Brigades rouges : l'adieu
aux armes
Xavier Raufer
[L'entretien suivant a été réalisé quelque
part en Europe, en mai 1992. L'identité véritable de mon
interlocuteur m'est comme mais n'est pas révélée,
à sa demande, pour raisons de sécurité. Chaque ligne
de l'entretien a été vérifiée -notamment avec
un haut fonctionnaire italien ayant mené, au plus haut niveau, la
lutte contre les Brigades rouges entre 1978 et 1983 - tout est exact. XR]
Ponctuel comme toujours, l'homme est déjà au lieu du
rendez-vous, dans l'allée ensoleillée dujardin publie. Paisible,
les mains dans les poches, il admire les massifs de fleurs. Un homme grand;
à l'élégance décontractée. la quarantaine
juvénile. Un touriste ? Un jeune cadre faisant, le temps d'un après-midi
estival, la banque buissonnière ? Non. Ses yeux. Des yeux très
mobiles derrière des verres fumés. Perçants. Aux aguets.
Aux aguets, sans trêve, depuis vingt ans. Car cet homme -appelons-le
"Paolo"- est le dernier dirigeant de haut rang des Brigades rouges -les
BR de la grande époque, à la charnière des années
70 et 80- à n'avoir jamais été capturé par
la police italienne. Le dernier des "commandants de colonne" encore fibre.
Le dernier des membres de l'instance suprême des BR -la "Direction
stratégique"- a avoir, le 6 mai 1978, voté la mort d'Aldo
Moro. Le dernier des Mohicans en quelque sorte.
Entre 1973 et 1983, "Paolo" a vécu toute l'histoire des Brigades
rouges. Leur apogée : Aldo Moro enlevé; l'Italie traumatisée;
le gouvernement de Rome pris à la gorge. Leur chute, ensuite : l'échec
du "saut au parti". cette tentative insensée de créer en
Italie un parti de masse, armé, insurrectionnel et clandestin. Puis
les déchirements byzantins au sein de l'organisation entre les tenants
du "Parti-guérilla du prolétariat métropolitain" et
ceux du "Parti communiste combattant". L'agonie enfin : la répression
qui déferle et broie l'appareil central des BR; les colonnes -"Mara
Cagol" à Turin, "Walter Alasia" à Milan; celles de Rome,
de Gênes, de Naples, de Vénétie- démantelées.
La Direction stratégique traquée, ses membres tombant les
uns après les autres...
"Paolo" a survécu à tout. Commandant une puissante "colonne"
du nord de l'Italie, ayant jusqu'au dernier moment ordonné -et conduit
- des opérations "militaires", géré une organisation
complexe et diversifiée, il a pu, lors de l'agonie des BR en 1983,
s'enfuir d'Italie. Il ne s'est pas "repenti"; il a refait sa vie quelque
part dans le monde. Libre, détenteur de la mémoire de ce
qui fut -et de loin - la principale organisation communiste combattante
d'Europe -il y a eujusqu'à 1300 brigadistes incarcérés
en Italie, il en reste, aujourd'hui encore, près de 400- "Paolo"
n'avait jamais parlé. Un jour peut-être, m'avait-il dit. Quand
le moment sera venu de tourner la page du communisme combattant en Europe.
Or le 10 avril 1992, le dernier groupe marxiste-léniniste armé
encore actif en Europe, la Fraction armée rouge allemande (RAF),
a publié un communiqué de cinq pages annonçant que,
sous conditions bien sur, elle était disposée à déposer
les armes. Que, pour elle, la lutte armée n'avait désormais
plus grand sens. Un texte lugubre et crépusculaire qui marque la
fin d'une époque en Europe, après un quart de siècle
de communisme armé, de la Belgique (Cellules communistes combattantes)
à l'Espagne (Groupes révolutionnaires antifascistes du Premier
octobre, GRAPO) en passant par la France (Action directe) l'Allemagne et
l'Italie.
Alors "Paolo" m'a recontacté. Le moment est venu a-t-il dit.
Les camarades de la RAF sont décidés à abandonner
le combat. Cen'est pas une ruse tactique de leur part. Leur décision
est prise. Ainsi, pour moi-même et les camarades des BR encore fibres
et dispersés dans le monde, (il y a encore plusieurs dizaines de
cadres et de responsables de notre organisation en fuite et clandestins
hors d’Italie) le combat cesse définitivement d'être militaire.
Il est désormais purement politique. Or faire de la politique c'est
expliquer, expliquer sans cesse. Je suis prêt, en mon nom et en celui
de mes camarades encore libres, à répondre à vos questions.
A toutes vos questions.
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