, pourtant
condamné à perpétuité et en se déclarant
prêt à envisager l'option politique sur la base du document
des BR publié le 10 avril précédent. Chez nous, à
l'inverse, vingt ans après le début de la guérilla,
des militants sont toujours contraints à l'exil; ce, alors que nous
évoquons concrètement la solution politique depuis déjà
six ans. Une solution que les gouvernements italiens ont choisi, depuis
cette date, de renvoyer aux calendes grecques...
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