L’ISLAM ACTIVISTE

Réprimé sévèrement sous Tito, l’Islam militant n’a commencé à s’exprimer qu’à la fin des années 80, mais avec discrétion : les 6 millions de Musulmans yougoslaves se souviennent du grand élan nationaliste et révolutionnaire qui a bouleversé la région à la fin du XIXème siècle et s’est fait contre l’Empire Ottoman (1280-1918) donc contre l’Islam.

En février-mars 1989, la communauté Musulmane yougoslave dans son ensemble a protesté contre la publication des “Versets sataniques” et l’agence de presse islamique “Yugoslav Mina”, qui se lançait, a consacré le premier numéro de son bulletin à l’ ”affaire Rushdie”. Lors de la mort de l’imam Khomeini, en juin 1989, d’imposantes cérémonies ont été organisées dans les grandes mosquées de Belgrade, Zagreb et Sarajevo ; le grand magazine Musul-man “Preporod” réputé “modéré” a commenté le décès en ces termes : “le coeur de tous les Musulmans déborde de chagrin”. En août de la même année, Senahid Bistric, directeur de la madrassa de Sarajevo et président de la Communauté islamique de Bosnie-Herzégovine a protesté avec véhémence contre le projet d’une traduction des “Versets Sataniques” en serbo-croate, une “injure grave aux six millions de Musulmans du pays”, selon lui. Semblable déclaration publique émanant d’un dignitaire Musulman était sans précédent dans l’ex-Yougoslavie. En septembre 1989, les musulmans de Skopje ont, eux aussi, manifesté contre la publication des “Versets sataniques” en langue macédonienne. En février 1991, enfin, des Musulmans de Belgrade et de Zagreb ont protesté contre l’attaque de la coalition occidentale sur l’Irak.

C’est en Croatie(1)  , et précisément à Zagreb, que se trouve le centre régional de l’activisme islamique, dont l’influence rayonne bien au-delà des frontières de l’ex-RSFY. En 1987 s’est ouvert dans la capitale croate un grand “centre culturel” comprenant une mosquée, des salles de cours, une bibliothèque, un auditorium de 180 places, un restaurant, des chambres d’hôtes et une librairie où l’on vend les périodiques locaux, comme Muslimanski Glas (la voix des Musulmans) ou Elif, tous deux d’orientation assez radicale. Les 4 millions de dollars nécessaires à la construction de ce centre ont été, dit-on, fournis (en ordre de générosité décroissante) par l’Arabie Séoudite, l’Irak et la Libye, mais son inspiration idéologique provient, elle, très nettement, de la République islamique d’Iran -qui s’est bornée à offrir les tapis de la mosquée. C’est là, en effet, qu’a été organisée en juin 1991 l’une de ces “Conférences du Hajj”, (pèlerinage) qui sont au centre du dispositif de propagande révolutionnaire-islamique de Téhéran(2). Co-produite par le centre culturel iranien de Belgrade, la conférence a réuni durant deux jours - 180 imams, activistes et intellectuels venus de toute l’ex-Yougoslavie ainsi que de Turquie et de Grèce. Les deux ténors de la réunion étaient Kalim Siddiqui, idéologue de l’Islam radical britannique et l’hodjatolislam Masih Mohajeri, membre du cabinet du président iranien Ali Akbar Hachemi Rafsandjani. A l’ordre du jour, les communautés musulmanes de la région, leurs capacités d’organisation et de défense; la minorité musulmane grecque étant l’objet d’une attention particulière... Un mois après la conférence, l’imam adjoint du Centre islamique de Zagreb est parti pour la ville sainte iranienne de Qom, afin d’y poursuivre ses études...

Mais c'est le traitement infligé par la troupe et les milices serbes aux Musulmans de Bosnie-Herzégovine qui déclenche, durant l'été 1992, des réactions internationales d'indignation de plus en plus vives dans l'Oumma et donne aux islamistes le prétexte qu'ils attendaient. En effet, depuis la fin du Jihad afghan, l'Islam activiste était en panne d'une grande cause internationale permettant à la fois l'agit-prop, l'appel au sacrifice, la constitution de réseaux de soutien financiers et militaires; tous domaines où il excelle.

L'affaire de Bosnie-Herzégovine tombe donc miraculeu-sement à propos. Elle fournit tout d'abord aux islamistes sunnites ou chi'ites un formidable thème de propagande, sur le thème “deux poids, deux mesures”. Voyez les Européens, disent-ils. Ils prétendent s'être mobilisés contre Saddam Hussein pour des raisons de morale internationale et s'être battus pour libérer le Koweit. Mais les Bosniaques Musulmans, qui n’ont pas de pétrole, ils les laissent mourirà Où sont les droits de l'homme bosniaque ? Cent mosquées dynamitées, bombardées, incendiées, des imams massacrés par dizaines, par centaines peut-être, ce n'est donc rien ? Cette affaire, ajoutent les islamistes à l'intention des panarabes, montre bien que c'est l'Islam qui est l'ennemi principal des occidentaux et pas la nation arabe. Les Bosniaques sont blancs, Européens d'origine : on les laisse massacrer du fait de leur religion. En Bosnie, c'est bien une Croisade qui est en cours. Demain, il y aura un million, deux peut-être, de réfugiés Musulmans bosniaques entre l'Europe, les Balkans et la Turquie. De nouveaux Palestiniens. Et l'Occident aura laissé faire.

Les massacres perpétrés en Bosnie-Herzégovine permettent enfin aux islamistes de pratiquer une surenchère par rapport aux gouvernements et Etats arabo-musulmans que cette affaire embarrasse fort. En Egypte, par exemple, les Frères Musulmans dénoncent Moubarak, si prompt à voler au secours des Koweiti sur un claquement de doigts des Américains et qui laisse aujourd'hui, sans réagir, un génocide de Musulmans se perpétrer. Sur la scène internationale, c'est l'Iran qui somme, jour après jour, l'Arabie séoudite de jouer son rôle de gardienne des lieux saints de l'Islam.
C'est en avril 1992 que débute, en sourdine pour commencer, la campagne d'agit-prop des islamistes. Les premiers à se mobiliser sont les Frères Musulmans (Ikhwan) égyptiens. Leur propagande a pour thème : la Bosnie-Herzégovine, nouvel Afghanistan. Par le biais de l'appareil international de l'Ikhwan, présent de la Jordanie à la Mauritanie, en passant par le Soudan et l'Algérie, la campagne d'éveil et de soutien gagne tout le monde arabe et commence à émouvoir l’opinions publique. Plus grave : il y avait des centaines d'étudiants originaires de pays arabes ou Musulmans dans les deux universités, la´que et musulmane, de Sarajevo. Dès le printemps, deux ou trois cents d'entre eux ont pris les armes aux côtés de leurs frères bosniaques. Bientôt, les cercueils des premiers martyrs retournent dans leurs pays, où leurs obsèques donnent lieu à des manifestations politico-religieuses d'une grande charge émotionnelle. Le bruit court également que des enfants bosniaques sont envoyés en Europe du nord et convertis de force au christianisme.

Toujours en pointe, l'Ikhwan égyptienne annonce qu'elle a récolté 3,5 millions de dollars pour les Bosniaques. L'association professionnelle des ingénieurs égyptiens, proche des Frères musulmans, accuse publiquement le secrétaire général des Nations-Unies, Boutros Boutros-Ghali, Egyptien mais Copte, d'être, en tant que chrétien, indifférent au massacre des Bosniaques. Le mouvement activiste et prosélyte al-Daoua du Soudan s'implante à Sarajevo. En juillet, l’ “Association unifiée des étudiants islamiques”, d'obédience iranienne, dont le siège est à Vienne et réunit des étudiants de 40 pays musulmans déclare : “Les étudiants musulmans d'Europe sont prêts à défendre la Bosnie-Herzégovine”. Le 6 août le ministre des Affaires étrangères de Bosnie, Haris Silajdic, se rend à Téhéran, où il est reçu par le président Ali Akbar Hachemi Rafsandjani. En sa présence, Silajdic parle de la résistance islamique des bosniaques, un terme qui a, à Téhéran, un sens très précis : la branche militaire du HizbAllah du Liban signe en effet ses opérations de ce nom-là. Le même jour, le vice-ministre iranien des Affaires étrangères, Mahmoud Vaezi, déclare que la situation est si grave en Bosnie que des initiatives “autres que politiques” sont désormais nécessaires “pour empêcher que la
Bosnie ne soit rayée de la carte”.

Le lendemain, un vendredi, d'éminents dignitaires religieux iraniens s'expriment de la façon la plus solennelle qui soit sur l'affaire bosniaque. A Téhéran, l'ayatollah Mohamed Emami Kashani déclare, dans son sermon de la mosquée de l'Université : “Je propose que soit formée une armée islamique de libération de la Bosnie-Herzégovine, qui lancerait une offensive militaire décisive contre la Serbie”. A la mosquée de Fatima la Très-Pure, à Qom -sanctissime pour les chi'ites- l'ayatollah Abdallah Javadi Amoli annonce : “Si toutes les autres méthodes sont inefficaces, nous nous battrons. Il y aura une action militaire”. Pour renforcer encore la solennité de ces appels, les sermons sont prononcés en arabe, langue de la Prophétie et du Coran. Le même jour, l'ayatollah Ahmad Janati, Imam de la prière du vendredi de Téhéran, membre du Conseil des gardiens, représentant personnel d'Ali Khamene'i (successeur de l'Imam Khomeini comme Guide de la Révolution islamique), arrive à Zagreb. Là, il rencontre les officiels croates et bosniaques et les dignitaires religieux locaux. A son retour à Téhéran, le 12, il appelle lui aussi à la constitution d'une armée islamique et à la livraison d'armes aux Musulmans bosniaques. Et alors que l'été s'achève, l'émotion grandit de jour en jour, du Bangladesh à la Mauritanie, de l'Ouzbékistan au sud de l'Afrique, dans toute l’Oumma musulmane...

Il y a désormais - 500 “volontaires islamistes” à Sarajevo; des “Bosniaques”, comme on disait naguère des “Afghans”. Les combattants de cette “Phalange des Croyants” (KataÙb al-Mouminin) sont pour la plupart des militants arabes, soudanais, des +gyptiens du Jihad, des Algériens du FIS, des Palestiniens de Hamas et des libanais du HizbAllah. Leur entraînement se fait au Soudan, dans plusieurs camps - l’un dans la banlieue d’Omdurman, un autre à Port-Soudan, sur la mer Rouge, un troisième dans la province du Darfour - sous la direction de Pasdaran iraniens.

A l’automne 1992, ces combattants commandés par Cheikh Abou Abdul Aziz - un vétéran des guerres d’Afghanistan et du Kashmir - ont leur base dans la région de Visoko et de Travnik, à - 100km à l’ouest de Sarajevo. Ils disposent notamment de missiles sol-air perfectionnés, des “Stinger” américains expédiés d’Afghanistan par les Moujahidines.

(1) Il y a en Croatie ¦ 250.000 Musulmans; dont ¦.60.000 à Zagreb; ce sans compter les ¦.400.000 réfugiés de Bosnie-Herzégovine, de Vojvodine et du Kossovo, Musulmans pour le plus grand nombre.
(2) Sur les "Conférences du pèlerinage", Kalim Siddiqui etc.., voir “Atlas mondial de l’Islam activiste”, Xavier Raufer et al. La Table Ronde-Stratégique, février 1991.

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