Des bouleversements cataclysmiques

Mais, toutes ces facéties superficielles n’arrivent plus à dissimuler l’immensité des bouleversements ayant affecté la région au cours des trois années écoulées :

  Le marxisme-léninisme et l’économie collectiviste ont disparu : dans la région, aucun parti communiste - même transformé en “parti socialiste”- n'exerce plus le monopole du pouvoir politique. Un pluralisme “à la libanaise” s’instaure progressivement.

  Les mouvements populaires-nationalistes belliqueux se multiplient, tous abreuvés de l’enivrant cocktail homogénéité ethnique-langue et religion commune-frontières historiques ; rêvant tous de la “Grande Albanie”, de la “Grande Croatie”, de la “Grande Macédoine”, ou de la “Grande Serbie”.
Cette folie des grandeurs contribue, bien sûr, à dramatiser les problèmes de frontières et de minorités. Par exemple :

- Albanie : problèmes avec la Serbie à propos du Kossovo; avec la Macédoine, à propos de la minorité albanaise; avec la Grèce, à propos de la minorité grecque en Albanie.

- Bulgarie : problème avec la Turquie, à propos de la minorité turque; avec la Macédoine yougoslave ainsi qu’avec les Macédoniens bulgares, à propos de la notion même de Macédoine.

- Serbie : problèmes de territoires, de populations et de frontières avec tous leurs voisins, Croates, Albanais, Bosniaques, Macédoniens etc., ayant conduit, depuis 1991, au déclenchement des guerres civiles superposées ou alternatives qui font rage aujourd’hui. Une situation telle que nul ne peut dire quelle sera, demain, la carte définitive de la Serbie.

  Des scénarios-catastrophe affolent gouvernants et opinions publiques de la région. Partant de faits réels, ils prennent une ampleur dramatique sous l’effet conjugué des hantises d'aujourd'hui et des frayeurs ancestrales. Les principaux : le dérapage macédonien, la conspiration anti-serbe et la “pénétrante verte”.

- La Yougoslavie se désintégrant, la Macédoine-Skopje s’est déclarée indépendante en septembre 1991. A la grande inquiétude de ses voisins : Grecs, Bulgares, Serbes, Albanais et Turcs se souviennent que l'abcès macédonien a déjà provoqué deux sanglantes guerres régionales en 1912 et 1913. A l’époque, l’enjeu était cette fenêtre sur la mer Egée que procurerait au vainqueur la mainmise sur la “Macédoine historique”. Aujourd’hui, sans dramatisation excessive, dans la mesure où tous les voisins de la Macédoine-Skopje nourrissent à son égard des sentiments hostiles ou même franchement annexionnistes, l’imbroglio macédonien contient en germe une situation de type kurde(1)  . Un embrasement de la scène macédonienne conduirait, dans le pire des cas, à une guerre régionale en vraie grandeur.

- Tous contre la Serbie ! A Belgrade, on dénonce une formidable coalition, constituée dans le but d'interdire aux Serbes de jouer leur rôle de rempart de l’Europe contre la Turquie, les hordes asiates, le Jihad islamique etc. “Comme toujours, déclare par exemple récemment un officiel Serbe(2)  , la Serbie est la muraille protectrice de l'Europe; elle défend l'Europe contre l'influence de l'Islam”. A la tête du complot antiserbe, l’Allemagne néo-nazie, qui domine désormais la communauté européenne ; à ses côtés, l'impérialisme américain, bien sûr, fourvoyé par ses alliés turcs et séoudiens et aussi le Vatican, favorable aux Croates catholiques et plein de haine pour l’orthodoxie. Bref, la malheureuse Serbie seule contre l’expansionnisme germanique, le catholicisme austro-hongrois et l’Islam ottoman.

- L’effondrement du communisme dans les Balkans y a provoqué un indéniable réveil de l’Islam; par ailleurs la Turquie s’est - discrètement - posée en protectrice des minorités d’origine turque - toutes musulmanes à l’exception des Gagaouzes - dans une région ravagée par la guerre civile, le chaos politique et l’anarchie économique. Partant de là, une bonne partie des opinions - et donc des forces politiques - de Bulgarie, de Grèce et de Serbie, trois pays chrétiens-orthodoxes conquis par l’empire Ottoman entre le XIIème et le XVème siècle, considèrent qu’une flèche turco-musulmane, est désormais pointée sur l’Europe. Cette “pénétrante verte” trouve son origine en Asie centrale, passe par la Turquie, puis par les minorités musulmanes-turques de Thrace grecque, de Bulgarie, de Macédoine. Elle se renforce encore en Albanie puis gagne le Kossovo, le Sandjak et la Bosnie. Sa pointe extrême est maintenant à proximité immédiate de l’Autriche et de l’Italie, aux portes même de la CEE, où elle dispose déjà de têtes de pont dans les immigrations musulmanes, très nombreuses en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne notamment.

D’où, un fantasme en alimentant un autre, la crainte - elle, très réelle - des Européens de voir à terme le brasier yougoslave gagner le reste des Balkans(3)  . Crainte accompagnée de l’idée dérangeante que la guerre yougoslave pourrait bien être le modèle d’une guerre européenne à venir ; un peu comme la Guerre d’Espagne avait préfiguré le second conflit mondial.

(1) La comparaison est également pertinente dans le domaine hydrographique, si important pour une région montagneuse et aride. Si le Kurdistan a pu être surnommé “le château d’eau du Proche-Orient”, la Macédoine, o¨ se trouvent les deux grands lacs d’Ohrid et de Prespa, contrle aussi les sources du Vardar, de la Struma, du Drin “blanc” et du Drin “noir”.
(2) Gordan Milosavjevitch, cité par “Kayhan International,” Téhéran, le 17 août 1992.
(3) Crainte confirmée à la fin du mois de septembre par le président albanais Sali Berisha, qui déclare dans une interview.: “il y a un risque important de guerre balkanique, si les combats s’étendent au Kossovo et à la Macédoine”.

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