ANTIDOTE : Epitaphe : Althusser, les «Maos», l'idéologie communiste-combattante
 

Dans la préhistoire idéologique de ces mouvements terroristes qui, dès le début des années 70, se sont donnés à eux-mêmes le nom de «communistes-combattants» (Fraction armée rouge, Brigades rouges, Cellules communistes combattantes, etc., aujourd'hui moribonds ou disparus) ce sont des maoïstes français, eux-mêmes disciples de Louis Althusser, philosophe marxiste-léniniste enseignant à l'Ecole Normale Supérieure, qui, sans conteste, ont exercé en Europe l'influence doctrinale la plus forte.

En effet, c'est au sein du «Cercle d'Ulm» de l'Union des étudiants communistes parisiens (alors affiliée au PCF) que s'est alors opérée, à l'occasion d'un «retour à Marx», la découverte des textes fondamentaux de Mao Zedong (on disait à l'époque Mao-Tsé-Toung). En soixante ans d'écrits théoriques, stratégiques ou tactiques, de discours et de «pensées» Mao a naturellement dit tout et son contraire; mais le Mao qui fascine ces jeunes bourgeois révolutionnaires est le plus violent -»Le pouvoir est au bout du fusil»- et le plus anarchiste -»Feu sur le quartier général».

Après avoir quitté l'UECF, ceux que l'on appelait alors les «Maos» créent l'Union des jeunesses communistes-marxistes-léninistes, dissoute en mai 1968, puis la Gauche prolétarienne (GP), organisation qui fut la première à souligner l'urgence politique et pratique du passage à la lutte armée dans les grandes métropoles européennes. Après un passage à l'acte dans le domaine de la violence symbolique (enlèvements de courte durée, attentats à l'explosif) l'appareil «militaire» de la GP, baptisé la «Nouvelle Résistance Populaire» s'auto-dissout au moment d'avoir à sauter le pas et constituer une organisation terroriste et clandestine type Brigades rouges.

Ecoutons deux de ceux qui furent des responsables de premier plan de la GP, Michel Le Dantec puis Benny Lévy («Victor», qui était aussi à l'époque le secrétaire de Jean-Paul Sartre), parler de l'influence qu'a eue Althusser sur leur évolution politique :

«Le cercle d'Ulm sentit qu'il fallait mettre les bouchées doubles et se découvrir de plus en plus. Chacun savait que son activité était soutenue par Althusser et appuyée sur ses travaux (...) Avec Althusser, toutes mes connaissances éparses me semblaient se recomposer, se débarrasser de leurs scories éclectiques, prendre place dans une harmonie rassurante. Enfin, mon esprit de logicien matérialiste se découvrait une familiarité profonde avec l'enchaînement rigoureux des concepts althussériens (...) Les thèses de Marx sur Feuerbach étaient tout- à- fait péremptoires :

«Il ne s'agit pas de comprendre le monde mais de le transformer». Toute théorie politique n'engendrant pas une pratique révolutionnaire de masse à plus ou moins court terme ne pouvait être du marxisme. Or je désirais de toutes mes forces être marxiste pour réussir la Révolution. Je devins donc althussérien, puis, logiquement, pro-chinois.»

Voici maintenant un entretien entre «Victor», interrogé par Michèle Manceaux dans «les Maos en France».

«-Sur quoi vous appuyez-vous, à l'époque, pour prendre vos décisions? Sur la pensée de Marx? celle de Mao?

Victor. - Non, pas exactement. Il y a eu une première étape de l'UJC-ML fortement marquée par l'emprise théorique d'Althusser. A ce moment là, oui, on partait des livres, en règle générale ; parce que c'est quand même à cette époque-là, qu'on a créé les comités Vietnam de base qui étaient une réelle organisation à caractère de masse. Ce qu'il faut voir avec Althusser, c'est à quel moment il apparaît : fin de la guerre d'Algérie, le désarroi est très important dans le milieu étudiant (...) Dans cet état de désarroi les premiers articles d'Althusser apparaissent un peu comme un mirage. Pour pas mal d'entre nous, ça a été un formidable appel d'air : le retour à la lettre, aux origines, aux principes du marxisme, qui allait nous permettre de surmonter les difficultés pratiques (...).

Mais voici qu'après la parution d'un ouvrage posthume d'Althusser, «L'avenir dure longtemps» (Stock, 1992), l'un de ceux qui furent ses étudiants et prépara avec lui le concours d'agrégation de philosophie s'est décidé à réagir. Il s'agit de Clément Rosset, sans doute le philosophe le plus caustique et le plus tonique de la jeune génération, dont nous avons déjà repris quelques textes, meurtriers pour les somnambules idéologiques, dans notre rubrique «Antidotes». La réaction de Rosset a pris la forme d'une plaquette(1)  qui, pour reprendre une formule fameuse, a fait l'effet d'un coup de pistolet au milieu du concert hagiographique posthume donné par les ex-maolâtres-Althusseriens, aujourd'hui bourgeoisement réinsérés dans la sphère médiatico-éditorialo-caritative. Ces lignes où la férocité allègre le dispute à la lucidité font une épitaphe appropriée à une idéologie naguère meurtrière et aujourd'hui, heureusement, défunte.

Sur Althusser lui-même :

«Au lieu du dogmatique que je m'imaginais, un pur sceptique ; au lieu du fanatique, un parfait refroidi. Son regard en disait déjà long sur ce point : non celui d'un serpent, apparemment endormi mais qui guette le bon moment pour vous sauter à la gorge, -plutôt l'oeil vide d'un saurien «énervé» au sens propre du terme, par trente ans de captivité au Jardin des Plantes, dont les visiteurs du musée s'efforcent en vain d'attirer l'attention.»

Sur le système et les disciples du maître :

«Une dernière idée, qui était comme on dit dans l'air du temps, devait s'ajouter à ces folies et achever de semer le trouble dans la raison déjà chancelante d'Althusser : le concept de «scientificité», ou de l'opposition, conçue par Althusser ou suggérée par un de ses disciples, je ne sais, entre ce qui était «scientifique» et ce qui relevait de l«idéologique». Ce manichéisme simpliste obtint naturellement les effets qu'obtient tout manichéisme: tout ce qui était ou semblait marxiste devint aussitôt scientifique, tout ce qui ne l'était pas, idéologique. Ce verdict fondamental s'autorisait, il va sans dire, des nuances que permet l'emploi du double adjectif : tel penseur illustre et confirmé par l'estime des siècles se voyait seulement taxé d'«idéologue pré-scientifique», alors que son concurrent moderne et manifestement imbécile, pourvu qu'il pensât à gauche, n'était traité que de «scientifique encore un peu idéologue». Voilà qui avait de quoi égaliser les chances et contenter tout le monde, faisant de tout génie un révolutionnaire en puissance et du premier ahuri venu un révolutionnaire en attente d'idées. ( ... ) il est vrai que, chez Althusser et son équipe, le terme de scientifique ne désignait pas ce qu'on a l'habitude de considérer comme scientifique, par exemple les mathématiques ou la physique, mais bien le marxisme-léninisme et la psychanalyse, bizarrement considérés connue seules «sciences exactes», par l'effet d'une aberration mentale dont l'excès même, aujourd'hui où j'écris ces lignes, me semble défier toute analyse et réflexion. Quoiqu'il en soit, beaucoup des disciples d’Althusser, de ces althussériens mineurs au sens où l'on parle de « socratiques mîmeurs», brodèrent et brodent encore aujourd'hui sur ce thème absurde de l'identité, de la science et de la projection de leurs propres fantasmes.

J’ ajouterai cependant un seul mot concernant la curieuse personnalité de cet agité confusionnel qui s'était persuadé que la Révolution ne deviendrait possible que le jour où les ouvriers français auraient lu et compris les écrits de Lacan, et s'employait activement à hâter et favoriser cette lecture. Ce cas, dont on pouvait d'ores et déjà mesurer la gravité, n'a d'ailleurs fait, me semble-t-il, que s'aggraver par la suite. Dans un ouvrage récent, qui date de 1988, notre auteur ajoute en effet que la compréhension véritable de lHistoire, qui suppose la connaissance de Marx et de Lacan, demande aussi une connaissance approfondie des mathématiques modernes, de Heidegger et de nombreux autres auteurs dont Höderlin et Mallarmé. Du sérieux boulot sup-plémentaire en perspective pour nos ouvriers. »
 
 (1) «En ce temps-là, notes sur Louis Althusser» Editions de Minuit, juin 1992, 50 pages, 35 f.
 

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