Le cycle nouveau

Etat des Lieux : l'Europe, le Monde occidental, la Terre

A l'Est de l'Europe, d'éclatements en divorces, de scissions en affrontements, une recomposition de la géographie politique s'opère aujourd'hui. En réalité, l'édifice des traités consécutifs aux deux guerres mondiales est en voie -rapide- de démantèlement. L'Europe occidentale assiste à cet événement à peu près en spectatrice : la défense européenne est encore une vue de l'esprit; au mieux prendra-t-elle la forme d'une coalition militaire dans un avenir plus ou moins lointain et, à un niveau plus modeste, "Europol" a lui-même le plus grand mal à sortir des limbes. Installé à Strasbourg, cet office européen de police est en effet loin d'un FBI européen remplissant des missions opérationnelles, enquêtes, etc. C'est pour l'instant un simple "embryon", selon les termes d'un ministre européen : une équipe de 15 policiers sous direction allemande qui gèrent un système d'échange d'informations sur le trafic des stupéfiants, la grande criminalité mafieuse, le blanchiment d'argent et les terrorismes. Encore cette modeste machine ne fonctionnera-t-elle à plein qu'après qu'une convention internationale ait été agréée par les 12. Mais si les affaires policières sont complexes et abordées par les Etats de la CEE avec une grande prudence, elles sont d'une angélique simplicité si on les compare avec celles de la justice. L'extraordinaire diversité des systèmes pénaux européens fait en effet, pour l'instant, une utopie parfaite de l'idée d'un "office européen de justice".

Pendant ce temps, chez eux, les citoyens de la CEE aspirent à toujours plus de sécurité; au point que la synthèse des sondages et enquêtes dessine une utopie de sécurité absolue qu'il n'est ni possible -ni souhaitable- de réaliser.

Cet appétit sécuritaire interne s'accompagne de façon paradoxale d'un dégoût à peu près total pour la défense nationale et la sécurité extérieure. Aux portes même de la CEE, la guerre inter-yougoslave est un révélateur parfait de l'incapacité de s'impliquer dans un conflit -fut-ce pour l'apaiser- dans laquelle se trouve, pour l'instant, l'Europe.

Milices "incontrôlées", bombardements impitoyables, cessez-le-feu à répétition, massacres, deux millions de réfugiés et de sans-abris : depuis l'automne de 1991, Beyrouth est au seuil de la CEE. Malgré les images insoutenables de la télévision, l'Europe ne bouge que bien peu et bien tard. Pourquoi ? Parce que les dirigeants européens -conscients du fait que ces horreurs se déroulent à leur porte- redécouvrent une réalité occultée par la Guerre du Golfe, celle qui veut que l'issue d'une guerre ne soit pas seulement fonction de l'état de l'économie et de l'industrie des belligérants. "Si on veut battre l'adversaire", écrit Clausewitz dans Guerre et Politique "il faut proportionner l'effort à sa force de résistance. Celle-ci est le produit de deux facteurs inséparables : l'étendue des moyens dont il dispose et la force de sa volonté". Décelant chez les Serbes une volonté difficile à ébranler, l'Europe refuse donc net le risque d'un Afghanistan-bis et le cauchemar d'un enlisement prolongé au milieu de montagnards guerriers et intraitables.

Une indécision analogue règne à l'échelle, plus vaste, du monde occidental, élevé par défaut au rang de seul agent stabilisateur planétaire. Disposant d'un magistère moral acquis durant l'ère bipolaire par ses combats en faveur des libertés politiques et économiques, des droits de l'homme, l'Occident hésite souvent à souscrire aux obligations que cette situation entraîne. Possédant désormais la plupart des armes de destruction massive, il semble terrifié à l'idée qu'il pourrait devoir les utiliser un jour et ne paraît plus supporter que des guerres sans victimes.

La terre, elle, -aujourd'hui 170 Etats souverains où l'on parle 4000 langues- vit désormais la fin de la glaciation communiste. Le dégel sera forcément long et délicat, car l'une des prétentions majeures du marxisme-léninisme : avoir réglé pour de bon le problème dit "des nationalités" s'est révélée en bout de course être l'escroquerie du siècle. Ledit "problème" avait été simplement mis au congélateur et en sort dans l'état de virulence où le communisme l'avait saisi, voici 70 ans en Union Soviétique et 45, dans le reste du bloc de l'Est. De là ces actuels "replis identitaires", comme disent avec pudeur les sociologues, en réalité des éruptions nationalistes, voire carrément tribales. De la frontière de la CEE à la muraille de Chine, la construction nationale passe désormais par l'usage de la formule homogénéité ethnique-langue et religion communes-frontières historiques; un cocktail dont on sait que l'abus est spécialement dangereux.

Au total, on constate donc une évolution contradictoire du monde entre, d'une part, les grands principes -interdépendance planétaire de plus en plus affirmée dans les domaines de l'économie(1)  et de l'écologie, par exemple- et d'autre part les grands sentiments au nom desquels des peuples, chaque jour plus nombreux, se morcèlent et se déchirent. Et alors qu'au sommet se renforce un système global de sécurité visant à prévenir ou à écourter les crises; à la base, une partie toujours plus vaste de la planète vit entre guerre et paix, dans un état chaotique et anarchique, où le "militaire" et le criminel; le légal et l'illégal sont désormais indiscernables.

Etalonnage des menaces

Dans ces périodes troubles où se chevauchent les cycles historiques, l'un finissant, l'autre débutant, la menace la plus grave pour l'avenir proche n'est pas celle qui paraît la plus sérieuse sur le moment, mais au contraire celle qui est la plus mal perçue et peut de ce fait évoluer et se renforcer dans l'indifférence, le mépris parfois, de ceux-là même qui devraient s'en préoccuper.

Ainsi de la guérilla. C'est en 1927 que Mao Zedong entame la première grande "guerre partisane" de ce siècle, mais trente ans s'écoulent avant que les forces armées des grandes puissances ne prennent ce type de conflit au sérieux. A la fin de la seconde guerre mondiale encore, la doctrine militaire classique balaie en une phrase le phénomène partisan : "la troupe combat l'ennemi; les maraudeurs sont liquidés par les gendarmes". Ce n'est qu'au cours de la guerre d'Indochine que certains officiers français s'attachent à étudier les techniques de la guérilla et se souviennent de la consigne donnée dès septembre 1813 par Napoléon au général Lefebvre : "Il faut opérer en partisan partout où il y a des partisans".

Ainsi du terrorisme. Pleine de mépris pour des individus agissant masqués et porteurs de bombes "artisanales", l'armée à longtemps considéré cette menace comme relevant de la police; de la gendarmerie à la rigueur. Et alors que le premier grand attentat transnational de l'après-guerre remonte à juillet 1968, il faut attendre octobre 1983 et la mort de 58 de nos parachutistes à Beyrouth pour que l'armée française ne prenne vraiment en compte la menace terroriste.

Rendant un involontaire hommage au proverbial ivrogne qui cherche sa clé sous le réverbère -là où il y a de la lumière- nombre d'études de prospective stratégique dépeignent encore, non les menaces potentiellement les plus graves, mais celles que leurs auteurs perçoivent le mieux. Ils évoquent ainsi une "généralisation diffuse de l'insécurité à laquelle...adapter les systèmes d'armes de demain"; prédisent des interventions dans des conflits régionaux à dominante ethnique, religieuse ou tribale; soulignent la nécessité de connaître le mieux possible l'adversaire, ses stocks et ses centres nerveux : tout cela, certes, est loin d'être faux. (2)

Partant de là, la Défense a concentré, durant le printemps de 1992, les nageurs de combat, le 1° RPIMA de Bayonne, les commandos des trois Armes et le GIGN en une unité spécifique de Forces spéciales, instrument professionnel d'intervention dans les «guerres sans fronts», ce qui paraît judicieux.

Restent cependant des menaces graves dont nul ne se préoccupe concrètement, aujourd'hui, en France. Pourquoi ? D'abord, on l'a vu, parce que les décideurs les distinguent mal et qu'elles n'ont pas encore alarmé l'opinion publique. Mais également en raison de leur nature hybride : elles n'entrent en réalité dans aucune des catégories de menaces admises aujourd'hui; pire : elles sapent et finissent par abolir les barrières érigées depuis presque un siècle au sein de nos instances de répression entre criminels "politiques" et "de droit commun". Au-delà même, elles défient l'imagination en associant les contraires les plus absolus : le financier et le pirate; l'acteur humanitaire et le terroriste.

Car pendant que le monde, soulagé, sortait de la guerre froide, d'étranges mutations se produisaient dans des secteurs reculés de la planète, au milieu de l'indifférence générale. Dans ces pays du tiers-monde où le modèle européen d'Etat-nation était en voie d'abandon, certaines formations partisanes -guerrilleros d'Amérique latine, moujahidines d'Afghanistan, etc.- opéraient en effet un mouvement parallèle et sortaient de la sphère du politique. Occupant les territoires disputés de l'ère bipolaire -territoires que leurs puissances souveraines nominales n'ont plus ni les moyens, ni la volonté de contrôler- ces ex-"combattants de la liberté" ou "terroristes", selon l'éclairage, ont du, vers la fin de la guerre froide muter pour ne pas disparaître. Contrôlant aujourd'hui les "zones grises" de notre planète ces puissances criminelles-partisanes hybrides constituent l'un des grands dangers de l'avenir proche. Danger insurmontable ? Non, bien sûr. Danger unique ? Non plus : menaces déclinantes, dangers persistants, risques nouveaux coexistent dans les phases transitoires comme celle que nous vivons, entre deux «nomos» établis. D'où la nécessité d'inventorier les menaces de cette fin de siècle et de les étalonner.
 
(1)  Grâce par exemple aux sommets des sept pays les plus industrialisés, qui constituent désormais un directoire visant à optimiser la gestion économique du monde.
(2)  Caractéristique de cette timidité -ou de cette myopie- le supplément de l'hebdomadaire britannique <the Economist» consacré à l'avenir de la Défense, en date du 5 septembre 1992 [Breakingfree: asurvey ofdefence in the 21 st. century]. Une distinction peu convaincante y est faite entre «guerres d intérêt » et «guerres de conscience,, que l’Occident pourrait être amené à livrer, mais contre d'identiques adversai-res. Pas un mot sur l'arme du renseignement ni sur l'apparition de nouvelles menaces de niveau straté-gique. Selon cette vision des choses, l'armée du futur serait une sorte de super-gendarmerie spéciali-sée dans le maintien de l'ordre hors-frontières, le sauvetage de civils, l'occupation localisée et momentanée de tel ou tel point sensible de la planète. Elle serait dotée de moyens aériens ad hoc et d'une capa-cité navale permettant d'opérer dans les eaux cô-tières.

 

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