Une situation identique prévaut dans la " zone grise" asiatique
 
Au point que son débouché principal, le Pakistan, est en passe de gagner le surnom de "Colombie orientale". De même que le Pérou est le principal fournisseur en feuilles de coca des cartels colombiens, c'est l'Afghanistan qui produit la majeure partie du pavot dont on extrait l'opium, puis l'héroïne. Sur quelque 2 000 tonnes d'opium traitées l'an passé dans la région - une estimation de l'office pakistanais des stupéfiants - 1300 tonnes viennent des vallées afghanes du Badakshan, du Kunar et de Helmand. Le reste est récolté dans les "territoires tribaux", une zone tampon située juste au nord de Peshawar, le long de la frontière pakistano-afghane.
 
Là règne une pléiade de roitelets et de chefs de tribus, passés pour la plupart - et sans difficultés morales majeures - du jihad contre les athées soviétiques au fructueux trafic de la drogue. Les experts estiment à 200, les laboratoires clandestins fonctionnant dans ces territoires, entre Landi Kotal, dans la célèbre passe de Khyber, Terri Mangal et Miramshah. En quelques années, leur niveau technique s'est considérablement amélioré : seulement capables, à l'origine, de produire une héroïne brune grossière, destinée aux marchés régionaux - Pakistan, Iran, Golfe - où elle est fumée, les laboratoires pakistanais raffinent maintenant une héroïne grise, loin d'être parfaite mais injectable par seringue, donc exportable vers l'Occident. On la trouve désormais, sous le nom de "Paki", dans les banlieues des grandes villes d'Europe occidentale.
 
En Afghanistan même, le pavot et l'opium sont presque la seule ressource pour les populations de vallées entières : même si la surproduction a ramené le prix du kilo d'opium brut à moins de cinquante dollars, quelle autre production locale rapporte de telles sommes ? Et donne du travail à tant de gens ? La plupart des enfants vivant dans les camps de réfugiés afghans au Pakistan retournent au pays, au printemps, pour participer à la récolte du pavot.
 
Naguère hostiles à un trafic qui ternissait leur image, les commandants de la résistance afghane ont vite compris d'où soufflait le vent : Nassem Akhundzadeh, l'un des plus célèbres d'entre eux, limitait au maximum (besoins médicaux) la culture du pavot dans sa vallée du Helmand : il a été assassiné à Peshawar en mars 1990. Son frère Rassoul, qui lui a succédé, s'est empressé d'en autoriser la culture de masse...
 
Raffinée dans les territoires tribaux, la drogue est ensuite transportée vers les grandes bases d'exportation, Karachi notamment. Le succès de cette manoeuvre vitale est assuré grâce à une recette latino-américaine : militarisation plus corruption. Dix ans de guerre afghane ont procuré aux tribus et milices régionales expérience et matériel lourd. Il faut avoir vu cet attaché militaire occidental, encore sous le choc, décrire une telle "livraison" : des camions de transport précédés de blindés légers de reconnaissance, suivis d'une arrière-garde, le tout couvert par des batteries antiaériennes mobiles, déployé sur des kilomètres carrés et relié par un système radio perfectionné... En novembre 1990, l'un de ces convois a livré à l'armée des frontières pakistanaises une bataille de plusieurs heures avant de disparaître dans la nuit. Le lendemain, les militaires ont retrouvé la cargaison dans un village voisin : 1,7 tonne d'héroïne pure, 4 tonnes de haschisch et 250 kilos d'opium brut.
 
Sur le territoire du Pakistan, ce trafic s'opère en toute impunité: jamais aucun des quelque quinze ou vingt seigneurs de la drogue les plus notoires n'y a été inquiété. L'un d'eux, Hajj Ayoub Zakakhel Afridi, chef d'une puissante tribu pachtoune du nord du pays, a même réussi à faire mieux que Pablo Escobar, patron du cartel de Medellin. Ce dernier n'a jamais été que député suppléant et encore brièvement; alors que le narco-trafiquant pakistanais a été élu député à part entière en octobre 1990, malgré les deux mandats d'arrêt internationaux délivrés contre lui. De toute façon, l'arrêter est impensable : du palais fortifié qu'il a fait bâtir au milieu du territoire de sa tribu et qui surplombe la célèbre passe de Khyber, à la frontière pakistano-afghane, il mobilise sur un claquement de doigts plusieurs milliers de guerriers en armes .
 
La production a inévitablement entraîné le développement d'un marché local. En 1980, il n'y avait pas d'héroïnomanes au Pakistan; onze ans plus tard, ils sont presque deux millions. Cette situation et les protestations véhémentes de l'Amérique ont conduit Nawaz Sharif, le Premier ministre, à nommer un ministre antidrogue à part entière. Humour ? Prudence ? Rana Chandar Singh, qui doit opérer surtout dans des "territoires tribaux" férocement islamistes, est un représentant de la minorité hindouiste pakistanaise... Voici comment, depuis les "zones grises" d’Asie et d’Amérique latine -demain peut-être d’Afrique, où l'effondrement des cours de certaines denrées connue le café a produit des conséquences plus catastrophiques encore qu'en Amérique latine -, l'héroïne et la cocaïne déferlent, par tonnes, sur les pays consommateurs,(1)

(1)   Sur la situation en Afrique, Eric Fottorino, "La Piste blanche : l’Afrique sous l'empire de la dro-gue", Paris, Balland, 1991. Un remarquable ouvrage sur l’Asie centrale : René Cugnot et Michel Jan, "Le Milieu des empires", Paris,Laffont 1990.
 
 

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