Fin de millénaire, fin de siècle, fin de cycle

Dans huit ans, un millénaire et un siècle s'achèvent. Leur dernière et commune décennie vit aujourd'hui les affres d'une fin de cycle historique majeur. Pour reprendre le concept si fécond de Carl Schmitt, c'est le "Nomos" de la terre qui, aujourd'hui, change tout en entier. Forgé à partir du verbe grec "nemein" dont le sens est à la fois celui de prendre, partager et mettre à profit, le "Nomos" est pour Schmitt l'ordonnance globale du monde(1)  . Conséquence : en séquences entremêlées, confusément, le vieux dépérit, le neuf apparaît à nos yeux. Tout est loin d'être clair dans ce tableau complexe où, simultanément, certaines menaces s'effacent alors que d'autres émergent, mais la disparition d'éléments essentiels du cadre conflictuel du "Nomos" révolu est déjà acquise, ou inscrite dans les faits.

Monde bipolaire : disparition

L'histoire de ce siècle est celle de l'affrontement - idéologique, puis politico-militaire- entre le communisme et le capitalisme libéral. A partir de 1945, deux blocs qui les représentent s'opposent en une guerre froide de 44 ans, parsemée de conflits, régionaux, eux, "chauds". Durant cette ère, tout conflit, toute rivalité -luttes de libération nationale et de décolonisation, conquête de l'espace,etc.- s'inscrit forcément dans ce cadre d'affrontement majeur. La disparition de l'Union Soviétique et la dissolution du bloc de l'Est sonnent le glas de cet ordre mondial bipolaire. Les conséquences de cet événement immense sont, comme il se doit, à la fois bonnes et mauvaises :

• Bonnes. La bataille rangée en centre Europe, entre armées de l'OTAN et du Pacte de Varsovie, n'aura pas lieu. L'Europe occidentale n'est plus menacée d'invasion; nulle flotte ne peut désormais interdire aux occidentaux l'accès de quelque mer, de quel qu'océan que ce soit. Résultat : les ventes d'armes conventionnelles lourdes s'effondrent depuis qu'a été abattu le Mur de Berlin.

• Mauvaises. La guerre froide était un facteur puissant de stabilisation dans l'ordre international, comme dans l'ordre intra-étatique. Sa fin voit les relations de solidarité et d'inter-dépendance d'hier se dissoudre rapidement. Les règles strictes établies pour assurer l'équilibre de la terreur n'ont plus cours; l'irrationnel fait son retour dans le domaine des relations internationales.

Mise au placard du nucléaire (entre grandes puissances)

Ce déséquilibre soudain engendre-t-il un risque accru de conflit nucléaire entre les grandes puissances ? Au contraire : désormais l'opinion publique mondiale a compris que "ce ne sont pas les moyens d'extermination qui exterminent, mais des hommes qui en exterminent d'autre grâce à elles"(2)  et que le feu nucléaire, arme absolue, ne peut être utilisé que contre un ennemi absolu. Qui enfreint cette loi devient un monstre, mis sur le champ au ban de l'humanité. Ainsi, l'Amérique reaganienne pouvait-elle songer à vitrifier l' "empire du mal" soviétique; celle de Bush ne peut un instant envisager une frappe atomique sur une Russie quasiment réduite à la mendicité. Pour les grandes puissances tout au moins(3) , l'arme nucléaire, qui relevait de la logique du tout ou rien, ne tire donc pas vraiment mieux son épingle du jeu que l'armement conventionnel lourd. La situation est différente dans le tiers-monde(4)  ainsi que nous le verrons plus loin.

Figure du Partisan : effacement

Le "Partisan" -l'irrégulier, le guérillero, le moujahid, le résistant, le terroriste- est la figure centrale du combattant de l'ère bipolaire. Son essence est politique et révolutionnaire. Tout le reste peut varier : la profondeur de son enracinement; le terrain, rural ou urbain, où il opère; l'idéologie qui l'anime; l'importance de ses forces, la mobilité, l'agressivité de celles-ci; mais pas sa nature politique qui seule le distingue du mercenaire ou du bandit de grand chemin. Durant la Guerre froide -guerre de fronts, de positions- le partisan opère dans les zones disputées ou, mieux encore, sur le "ter-ritoire" d'un des deux blocs. C'est la super-puissance concurrente qui lui fournit les moyens de combattre derrière les lignes de l'ennemi, mais aussi la référence idéologique qui consacre sa nature politique. Jusqu'à l'effondrement du Mur de Berlin, la rivalité des super-puissances donne au partisan son espace de manoeuvre; lui permet d'avancer vers son objectif. Ces opportunités existent-elles encore dans le monde qui émerge ? Pas sûr. Le Partisan devra, à terme, s'intégrer, muter ou disparaître(5) . Mais préalablement -et d'urgence- changer de discours s'il veut rester dans la course. C'est ce que refusent de comprendre pour l'instant les dirigeants palestiniens, prisonniers d'une vue du monde archaïque et d'une rhétorique à bout de souffle. A la consternation de leurs meilleurs amis, ils continuent à tenir des discours fleurant bon leurs années 60, pathétiquement décalés par rapport à la réalité de 1992.

Modèle de l'Etat-nation à l'européenne : abandons

Par Etat à l'européenne, nous entendons un ensemble politique, institutionnel et juridique exerçant sa souveraineté sur un territoire et détenant l'autorité nécessaire pour y mener une action intérieure et extérieure. Ce type d'Etat n'existe tout simplement plus dans une grande partie de l'Afrique, ni dans d'immenses territoires d'Amérique Latine et d'Asie centrale, où les colonisations passées l'y avaient acclimaté.

Concrètement, l'abandon de ce modèle signifie que les problèmes qui accablent ces territoires immenses -démographie galopante; urbanisation incontrôlée; abandon à elles-mêmes des zones rurales et donc déforestation et désertification; surconsommation de l'eau; accumulations des dettes etc- ne sont plus affrontés. Pire : la disparition -même temporaire- d'une souveraineté étatique dans ces contrées multiplie le risque d'une mutation dangereuse des guérillas qui s'y trouvent.

Conception européenne de la guerre : déshérence

La guerre, telle qu'on la pratiquait sur notre continent depuis l'âge classique, a changé de nature durant l'ère bipolaire. A l'abri du "parapluie nucléaire", enfouie sous les montagnes de textes théoriques produits par un nombre grandissant d'organismes internationaux, la pratique de la guerre a dramatiquement évolué.

Mais quelle était donc cette forme européenne et "classique" de la guerre? Deux anecdotes à titre d'aide-mémoire :

En 1697, durant la guerre de Dix-ans, l'escadre de Duguay-Trouin défait la flotte hollandaise commandée par l'Amiral de Wassenaer : "Un de mes premiers soins" dit Duguay-Trouin dans ses mémoires(6)  "fut de m'informer de l'état où se trouvait M. le baron de Wassenaer, que je savais très grièvement blessé; j'allai sur-le-champ lui offrir avec empressement ma bourse et tous les secours qui étaient en mon pouvoir... quiconque n'est pas capable d'aimer et de respecter la valeur de son ennemi, ne peut avoir le coeur bien fait."

En Juillet 1914 encore : l'Autriche-Hongrie vient de présenter à la Serbie l'ultimatum qui conduira à la guerre. Elle n'en met pas moins un train spécial à la disposition du Général Radomir Putnik, chef d'état-major de l'armée serbe, qui faisait une cure thermale dans la station autrichienne de Bad-Ischl, pour qu'il rentre à Belgrade prendre son commandement.

Sous cette forme policée, la guerre se faisait d'Etat à Etat, par le truchement d'armées régulières. Les soldats combattaient en lignes, portaient des uniformes et tenaient leurs armes apparentes. L'épisode belliqueux s'achevait en paix négociée. Une distinction formelle existait entre le combattant et le civil, l'ennemi et le criminel.

Dans l'ère bipolaire, les conflits idéologiques, les guerres de partisans, le terrorisme, enfin, ont brouillé, puis à peu près aboli le clivage entre légal et illégal; entre régulier et irrégulier; entre guerre et paix. "Le partisan moderne n'attend de son ennemi ni justice, ni grâce. Il s'est détourné de la guerre conventionnelle, maîtrisée et limitée, pour se transporter sur le plan d'une hostilité différente dont l'issue, de terrorisme en contre-terrorisme, est l'extermination."(7)  Chaque camp prétend désormais au monopole moral; l'ennemi et le criminel ne font qu'un. L'ère bipolaire a produit une véritable cathédrale de textes et de traités théoriques, mais, dans la pratique, la confusion et la violence déréglée règnent comme jamais, du Libéria à la Bosnie-Herzégovine, du Nagorny-Karabakh au Cachemire, du Pérou à la Somalie.

(1)  Pour Schmitt, la Terre a déjà connu trois «nomos» successifs. Le premier s'est achevé par 1 explora-tion des grands océans de la planète. Il était dominé par de puissants empires, purement terrestres, se considérant chacun comme le centre du monde. Le second «nomos» voit le partage de la planète par les peuples européens. Il dure jusqu'à la Première Guerre mondiale et repose sur un double équilibre : entre terre et mer d'une part, entre nations ou alliances sur le continent européen, de l'autre. Beau-coup plus bref, le 3ème «nomos» dure de 1945 à1989; il repose sur l'équilibre de deux masses, l'une continentale, l'autre terrestre et maritime à la fois et inclut une troisième dimension, aérienne et spatiale. Ce «nomos» disparaît alors que tombe le Mur de Berlin. Un 4ème  « nomos» émergera dans un avenir indéterminé, avec l'apparition de nouveaux équilibres planétaires.
(2)  « La notion de politique – Théorie du partisan » coll. Liberté de l'esprit, Calmann-Lévy, 1972
(3)  Aujourd'hui, six nations possèdent un armement nucléaire substantiel: Etats-Unis, Russie, Grande-Bretagne, France, Chine, Israël.
(4)  Tiers-monde : persuadés qu'il est de fait absurde de "mettre dans un moule commun des sociétés très différentes par leur histoire, leurs structures, leurs institutions, leurs moeurs et leur organisation sociale " ainsi que de "supposer que la planète entière obéit à un système de stratification analogue à celui de la France de lAncien régime" (Raymond Boudon « Vidéologie » Fayard 1986) nous continuerons par commodité à faire usage de ce terme, dans un sens plus étroit cependant que celui imaginé par Alfred Sauvy en 1952. Pour nous, un pays du tiers-monde se situe hors du monde développé, mais aussi du premier cercle des pays en passe de le rejoindre. En ce sens, il est toujours bien "tiers", même si la com-paraison avec le tiers-état de l’Ancien régime ne tient plus.
(5)  Voir plus bas: "Etalonnage des menaces " et "Les zones grises : guérillas, cartels criminels, narcoti-ques ".
(6)  "Mémoires" de Duguay-Trouin, France-Empire, 1991.
(7)  Carl Schmitt, op. cit.
 

retour au sommaire | suite