L'organisation
 
[Quel était le projet politique (ou politicomilitaire) de votre organisation ? Quelle était pour vous la fin idéale de voire combat ? Quelles étapes étaient prévues ? Comment fonctionnait votre colonne ? Effectifs, spécialisation, missions ? Comment se fait la sélection hiérarchique ? La prise de responsabilités ? Qui décidait de qui commandait ? Quel était le rôle réel de la Direction stratégique ?]
 
Le projet de l'organisation à laquelle j'ai adhéré, les BR, était le suivant: opérer, par la pratique d'un processus révolutionnaire armé, la conquête du pouvoir dans notre pays en crise et réaliser la révolution socialiste. Les BR ont lutté plus d'une décennie pour édifier uni parti destiné à diriger ce processus révolutionnaire, le Parti communiste combattant. Ce Parti était considéré par nous comme l'élément déterminant, vital, du processus révolutionnaire et en cela, nous étions des socialistes [Dans l'acception marxiste-léniniste, NDLR] classiques.
 
Les étapes de notre lutte étaient, selon nos organes dirigeants, les suivantes : après la phase initiale de "propagande armée" (197075) nous allions accomplir des actions militaires toujours plus sophistiquées, frappant "au coeur de l’Etat" (1978-82). Nous devrions alors construire le Parti au cours d'une phase dite "de transition". Viendrait ensuite l'étape de la "guerre civile généralisée" qui devait culminer par la prise du pouvoir politique, l'instauration de la dictature du prolétariat et l'application d'un programme socialiste. Pour nous, le processus révolutionnaire était à mi-chemin de la "guerre prolongée'" chère à Mao Zedong et de la phase insurrectionnelle bolchevique qui va de février à octobre 1917, en Russie. La phase de transition, puis de guerre prolongée devaient être mises à profit pour unir et conjuguer toutes les forces du prolétariat et bâtir les structures politico-militaires nécessaires à la guerre civile généralisée.
 
Notre idéal était le socialisme. Pas le socialisme existant dans les années 70 en URSS mais un socialisme issu à la fois du premier bolchevisme, celui de Lénine de 1917 à 1924 et de celui de la Révolution culturelle madiste. Notre socialisme était malgré tout actuel, car issu de la critique de masse du capitalisme développé. Pour les BR, le socialisme n'était pas le pouvoir du Parti communiste, mais la réalisation d'un programme social au service des masses. Nous l'avions résumé en un texte dit des "cinq thèses", publié en avril 1980. Ces thèses étaient :
 . Disparition de l'antagonisme entre travail manuel et intellectuel,
. Reconversion des forces productives dans un sens positif,
. Réappropriation de la politique par les masses,
. Création de rapports nouveaux entre êtres humains,
. Création de rapports nouveaux entre l'homme et la nature.
 
Quand je suis entré aux BR, les "vétérans" avaient déjà résolu la plupart des problèmes que pose la clandestinité. Mouvement semi-légal à l'origine, l'organisation était devenu une structure complexe, articulée, totalement immergée. Elle était constituée comme un parti politique légal, avec ses organes dirigeants prenant les décisions politiques :
 
• Direction stratégique,
• Comité exécutif,
• Direction de colonne.
 
Le travail au sein des colonnes étant luimême distribué entre "brigades" et "fronts".
 
Pour concilier le fait que les BR étaient une structure simultanément politique et clandestine, la structuration nationale s'était faite par colonne, un concept politico-militaire hérité des Partisans italiens de la Seconde Guerre mondiale. Il y avait des colonnes à Milan, Gênes, Turin, Rome, Naples et en Vénétie. Chaque colonne devait être autosuffisante et compartimentée. Leur création et leur développement concrétisait le projet politique des BR: toutes celles du nord étaient immergées dans les grandes concentrations ouvrières : Fiat, Alfa-Romeo, Porto Marghera (pétrochimie), Ansaldo (métallurgie). La colonne de Rome -siège du gouvernement et des structures centrales de l’'Etat - avait comme objectif stratégique d'attaquer les dirigeants politiques, notamment ceux de la DC.
 
Chaque colonne était commandée par une direction, comptant 6 membres maximum. Au dessous, les militants étaient répartis en brigades de 4 personnes opérant au niveau politique dans la classe ouvrière, chez les étudiants, les chômeurs etc. Des brigades existaient dans les entreprises : à la Fiat, à l'Alfa-Romeo, dans les hôpitaux, les ports, les chemins de fer, mais aussi dans des quartiers populaires, des banlieues et dans des établissements d'enseignement.
 
A priori, pour des raisons idéologiques tenant à la nature même du marxisme-léninisme, les BR étaient hostiles au concept de spécialisation, à une différenciation rigide et permanente des rôles. Cela, selon notre direction, entraînait la création de centres de pouvoir et à terme, le fractionnement de l'organisation. Contrairement à ce que disaient les médias italiens, les BR n'avaient pas une structure militaire avec des généraux, des commandants et des soldats. Les cadres dirigeants ne jouissaient d'aucun statut particulier, d'aucun privilège. Ils vivaient simplement et participaient à toutes les tâches, nobles ou modestes. Ils devaient faire eux-mêmes leur propre discipline. Les camarades dirigeants participaient à la diffusion de matériel de propagande clandestin, aux enquêtes, aux changement de plaques d'immatrculation sur les véhicules, au même titre que le benjamin de leur colonne. Mario Moretti, fondateur des BR, clandestin dix ans durant, a été arrêté alors qu'il allait rencontrer un simple "contact" [sympathisant en cours de recrutement NDLRI. Prospero Gallinari [Geolier, puis meurtrier d'Aldo Moro, NDLR] a été blessé et arrêté par les policiers alors qu'il maquillait une voiture, à la grande surprise de ceux-ci.
 
Mais il y avait évidemment des problèmes politico-organisationnels complexes nécessitant une division des tâches et le choix de militants suivant leur expérience et leurs capacités individuelles. Des structures spécifiques, les "Fronts" avaient été créés pour répondre à ce type de problèmes. Le "Front logistique" s'occupait des faux documents d'identité, des automobiles à maquiller, des appartements clandestins, des arsenaux et des hold-up servant à financer les opérations. Le "Front de la contre-révolution" devait pénétrer et comprendre le fonctionnement des instances de répression (enquêtes sur la police, les carabiniers etc.) en vue de les frapper. Le "Front des prisons" gérait les rapports entre militants libres et incarcérés, ainsi que les projets d'évasion. Les "Fronts" coordonnaient en réalité un travail auquel tous les militants participaient, tout en maintenant le secret sur les actions prévues.
 
Au sein de l'organisation, une division existait entre "permanents" -des révolutionnaires professionnels au sens léniniste du terme et les "occasionnels".
 
Les permanents travaillaient à plein temps pour les BR; parmi eux, certains étaient clandestins à 100%. Recherchés parla police, ils vivaient armés et possédaient de faux documents d'identité; logeaient dans des "bases" louées pour eux par des militants inconnus de la police. Ils recevaient un petit salaire [1250f. par mois en 1980; à cette époque, un OS gagnait ±3000 f. mensuels]. Ceux qui n'étaient pas encore poursuivis gardaient, bien que permanents, une existence légale. Ils pouvaient être, par exemple, ouvriers à la Fiat. C'est parmi eux que les dirigeants choisissaient les cadres remplaçant les camarades incarcérés. Il y avait au total quelques dizaines de permanents.
 
La masse des BR était composée d'occasionnels. Ils menaient une vie légale, travaillaient, enseignaient, militaient dans un syndicat -où ils n'étaient pas infiltrés, notez-le, mais où ils faisaient leur boulot de militant ou de responsables normalement. Et, en plus, ils accomplissaient leurs missions de brigadistes.
 
Les BR opéraient par "campagnes", en concentrant leurs actions dans le temps. Il y avait des "actions centrales" très complexes comme l'enlèvement d'Aldo Moro ou ceux de chefs d'entreprise comme Talierco (pétrochimie, Porto Marghera) ou Saccucci (Alfa-Romeo), ou encore du général Dozier ou du juge D'Urso. Dans de telles opérations, les BR engageaient une dizaine de militants maximum, choisis parmi les plus expérimentés. Il y en avait neuf, par exemple, pour l'enlèvement d'Aldo Moro. Ces éléments venaient des "Fronts" spécialisés, mais cela pouvait être aussi de simples militants des brigades. J'ai en mémoire des cas précis où de simples militants ont participé à des actions militaires de haut niveau. Pendant ces actions centrales décidées et planifiées dans le but de polariser l'attention politique du pays, les divers fronts et brigades en exécutaient des dizaines d'autres, tactiques, qui mobilisaient chacune trois ou quatre militants : irruptions armées dans les sièges des partis politiques, tirs aux jambes, attentats, incendie de véhicules et de locaux. Mais aussi l'assassinat de contremaîtres "fascistes" on de requins du travail noir, de policiers, de magistrats etc.
 
Plus concrètement : en application du programme fixé par la Direction stratégique, brigades et fronts sélectionnaient, dans chaque colonne, les cibles potentielles. Après quoi une discussion se tenait pour parvenir à la "solution correcte" : devait on ridiculiser la cible -en l'aspergeant de peinture rouge, par exemple ? Ou la blesser ? Ou l'enlever ? Ou la tuer ? Les critères de choix dépendaient de la responsabilité objective de l'individu (son poste) et subjective (son comportement personnel). La proposition finale remontait alors au commandement de la colonne qui pouvait l'accepter, l'amender ou la rejeter. Ensuite, la direction de colonne, en accord avec le chef de la brigade concernée, choisissait le "noyau opérationnel", invariablement composé de militants de la brigade concernée et d'un représentant de la direction de colonne, responsable de l'opération. Ce noyau constitué, venait la seconde phase : l'enquête opérationnelle. On se rendait sur le heu choisi pour l'attentat, on sélectionnait l'emplacement optimum en fonction de la topographie locale; on décidait des itinéraires de repli, de qui allait tirer, couvrir le tireur, conduire le véhicule, etc. Les actions étaient conçues pour éviter de blesser les passants. Celui qui était choisi pour tirer pouvait refuser de le faire. Il pouvait renoncer à ce rôle jusqu'à l'ultime minute précédant l'action.
 
L'adhésion aux BR était volontaire. Chacun pouvait les quitter à tout instant, sur la base de garanties réciproques. je le répète, les BR n'étaient pas une armée, mais une organisation où les fonctions, de la base au sommet, dépendaient de l'expérience des individus et de leur esprit de responsabilité. Il n'y avait pas de commandement, mais une pyramide d'instances de discussions collectives (direction stratégique - direction de colonne - brigades) qui appliquaient le programme politique élaboré par l'organisation par le biais des campagnes. Sur cette base, le dirigeant d'une action militaire était celui qui avait la plus grande expérience en la matière, point final.
 
Au sommet, la Direction stratégique (DS) avait la responsabilité de l'élaboration du programme politico-organisationnel. Elle était le cerveau des BR, l'endroit où confluaient et se conjuguaient les expériences etles connaissances de tous les brigadistes. L'organe auquel tous les militants s'identifiaient, surtout en période de doute ou d'incertitude. La DS recueillait, analysait et synthétisait toutes les suggestions remontant des militants (libres ou détenus) des brigades, des colonnes. Les membres de la DS étaient tous des camarades très expérimentés, en général des clandestins mais de simples militants des brigades "montaient" aussi à la DS pour des missions techniques. La DS élaborait un programme politique auquel tout militant devait adhérer, sous peine d'exclusion. Durant ses années d'activité, la DS a publié des "résolutions" -les textes stratégiques- en 1976, 1978, 1980, 1981, 1985. Les dernières résolutions n'ont été que le reflet des difficultés que rencontrait alors le processus révolutionnaire en Italie; difficultés qui ont amené une dissension entre colonnes et provoqué la mort des BR.

 

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