Itinéraire personnel
[Itinéraire antérieur : famille ? Etudes ? Militantisme
légal ? Comment entre-t-on dans une organisation comme les BR? Prise
de contact ? La/les première(s) mission(s) ? A partir de quel moment
êtes-vous devenu clandestin ? Faux documents d'identité, etc.
? ]
Je suis né dans une famille modeste; ma mère était
une femme au foyer, mon père, employé de commerce. Après
le lycée, j'ai été étudiant - salarié
à l'université, dans une discipline scientifique. A partir
de 1968, j'ai milité dans une organisation d'extrême-gauche
légale, le "Movimento studentesco" (mouvement étudiant) et
j'ai suivi avec passion tous les événements politiques de
ces années-là (196869) : grèves et manifestations
massives dans les grandes concentrations industrielles du nord de l'Italie,
à la Fiat de Milan, par exemple, le Mai français, la guerre
du Vietnam, etc. J'ai alors évolué vers les groupes de l'extrême-gauche
extra-parlementaire de l'époque, "Lotta continua", "Potere Operaïo";
j'ai milité dans ce dernier mouvement jusqu'au milieu des années
70.
Dans les premières années de cette décennie (70)
les gouvernements italiens successifs sont restés inertes; ils n'ont
fait aucune des réformes de grande ampleur auxquelles aspirait l'ensemble
du mouvement ouvrier et social dans notre pays. Bien au contraire, toutes
les revendications de celui-ci étaient repoussées par des
gouvernements proches de la droite la plus dure, mêlés de
surcroît aux tentatives de coup d'Etat de l'extrême droite
activiste et aux attentats-massacres perpétrés dans tout
le pays [Voir en annexe, le rappel de ces attentats]. Des tueries dont
les auteurs ont tous, jusqu'à ce jour, joui d'une parfaite impunité.
Dans les années suivantes, le Parti communiste italien (PCI) et
la Démocratie chrétienne (DC) ont uni leurs forces pour mener
une politique de compromis historique. Ils ont notamment entrepris de criminaliser
le mouvement social, ce qui a conduit tout droit à l'explosion de
violence de masse de 1977. Ces événements ont eu une influence
déterminante sur ma trajectoire politique. Alors que j'étais
jusque vers 1973 hostile à la lutte armée, j'ai fini par
la trouver acceptable. J'ai réalisé que la seule stratégie
radicale de changement révolutionnaire dans la société
italienne était celle des Brigades rouges, dont je me suis rapproché
dès la fin de 1973.
Les BR -contrairement à ce que prétendaient les médias,
qui les présentaient comme mystérieuses et impénétrables,
peuplée de super-experts - ne comptaient dans leurs rangs que des
ouvriers, des chômeurs, ou des étudiants, comme moi. Elles
n'étaient manipulées par personne. A partir de 1973, les
discussions publiques sur la violence révolutionnaire et la possibilité
de faire la révolution en Italie se sont multipliées dans
tous les cénacles politiques et syndicaux d'extrême-gauche,
dans les universités bien sur, mais aussi dans nombre d'usines du
nord du pays. C'est au cours de l'une de ces réunions que j'ai retrouvé
un vieux copain de Potere Operdio. A partir de ce jour, j'ai discuté
avec lui, pendant des mois, de la lutte armée. Nous nous rencontrions
regulièrement et il me donnait à lire les documents clandestins
-tracts, brochures- des organisations armées, dont ceux des BR,
bien sûr, et nous les commentions.
Plusieurs mois après le début de ces rencontres, mon
ami s'est présenté comme un militant des BR et m'a proposé
de les rejoindre. Pendant encore six mois, j'ai été un simple
"contact" connue on disait aux BR. Mon ami me confiait des textes politiques
internes (non diffusés à l'extérieur de l'organisation)
et me demandait de les étudier puis de les lui commenter. Il cherchait
à déterminer mon niveau de motivation, à voir si j'étais
prêt à faire le saut (dans la clandestinité). A la
fin de cette seconde période, j'ai rencontré, officiellement,
un membre de la direction de colonne de la ville où je faisais mes
études. Depuis le début de nos rencontres, mon ami lui faisait
parvenir des comptes-rendus sur mes "progrès" suite a chacune de
nos rencontres, ce que j'ignorais, bien sûr. A ce moment-là,
ce dirigeant ignorait encore mon identité, et moi, évidemment,
la sienne. Lors de cet entretien, le camarade dirigeant a été
très clair : l'adhésion aux BR ne dépendait pas du
niveau de culture politique du "novice", ni de ses connaissances "militaires"
mais d'un critère bien plus important pour l'organisation : sa capacité
à renoncer à une vie normale, à sa famille, à
ses études, à ses amis et à ses liaisons sentimentales.
Et, bien sûr, de sa capacité morale à prendre les armes,
à s'engager dans la voie de la révolution -sans avoir la
moindre garantie qu'elle soit victorieuse un jour- avec, comme destin vraisemblable,
la prison ou la mort. Seul un individu doté d'un idéalisme
puissant -et non de seules certitudes idéologiques- et d'une volonté
implacable de lutter contre l'injustice, pour une société
nouvelle était admissible dans l'organisation. A cette époque.
J'ai été admis à rejoindre la colonne. Voilà
comment à commence pour moi une vie au cours dramatique.
Contrairement aux idées reçues, les brigadistes n'étaient
pas des professionnels de la terreur. Ils n'étaient en rien des
spécialistes de la chose militaire, comme l'étaient les activistes
fascistes et ne cherchaient même pas à le devenir. Ils ne
recevaient pas un entraînement militaire intensif pour se préparer
à l'action. L'utilisation des armes et le savoir-faire en la matière
étaient étroitement liés aux besoins de l'action.
J'étais un étudiant - salarié. D'autres, dans ma colonne
étaient enseignants, ouvriers, infirmiers, chômeurs. Ni eux,
ni moi, n'avions de notre vie touché une arme avant notre entrée
aux BR. D'ailleurs nombre des militants et des cadres de notre organisation
n'ont jamais touché une arme pendant toute leur vie de brigadistes.
En ce qui me concerne, comme le voulait le "cursus" au sein des BR, j'ai
du apprendre les règles de la vie clandestine; apprendre à
penser, à me comporter en clandestin. Mes premières missions
ont été de diffuserles tracts des BR dans des endroits publics,
usines, bâtiments universitaires, etc., ce qui était une activité
dangereuse. Après j'ai fait des enquêtes sur des "cibles"
potentielles. J'ai passé mon temps à faire des filatures
et des "planques" entre les domiciles et les lieux de travail de mes "clients".
Et un jour, j'ai participé à ma première action
armée. Avant cette opération, nous avons passé quelques
jours dans un secteur montagneux isolé pour nous exercer au tir.
J'ai ainsi appris le maniement minimun des armes à feu. Puis nous
avons discuté du déroulement tactique de l'action, du partage
des rôles etc.
Aux BR, que ce soit pour blesser une "cible" (tir aux jambes) ou pour
la tuer, un seul camarade faisait usage de son arme. Un second militant
se tenait à ses côtés; il veillait à la sécurité
du tireur et intervenait en cas d'imprévu. Deux ou trois autres
camarades se tenaient aux alentours, avec des armes longues (pistolets-mitrailleurs
ou fusils d'assaut) dissimulées. Enfin, à proximité
se trouvait une voiture avec son chauffeur. Pour les véhicules "action"
les règles étaient strictes : obligatoirement volé,
il était équipé de deux jeux de plaques d'immatriculation
correspondant à des modèles de couleur identique. L'action
effectuée, nous retournions chez nous, ou à notre travail,
selon l'heure. On éprouvait alors une profonde sensation de vide;
un sentiment de responsabilité tragique.
C'est en 1980 que je suis devenu complètement clandestin, à
la suite de la trahison d'un camarade appréhendé. Je me suis
rendu compte, un jour, que j'étais filé par des policiers
qui espéraient certainement que je les conduirais à d'autres
camarades où à des bases de l'organisation. J'ai du alors,
sur le champ, plonger dans la clandestinité totale : faux papiers
d'identité; port d'arme en permanence. Cela a constitué le
plus grand bouleversement de mon existence; un profond déchirement
: j'abandonnai alors nies parents, ma soeur, ma fiancée, sans leur
fournir la moindre explication et sans savoir si je les reverrai un jour.
De ce jour, j'ai vécu grâce à la solidarité
de sympathisants des BR, en changeant constamment de villes et d'appartements.
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