GAL : le concept, sa mise en oeuvre
 
• Les GAL
 
Le premier -et le seul- document écrit des GAL est retrouvé dans la nuit du 14 décembre 1983 à Dancharia, au pays basque français, non loin de la frontière. C'est une simple feuille de papier pliée dans la poche de Segundo Marey, un ressortissant espagnol enlevé par méprise par les GAL du fait de sa ressemblance avec un membre du Comité exécutif d'ETA-M. Ce communiqué (fac-similé p. 30) est signé "Les Groupes Antiterroristes de Libération". Un pluriel, capital, pourtant négligé par les média qui ne feront en général référence qu'au GAL, au singulier. Or "le" GAL est tout sauf une structure unitaire, pyramidale, hiérarchisée, comme, par exemple, ETA; même si c'est l'idée que, par assimilation à leur propre organisation, les etarras se font de lui; même si c'est également l'image que souhaitent donner de lui ses promoteurs. En réalité, le GAL est plutôt une marque, au sens commercial du terme; ses exploitants espagnols recrutent de petits truands, des demi-soldes de l'activisme, des paumés comme intérimaires pour assassiner, en France, des réfugiés etarras.
 
Un beau jour, à Madrid "on" a donné un feu vert et désigné une cible; puis, vingt-sept mois plus tard, les mêmes ont suggéré qu'il était temps d'arrêter les frais. Entre temps, "on" s'est contenté de laisser jouer les initiatives et les rivalités, nationales et locales, -traduction contre-terroriste de "guerres des polices", ou des services, aussi âpres en Espagne que chez nous- en évitant soigneusement de se retrouver dans les lignes de tir, médiatiques ou autres... Bref : on cherchait une "tueuse blonde" ? Il y en a au moins deux, mais brunes. On parlait du GAL ? Il y en a eu plusieurs, qui entrent néanmoins tous dans le cadre d'une stratégie globale.
 
• Le cadre
 
C'est celui d'une campagne "militaire" comportant un début et une fin décidés en haut lieu, exécutée sur un théâtre d'opérations déterminé et visant une cible unique. A l'intérieur de ce cadre, on l'a vu, place à la concurrence et à l'initiative !
 
• L'opération
 
Ici, une incidente s'impose. La culture anglo-saxonne du renseignement distingue deux types d'opérations spéciales : clandestine operations (ops.) et covert ops. Les premières (infiltrations, retournements, écoutes) sont destinées à rester secrètes de bout en bout. Les secondes ont des origines et des sponsors secrets, mais des effets bien visibles; des attentats, par exemple. Quels sont les critères d'une "covert op." réussie ?
 
- Il faut que l'Etat-sponsor ait la possibilité de nier son implication dans l'affaire (deniability) le plus longtemps possible; de préférence jusqu'au terme de l'opération;
- Que l'opérateur précis de l'affaire reste ignoré jusqu'au terme de celle-ci;
- Que les informateurs sur le terrain et les complicités, officielles ou privées, dont les opérateurs ont profité dans le pays-cible et alentours restent inconnus; ainsi que tout ce qui se rapporte au financement de l'opération, origines, filières, etc. : cela peut en effet resservir un jour...
 
Or, si l'on applique ces critères de succès aux GAL, on peut parler, à ce jour, de réussite peu commune; car si des bruits circulent dès décembre 1983, attribuant les premiers attentats "galeux" à des truands et des militants d'extrême-droite recrutés par des officiels espagnols et financés par des patrons basques lassés du racket d'ETA, jamais, jusqu'à la fin de l'opération en février 1986, personne n'a été en mesure de fournir de faits concrets et probants sur les sponsors des GAL au plus haut niveau, ni sur les financiers réels et leurs filières. Ni, enfin, sur les liens existant entre ces commanditaires mystérieux et l' "état-major opérationnel" censé diriger les GAL. Début 1986, c'est à peine si l'on commence à soupçonner des policiers de Bilbao. Au dessus, à côté, c'est le mystère.
 
Un mystère d'autant plus épais que Madrid n'a jamais été très bavard à propos des GAL. La Garde civile a fait un sobre commentaire d'inspiration biblique du type "qui vit par l'épée finit par mourir par l'épée"; la police a évoqué sans rire la vendetta romantique de quelques parents de victimes d'ETA, aidés par une poignée de policiers indignés -des brebis égarées, bien sûr- bénéficiant des largesses de trois P.M.E. des faubourgs de Bilbao. Le ministère de l'Intérieur a toujours refusé de s'expliquer sur l'usage qu'il a fait de ses "fonds réservés" durant les années-GAL. Il faut dire que l'exemple vient de haut : dès 1985, un juge français révèle, preuves en main, les liens existant entre les "galeux" et des policiers espagnols : "affirmations sans fondements !" s'exclame Felipe Gonzalez. Plus les révélations se font nombreuses, plus véhémentes sont ses dénégations. En août 1988, il jure même "sur l'honneur que son gouvernement n'a rien à voir avec les GAL". Un serment quand même affaibli par une de ses précédentes déclarations suivant laquelle
 
"l'Etat de Droit se défend sur les tribunes et dans les salons, mais aussi dans les égouts"...
 
Au-delà des enquêtes concernant les "brebis galeuses" -des sous-fifres de la police de Bilbao- va-t-on mener une enquête en profondeur sur les GAL au sein de la police, de la Garde civile et des services spéciaux ? "Le ministère de l'Intérieur n'en a pas l'intention" déclare le porte-parole du gouvernement le 15 juillet 88. "Le moment n'est pas opportun pour une telle enquête" renchérit une semaine plus tard le nouveau ministre de l'Intérieur. Et chaque fois qu'un ministre français a prononcé les lettres GAL devant l'un de ses collègues espagnols, celui ci est resté de marbre.
 
• Les opérateurs
 
En 1982, il fallait entendre policiers et gardes civils opérant au Pays basque espagnol crier leur rage après les attentats d'ETA : "Les cafards sont encore sortis de leurs trous... Ils viennent ici assassiner les nôtres et le soir même, on les voit fêter leurs "cartons" aux terrasses des cafés de Bayonne et de Saint-Jean-de-Luz... De l'autre côté [en France] on ne fait rien... Les "réfus" se moquent de nous...". Leur amertume était telle qu'il n'a pas été bien difficile de trouver parmi eux des volontaires pour un nouvel épisode de contre-guérilla barbouzarde. Au départ, un projet simple : le gouvernement français nous dit qu'il n'y a pas de cadres de l'ETA-M sur son territoire ? On va en flinguer quelques-uns; comme cela ils ne pourront plus nier l'évidence. Et au passage on aura vengé les copains. Ce sont des policiers de Bilbao qui entrent les premiers dans la danse. Mais le succès est tel que tout le monde prend le train "galeux" en marche.
 
Commentaire d'un vieux policier français : "souvenez vous de la lutte anti-OAS. Chaque service avait créé son petit groupe Action et barbouzait dans son coin. Une pagaille noire. Les GAL, c'est la même chose, à la sauce espagnole. D'où l'aspect incohérent de l'activité GAL sur le terrain, le professionnalisme impeccable de certaines opérations et l'aspect bricolé, comique même, de certaines autres". Au premier rang des bricoleurs, un sous-commissaire des renseignements généraux de Bilbao, José Amedo Foucé. Ses faits et gestes des années 1983-86 rempliraient aisément un volume intitule "Opérations secrètes : ce qu'il ne faut jamais faire". En vrac : recrutement de "galeux" dans les locaux mêmes de la police de Bilbao ; compte en banque personnel où les pesetas valsent par millions; dépenses somptuaires dans les casinos locaux; usage simultané d'un pseudonyme et d'une carte de crédit à son vrai nom ; maîtresses utilisées dans des opérations secrètes, qui s'épanchent dans les colonnes des journaux après la rupture; "galeux" français et portugais généreusement dotés de documents d'identité espagnols prélevés sur le stock du patron... Un vrai festival. Au point qu'après leur avoir rendus quelques services -on saisira sur des "galeux" des fiches de renseignement et des photos de cadres d'ETA-M "ressemblant fortement" à des documents de travail des services français- des policiers du Sud-ouest finiront par fuir Amedo Foucé et sa bande, surnommés "les petits Poucets"... Les collègues espagnols ne seront pas plus tendres avec Amedo quand le vent aura changé, début 1986 et qu'il faudra mettre fin aux opérations GAL. En effet, le commissaire Amedo et ses troupes renâclent alors à l'idée de rentrer dans le rang. Finis la vie à grandes guides, les soupers fins et les créatures de rêve... Résultat : en août 1987, deux journalistes madrilènes sont obligeamment conduits à une cachette bourrée de documents sur les GAL et d'une panoplie du parfait "galeux", le tout mettant dramatiquement en cause le commissaire Amedo et sa troupe... Arrêtés en juillet 1988 pour cause de visibilité excessive, le commissaire et son adjoint seront condamnés à 108 ans et 8 mois de prison en septembre 1991.
 
Mais jamais la justice espagnole n'éprouvera l'envie d'aller plus haut, ou plus loin... Pas même celle d'entendre le commissaire Manuel Ballesteros pour le compte duquel, pourtant, Amedo déclare qu’il " avait le sentiment" de travailler. Ballesteros était à l'époque des GAL le "Monsieur anti-terrorisme" espagnol; le bras droit de Rafaël Vera, secrétaire d'Etat à la sécurité. A ce titre, Ballesteros -ex-patron de la lutte anti-terroriste au Pays basque, puis "Commissaire général à l'information" [directeur des renseignements généraux]- supervisait les négociations officieuses avec ETA. En prime, ce super-flic espagnol avait jadis été impliqué dans les affaires d'un ancêtre des GAL, le "Bataillon basque espagnol", subissant à la fin des années 70 les foudres de la justice espagnole, puis trois ans de "placard"... Le parfait pedigree pour un commanditaire des opérations GAL...
 
Le marketing,, des GAL
 
Une campagne de publicité bien conçue prend en compte trois éléments : la cible, l'image et le message. Dans le cas présent:
 
La cible: uniquement des cadres, des militants des réservistes d'ETA-M et les lieux qu'ils fréquentent. ETA Poli-Mili, les Commandos Autonomes Anticapitalistes, le groupe "Iraultza" ("Révolution" en basque), n'intéressent pas les GAL.
 
L'image : GAL, en Espagne, c'est une marque de savons de luxe très connue. GAL est aussi la première syllabe du nom injurieux donné aux français "gallos" (comme on dit "boche" ou "yankee"). En langue basque, GAL est un préfixe qui signale une déperdition, comme dé, justement, en français. L'idée d'un grand nettoyage, associée à celle de la France et d'un acte négatif : quelle plus belle adéquation signifiant/signifié réaliser en trois lettres ? Sans compter les déclinaisons possibles en français : "galeux" etc.
 
Le message : fini le sanctuaire; finies les protections. Ce n'est pas un hasard si la première opération entreprise par les GAL dès octobre 1983 (L’enlèvement de "Josean" et de "Joxi"; voir tableau des attentats des GAL, p. 47 et s.) est le prélude direct à l'assassinat, deux mois plus tard, de "Txa-pela", symbole éloquent de l'usage offensif du sanctuaire et des protections les plus prestigieuses...
 
Les GAL frappent les cadres "historiques" d'ETA-M et leurs lieux de rencontre : les bars basques; mais également, autour de la cible, la population vivant au contact des réfugiés, pour les isoler, les fragiliser, faire régner la peur autour d'eux.
 
Une "campagne" chère ?
 
Non. Un coût ridicule en comparaison de la facture du maintien de l'ordre en Euskadi-sud -et même du montant de l'impôt révolutionnaire versé chaque année à ETAM. Au total, avec les faux-frais, sans doute pas plus de dix millions de francs. Les GAL, c'est comme le Loto : facile, pas cher et, en l'occurrence, cela a rapporté gros...
 
Comment se déroulent les opérations ?
 
Des volontaires, policiers ou Gardes civils, contactent des collègues et amis français et portugais. Avec leur aide, ils prospectent les divers "milieux" criminels ou activistes (clubs de tir, amicales parachutistes, sociétés de sécurité) de ces deux pays et proposent des "contrats". Pour les voyous, c'est simple : vous descendez untel, c'est tant. Petit acompte à la commande, solde à "livraison". Pour les activistes, le jeu est plus subtil. L'ancien para à la dérive, le maniaque des armes à feu éprouvent une fascination majeure pour les services spéciaux. On leur joue donc le coup façon mission secrète. Ce avec d'autant plus de vraisemblance qu'à cette époque, la DGSE ne se désintéresse pas, loin de là, du dossier basque...
 
Toujours est-il que les "recruteurs" font preuve d'un absolu cynisme. A tous les coups l'on gagne : un etarra tué ? Un de moins. Des innocents tombent, victimes d'une "bavure" des GAL ? Le milieu abertzale est un peu plus isolé encore; les bars basques un peu plus vides. Au prochain attentat, le "carton" est assuré... Dans les deux cas, publicité garantie. Les hommes de main sont arrêtés ? Autant de moins à payer. Qu'ils dénoncent donc "Pepe", "Francis" ou "Goïti", les seuls noms qu'ils connaissent ... Tels des kleenex, on les jette après usage ...
 
Mais si le destin des exécutants est sans importance aucune pour les commanditaires, leur "profil", lui en a une, majeure même: "Pas d'Arabes ni d'Espagnols", recommande un recruteur à un chef de bande du Sud-ouest. Il ne faut pas inquiéter les paisibles populations des Pyrénées-Atlantiques, ni gêner les "sponsors"... En tout cas, l'infrastructure, elle, est française et opère en France. A chaque attentat, le plan "Eclat", qui permet de boucler la frontière, est mis en place : un ou deux hommes de main tombent dans le piège; jamais aucun des opérateurs; a fortiori aucun commanditaire...
 
Qui commande ? A qui profite le crime ?
 
En février 1984 -les GAL se manifestent alors depuis quatre mois- Felipe Gonzalez entreprend d'instruire l'opinion publique française. Parlant du continuum ETA-Sanctuaire français-GAL, il déclare: "je crois que si ETA cessait ses activités terroristes, la violence disparaîtrait de la face du pays". Un message lentement assimilé par le gouvernement socialiste français, puis reçu 5 sur 5 par celui de Jacques Chirac. La preuve ? Même s'il est filé depuis novembre 1985, c'est en avril 1986 que "Txomin"(1) , est arrêté. Un mois plus tard, Charles Pasqua, peu coutumier des dérapages médiatiques, commente ainsi la nouvelle donne au Pays basque français (2). "Nous ferons tout pour mettre hors d'état de nuire les personnes qui sont payées par un Etat [c'est nous qui soulignons] pour venir régler leurs comptes sur notre territoire". A bon entendeur... Un serment d'autant moins exténuant à tenir que les GAL ont mis l'arme au pied trois mois plus tôt, pour ne plus se manifester depuis lors. Ce malgré de violentes offensives dETA en Euskadi-sud, sur le reste du territoire espagnol, même, entre 1986 et 1992, alors que chaque attentat grave d'ETA sans exception avait été suivi de sa riposte "galeuse" entre décembre 1983 et février 1986...
 
En juillet 1986, José Varona Lopez, membre présumé du "Commando Madrid" d'ETA-M, est expulsé vers l'Espagne, inaugurant une "procédure d'urgence absolue" utilisée par la suite plus de deux cents fois. Depuis lors, le gouvernement français réprime vraiment les activités d'ETA sur son sol; la coopération avec les instances judiciaires et policières espagnoles s'est intensifiée au point qu'en mars 1992 -alors que moins de dix ans auparavant, l'arrestation en Euskadi-nord -a fortiori l'extradition- du moindre etarra était exclue- trois dirigeants de premier plan d'ETA, "Paco", "Txelis" et "Fitti"(3), sont capturés en Euskadi-nord.
 
Comme ils ont dû discrètement jubiler, ce jour là à Madrid, ceux qui, dans un secret toujours intact pour l'essentiel, ont monté la campagne de contre-terrorisme la plus efficace de l'après-guerre !

(1) « Txomin», Domingo Iturbe Abasolo. Figure his-torique d'ETA-Militaire dont il est le chef incontesté durant près d'une décennie. Arrêté en France eu avril 1986 et expulsé, il échoue en Algérie où il meurt dans des circonstances troubles et mars 1987. Voir dans les «Notes & Etudes » N'4, de février 1988 son portrait détaillé.
(2) Forum RMC, 24/5/86.
(3)  «Paco» ou «Artapalo » : Francisco Magica Garmendia, chef militaire, puis élément moteur du Comité Exécutif (CE) d’ETA. «Txelis», José-Luis Alvarez Santacristina. Responsable politique au sein du CE dETA. «Fitti», José-Maria Arregui Irostarbe. Responsable des affaires logistiques et techniques au sein du CE dETA. Tous trois consti-tuent la direction suprême d’ETA. Ils sont arrêtés le 19 mars 1992 à Bidart, près de Biarritz, au Pays basque français.

 

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