Dénonciations

"Dans une affaire aussi dangereuse que la guerre, les erreurs dues à la bonté d'âme sont précisément la pire des choses."

Karl von Clausewitz in "Guerre et politique"

Revenons brièvement à la fin des années 70 : le marxisme-léninisme s'effondre alors en tant qu'idéologie, contraignant au recyclage nombre d'intellectuels révolutionnaires peu désireux de sombrer avec le navire du "socialisme réel". Que faire ? Heureusement pour eux, "les idéologies politiques mêlent toujours avec plus ou moins de bonheur les propositions de fait et les jugements de valeur"(1) ; ces intellectuels vont donc abandonner le domaine des faits et occuper le terrain des "jugements de valeurs", une position de repli idéale et logique à la fois. Ainsi, comme le lait tourne en eau les jours d'orage, l'idéologie se dégrade en moralisme, doctrine consistant à "ajouter à l'observation des faits, une appréciation des intentions", pour reprendre la définition classique. L'enthousiasme quasi-général devant ce retour au bercail des enfants prodigues de mai 68 aidant, la décennie 80 a été celle du moralisme. La politique, la diplomatie, le droit, y ont été envahis par l'effusion sentimentale, l'émotivité, le bon sentiment : le grand retour de Jean-Jacques Rousseau, orchestré et amplifié par les télévisions jouant avant tout sur l'instantané et l'émotif. (2)

Pour parler avec mesure, cette doctrine n'a pas produit que des effets positifs. Ainsi, à notre modeste échelle nationale, SOS-racisme, le mouvement phare de cette nouvelle "génération morale", a-t-il vu le nombre de ceux qu'il proclame "racistes" à peu près quadrupler depuis le début de sa croisade. Autre conséquence, internationale celle-là, de cette vague néo-rousseauiste : l'explosion de l'humanitaire, élevé au rang d'universelle béquille morale et tenant désormais lieu de diplomatie, de politique et de substitut à la belligérance. Donner à l'opinion publique le sentiment qu'on intervient urbi et orbi alors qu'on ne fait rien : le stratagème était irrésistible pour des politiciens à la recherche d'une dimension internationale, de préférence sans trop de casse. Et c'est ainsi que, petit à petit, l'avion-cargo a remplacé la canonnière, au grand scandale des sociétés humanitaires elles-mêmes qui n'ont pas été longues à comprendre qu'elles servaient désormais d'alibi à toutes les démissions politiques. "Aux tanks serbes, déclare ainsi le docteur Claude Malhuret, ancien président de Médecins Sans Frontières, l'Occident a répondu par des ambulances; aux obus, par des caisses de médicaments". Résultat de ce show médiatico-charitable ? "Un encouragement pour les agresseurs à poursuivre leurs destructions et massacres, dont les conséquences incombent ainsi à la voirie internationale", constate Michel Jobert, ancien ministre des Affaires étrangères.

Des mésaventures et dérapages qui permettront de vérifier la cruelle justesse de la définition du moralisme donnée par le philosophe Clément Rosset : "Coïncidence du désir de bien agir à un effet de mal faire... l'intention morale aboutit toujours bizarrement aux effets les plus scabreux". Chez nos dirigeants politiques post-81, imbibés du néo-rousseauisme ambiant, ces effets se sont traduits par une incapacité prolongée à faire la différence entre les terroristes d'Action directe et des soixante-huitards un peu chahuteurs; entre les complices cubains du Cartel de Medellin et une force de résistance à l'impérialisme; entre les gangs de Los Angeles ou du Val-Fourré et les sympathiques héros de "West Side Story"; le tout avec les conséquences qu'on sait.

Ajoutons, pour conclure sur ce point, que l'insuccès manifeste de leurs entreprises n'a nullement empêché nos moralistes médiatiques de continuer de donner des leçons à la planète entière; encore moins à se poser en modèles, au nom même de leurs errances passées. Une persévérance opportune en terme d'image car "Choisir avec à-propos le moment de piétiner ce que l'on a vénéré permet de se trouver à deux reprises dans le sens de l'Histoire sans jamais avoir abandonné celui du courant". (3)

 

(1)  « L’opium des intellectuels » Raymond Aron, Gallimard, 1968.
(2) Dans un éditorial du «Point», juillet 1992, Alain Duhamel a dénoncé durement le rôle des télévisions dans l'instauration d'une «démocratie émotionnelle» aux effets particulièrements pervers : situations caricaturées, démagogie, exaspération des antagonismes, tribalisme et, au bout du compte, affaiblissement de la rationalité des spectateurs.
(3)  Jean-François Revel, «Le regain démocratique», Fayard,1992.
 
 

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