Le contexte
Pays basque français (ou Euskadi-nord), 1982 : cela fait alors
près de vingt ans qu'ETA combat "Pour la libération nationale
et sociale du peuple basque". D'ores et déjà, les morts -Basques
et Espagnols, civils et militaires- se comptent par centaines. La répression
aidant, de nombreux militants et sympathisants d'ETA ont fui le Pays basque
espagnol (ou Euskadi-sud) pour se réfugier, à proximité
immédiate, dans la partie basque des Pyrénées-Atlantiques.
En 1982, ces réfugiés sont environ 800, hommes et femmes.
Là-dessus, à divers niveaux, ± 200 "abertzale" (militants
nationalistes) participent à la lutte armée de l'autre côté
de la frontière; la plupart au sein d'ETA-Militaire (ce sont les
combattants, ou "Gudaris" en langue basque); le solde se partage entre
"poli-milis" et autonomes(1). Les réfugiés
"non-combattants" sont tous plus ou moins "réservistes" : ils hébergent,
"portent des valises", etc.
Au cours des années, cette communauté basque a transformé
Euskadi-nord en un sanctuaire : à l'époque, c'est en France
que se préparent et s'entraînent les "commandos illégaux"
qui frappent au sud; c'est de France que le Comité exécutif
d'ETA donne ses ordres. C'est entre Hendaye et Bayonne que "capitalistes"
basques et espagnols viennent payer l' "impôt révolutionnaire".
C'est au bureau de l'A.F.P. de Bayonne qu'ETA revendique ses attentats.
C'est dans les bars du "Petit Bayonne" que, de retour d'Euskadi-sud, les
commandos d'ETA fêtent leurs "victoires".
Depuis la restauration de la démocratie en Espagne, l'existence
de ce sanctuaire empoisonne les relations entre les gouvernements centristes
d'abord (1975-1981), puis à partir d'octobre 1982 socialistes, de
Paris et Madrid. Lorsque Felipe Gonzalez accède au gouvernement,
chacun pense qu'il va nouer avec François Mitterrand et Pierre Mauroy
des relations privilégiées; négocier avec eux le règlement
en douceur de l'épineuse affaire basque. C'est exactement l'inverse
qui se produit : six mois après l'accession de Felipe Gonzalez au
pouvoir, la brouille est totale entre les deux gouvernements -sur ce point
tout du moins; six mois plus tard encore et le Pays basque français
a cessé d'être un sanctuaire pour devenir le centre d'un champ
de bataille.
A l'époque, ce brutal désamour s'explique par de profondes
différences entre dirigeants socialistes espagnols et français
: leurs agendas politiques, leurs urgences, d'abord, divergent; leurs origines
et leurs itinéraires politiques, ensuite, sont aux antipodes. Pour
les socialistes espagnols, le dossier basque est d'une importance vitale
: affaire de sensibilités personnelles, de promesses faites et d'objectifs
politiques : ramener la paix en Euskadi-sud, réussir là où
Franco et les centristes ont échoué, figure parmi leurs grandes
priorités politiques. Au même moment, la lutte contre ETA
n'est pas vraiment l'obsession du gouvernement de Pierre Mauroy...
Ce d'autant moins que, face à ETA, la psychologie des socialistes
français est aux antipodes de celle des espagnols. En effet, les
dirigeants du PSOE sont venus jeunes à la politique; la plupart
par l'extrême-gauche. Ils ont évolué ensuite vers la
social-démocratie mais leurs engagements précoces, leur expérience
du combat clandestin et de la répression font qu'ils n'ont aucun
complexe devant les "etarras". Tout autre est le profil des dirigeants
socialistes français concernés par l'affaire basque : François
Mitterrand et Robert Badinter sont de grands bourgeois de sensibilité
romantique venus au socialisme dans leur maturité(2).
Le révolutionnaire, le "combattant" -fut-il autoproclamé-
les impressionne toujours un peu. A cette époque, l' "antifascisme",
la "lutte de libération nationale", même fantasmatiques, leur
font encore de l'effet. Preuve : la libération des militants d'Action
directe. Ainsi, que Robert Badinter, défenseur passionné
de "Txapela" en 1979(3), soit ministre de la Justice
à Paris est une catastrophe pour Felipe Gonzalez. Et que Gaston
Defferre soit ministre de l'Intérieur, lui qui a déclaré
au "Nouvel Observateur" en 1981 : "Extrader [les etarras, NDLR] est contraire
à toutes les traditions de la France, surtout quand il s'agit, comme
là, d'un combat politique", représente une calamité
supplémentaire.
Grâce aux socialistes français, le sanctuaire d'Euskadi-nord
risque de devenir inexpugnable. Gonzalez et ses amis doivent donc réagir.
En bons élèves du SPD allemand, leur riposte s'inspirera
plus de Noske(4) que de l'abbé Pierre. C'est
que les dirigeants du PSOE ne sont pas naïfs : la coalition politique
Herri Batasuna ("Rassemblement populaire"), qui représente ETA-M
dans l'arène électorale, pèse entre 12 et 14% des
voix au Pays basque -donc entre 16 et 18% des voix basques- et il n'y a
jamais eu un seul repenti etarra d'envergure. Le problème est donc
politique. Il va falloir négocier. Mais pas n'importe comment. Pas
comme ces Français crédules qui ont commencé par libérer
des terroristes, leur faisant ensuite promettre de se tenir tranquilles...
Il va falloir tout à la fois discuter avec ETA, doter Euskadi-sud
d'une autonomie aussi complète que possible -pour priver ETA d'une
large partie de ses sympathisants- et renforcer la répression -pour
l'affaiblir. Mais comment affaiblir une organisation retranchée
dans un sanctuaire d'Euskadi-nord virtuellement officialisé ? ETA
va être intraitable. Aucune solution de compromis possible dans ces
conditions. C'est la guerre civile à perpétuité.
Fin 1982, en une dernière tentative pacifique, le gouvernement
espagnol transmet à la France une liste détaillée
de 127 cadres et militants actifs d'ETA-M, avec les crimes dont ceux-ci
se sont rendus coupables depuis le rétablissement de la démocratie.
Pas de réaction concrète à Paris. Alors, Madrid se
décide à mettre en Ÿuvre au Pays basque sud un "Plan de sécurité
urbaine", ou "Plan ZEN" (Zona Especial Norte). Au nord de la frontière
apparaît peu après une machine de guerre anti-ETA, les GAL.
Coïncidence ? Pas vraiment : dès l'origine, il est clair que
les GAL sont considérés sans hostilité excessive par
le gouvernement espagnol; ce même si leurs talents meurtriers s'exercent
sur le sol de la France socialiste-soeur...
(1) Voir à ce propos «Notes
& Etudes » N° 4, février 1988, le dossier «
ETA : bientôt 30 ans de lutte armée »
(2) Notons qu'en France les choses changeront
en 1988 dans le camp socialiste avec l'arrivée de Michel Rocard
à Matignon : celui-ci, plus âgé que F. Gonzalez et
ses amis, a pourtant un profil compa-rable; lui aussi a évolué
de l'extrême -gauche vers la social-démocratie
(3) « Txapela» : Mikel Goicoetchea
Elorriaga, membre du Comité exécutif d’ETA-M., accusé
par le gouvernement de Madrid d'avoir commandité ou ordonné
23 meurtres. Assassiné par les GAL en décembre 1983. Procès
d'extradition de Txapela, Aix-en-Provence, mai 1979; un communiqué
du collectif des avocats, signé par R. Badinter, déclare
: «Les décisions de la Chambre d’accusation d'Aix sont la
reconnaissance du fait national basque et du caractère politique
de lutte des militants basques».
(4) Gustav Noske :fils d'ouvrier, ouvrier lui-même
puis député social-démocrate. En novembre 1918, il
rétablit l'ordre dans le port allemand de Kiel aux mains des marins
bolchéviks insurgés de la Hochseeflotte. Ministre de la Défense
et de l’Intérieur dans la gouvernement social-démocrate d'Ebert
en 1919-20. Au moment où Ebert lui propose son maroquin, il lui
répond tranquillement «D ‘accord; il faut bien que quelqu'un
soit le boucher de la bande ... »; puis il écrase l'insurrection
spartakiste de Berlin.
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