La reconversion des
guérillas
Mais l'armée n'est pas seule à prêter aide et assistance
aux narco-trafiquants de la "zone grise" latino-américaine : depuis
la disparition du "Batallòn de las Americas", structure de coordination
créée par les Cubains au milieu de la décennie précédente,
des guérilleros démobilisés sont venus, par milliers,
prêter main-forte aux "narcos". Car partout sur le continent, la
fin des années quatre-vingts a donné le signal de la débandade
: en Colombie, le mouvement révolutionnaire du 19 Avril, M 19, le
Parti révolutionnaire des travailleurs (trotskiste), l'Armée
populaire de libération (maoïste) sortent de la lutte armée(1).
En Equateur, au Chili, vivotent quelques groupes dont les actions sont
le plus souvent symboliques. Les guérillas actives se comptent désormais
sur les doigts d'une main : en Colombie, les Forces armées révolutionnaires
colombiennes (F.A.R.C.); l'Armée de libération nationale
(F.L.N.), castriste. Au Pérou, le "Parti communiste du Pérou
dans la voie lumineuse de Mariategui", plus connu sous son nom abrégé
de " Sentier lumineux", et le mouvement révolutionnaire Tupac Amaru
(M.R.T.A.). Si l’E.L.N. et le M.R.T.A. continuent à avoir une activité
essentiellement politique, les F.A.R.C. d'abord et surtout, ensuite, le
Sentier lumineux ont suivi une voie différente. Désormais,
ce dernier mouvement est devenu l'élément "militaire" d'une
extraordinaire symbiose où l'on trouve, à ses côtés,
les cultivateurs de coca et les cartels (production et vente en gros de
la cocaïne). Ce rapprochement guérillas et narco-trafiquants,
les autorités latino-américaines ont commencé à
s'en douter dès novembre 1985, au moment du raid meurtrier du M
19 sur le palais de justice de Bogota. Là, les guérilleros
avaient détruit en priorité tous les dossiers de la justice
colombienne concernant... les trafiquants de drogue. Peu après,
les guérillas ont commence par organiser la "protection" des cultivateurs
de marijuana et de coca; de là, elles ont accepté d'assurer
la sécurité des aéroports et des laboratoires des
trafiquants, moyennant paiement de l'"impôt révolutionnaire"
C'est ainsi qu'au Pérou, dans la vallée du Haut-Huallaga
- sous le contrôle presque exclusif du Sentier lumineux qui y assure
la garde de près de 170 aéroports clandestins -200 000 paysans
produisent de quoi fournir en cocaïne la moitié du marché
américain.(2)
Mais les trafiquants, pas idéologues pour un sou, ne se bornent
pas à coopérer avec les mouvements révolutionnaires.
Dans d'autres zones de Colombie, de l’Equateur, du Pérou, ils ont
noué des relations aussi fructueuses avec des milices d'autodéfense
créées dans les années soixante pour combattre les
"rouges". D'abord au service de grands propriétaires terriens, ces
armées privées comptent au total, dans la seule Colombie,
plus de 100 000 hommes bien équipés. Surnommés les
"Sicaires", ces miliciens forment désormais la garde prétorienne
des grands trafiquants, organisés en "groupements d'intérêt
économique" de la drogue : les cartels.
Colombiennes d'origine, ces sociétés criminelles se sont
formées au début des années soixante-dix autour de
la production et de l'exportation vers les Etats-Unis de la marijuana.
Rapidement, elles ont découvert un filon beaucoup plus rentable:
la cocaïne. Si le cartel le plus célèbre est celui de
Medellin, ceux de Cali, de Baranquilla, de Llanos, de Guajira, plus discrets
mais non moins puissants, jouent un rôle au moins aussi important
dans la production de la cocaïne - de 800 à 1700 tonnes par
an, selon les sources - et de son exportation vers l'Amérique du
Nord. La puissance financière de ces cartels est énorme :
chaque année, huit milliards de dollars au minimum entrent dans
leur escarcelle; les pessimistes parlent du double. Depuis le début
de la guerre déclenchée contre eux, à l'automne 1988,
par les Etats-unis, les cartels ont réagi en se diversifiant et
se sont désormais dispersés dans tout le continent :
- Bolivie, Equateur, Pérou : laboratoires.
- Brésil: l'État de Rondonia, capitale PortoVelho, proche
de la Bolivie - 1350 km de frontières communes -, est maintenant
le carrefour stratégique du trafic de la cocaïne en Amérique
latine. Motif : l'absence totale de couverture radar de son territoire
où les petits avions venus de Bolivie ou du Pérou se posent
sans encombre. Le trafic y a pris une telle ampleur qu'on y parle désormais
du "cartel de Rondonia". Le Brésil est aussi un gros producteur
des produits chimiques nécessaires au raffinage de la feuille de
coca.
- Uruguay, Paraguay et Argentine, pour le blanchiment de l'argent.
Dans ce dernier pays, l'entourage même du président Carlos
Menem est gravement compromis.
- Venezuela, Panama, Costa Rica, Guatemala, Surinam: bases d'exportation.
Sans oublier Cuba où, de l'aveu même des autorités,
une partie au moins de l'étatmajor avait noué au début
de la décennie quatre-vingts des liens aussi anti-impérialistes
que fructueux avec le cartel de Medellin. Ni le Mexique, dernière
étape avant l'énorme marché américain : près
de 18 milliards de dollars l'an passé.
(1) Le mouvement révolutionnaire du 19 Avril
(M 19) est retourné à la légalité en mars 1990
et s'est transformé en parti de la gauche dé-mocratique;
il a remporté 27 sièges (±113) à l'assemblée
constituante élue le 9 décembre 1990. L'armée populaire
de libération (E.P.L., maoïste) a signé un traité
de démobilisation le 15février 1991 et s'est constituée
en un mouvement politique Espoir, paix et liberté (M. P. -E. P.
L.). Le Parti révolutionnaire des travailleurs (P. R.T., trotskiste)
songe à, en faire autant. Au sein de la "Coordination nationale
de la guérilla Simon Bolivar" (les «dinosaures de la guérilla»,
comme on dit localement), les forces armées révolutionnaires
colombiennes (F.A. R. C., communistes) et l’Armée de libération
nationale (E.L.N., castriste) continuent la lutte armée tout en
négociant avec le gouvernement colombien. L'E.L.N., toujours dirigée
par le prêtre espagnol Manuel Perez, s'est spécialisée
dans le terrorisme écologique et s'en prend surtout aux installations
et aux techniciens du pétrole (attentats, assassi-nats, enlèvements
contre rançon). Homicides en Colombie : 1975: ± 5 800; 1980
: ±9 200; 1985 : ±12 000; 1990 : ±24 000. Sur l'ensemble
du pro-blème, Cf. Alain Labrousse, "La drogue, l'argent les armes",
Paris, Fayard 1991.
(2) Selon des données récentes,
il y aurait ± 1000 guérilleros du S.L. dans la vallée
de Huallaga. Agissant en "protecteurs des paysans", ils fixent le prix
de la feuille de coca et taxent lourdement trafiquants et intermédiaires.
Les contrevenants sont parfois brûlés vifs ou ont les yeux
arrachés. Depuis l'arrivée aupouvoir du président
Fujimori (août 1990), la guerre civile au Pérou a fait 3 000
morts. Selon la société Business Risk international (sept.
1991), le Pérou est en tête du hit-parade mondial de l'insécurité
avant le Salvador, l'Inde, la Turquie et la Colombie. Sur 5 attentats commis
au monde depuis 3 ans, un l'est au Pérou.
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