Le 13 février 1961, des syndicats et des intellectuels d'extrême-gauche fondent le Parti Turc du Travail (Turkiye Isci Partisi, TIP). Le TIP n’est pas un parti de masses, mais plut»t un rassemblement de travailleurs urbains politisés, d’enseignants etc, présidé par Mehmet Ali Aybar, une figure de la gauche radicale turque. Au milieu des années 60, le TIP créée une Fédération des clubs intellectuels (Fikir Kulüpleri Federasyonu ou FKF) pour rassembler des étudiants et des lycéens et les orienter ensuite vers le parti. Comme c’est le cas dans toute l’Europe à l’époque, la direction du FKF est bien plus gauchiste que celle du TIP; elle décide de se transformer en octobre 1969 en une Fédération de la jeunesse révolutionnaire (Devrimci Gençlik, Dev. Genç. en abrégé) et d’en faire “L’organisation de masse de la jeunesse révolutionnaire”.
En novembre 1970, Mahir Cayan, l’idéologue N° 1 du mouvement Youssouf Kupeli, Munir Ramazan et Ertugrul Kurkci prennent le contr»le du comité exécutif de Dev. Genç. lors de son premier congrès. Dans les semaines qui suivent, deux tendances au sein de Dev. Genç. déclarent leur intention de passer à la lutte armée et se lancent aussit»t dans la guérilla.
[Le prochain chapitre étant consacré à Dev. Sol, continuatrice d’une des deux tendances évoquées ci-dessus, nous commencerons par présenter l’autre, dans un souci de continuité généalogique].
LES MAOISTES
C’est par l’aile maoïste du mouvement communiste armé de Turquie que nous débutons cette étude; l’autre tendance, celle dont Dev. Sol est l’héritière, s’inspire plut»t, comme nous le verrons plus bas, des guérillas urbaines latino-américaines -Tupamaros d’Uruguay, Avant-garde populaire révolutionnaire de Carlos Marighella au Brésil.
Les pro-chinois quittent donc Dev. Genç. à la fin de l’année 1970 pour constituer le Parti révolutionnaire Ouvrier-Paysan de Turquie, ou TIIKP selon ses initiales en langue turque. Mais bient»t, Ibrahim Kaypakkaya, l’un des idéologues les plus en vue du maoïsme en Turquie, quitte le nouveau mouvement et fonde en février 1972 un double appareil :
Cette catastrophe est suivie de scissions en cascades : durant la décennie 70, à c»té du TKP-ML/Tikko maintenu, co-existent sept ou huit groupes, plus ou moins actifs. Le TKP-ML/Tikko maintenu, où deux arméniens de Turquie (Gürbüz Altinoglou, nom turquifié de Garbiz Altinogian; Orhan Bakir, de Johannes Bakirian) jouent un r»le important, est lui-même tiraillé entre le comité central (MK) en exil en Europe et le puissant comité d’Anatolie orientale (DABK) qui échangent des accusations de “révisionnisme” et de “trahison”.
Les scissions :
. En 1976 celle du TKP-ML/Halkin Birligi (Unité du peuple) qui
connaît lui-même une scission en 1978 : TKP-ML/Dev. Halkin
Birligi (unité du peuple révolutionnaire), devenue depuis
la fin des années 70 le TKP-ML/Hareteki (mouvement).
. En 1978 celle du TKP-ML/Partizan qui subit deux scissions :
- 1981 : TKP-ML/Bolsevik Partizan. Ce dernier mouvement, implanté
surtout en Allemagne, perd en 1988 un groupe qui crée le Parti Communiste
de Turquie et du Kurdistan, TKKBKP.
- 1983 : TKP-ML/Spartakus.
Cette frénésie de scissions pousserait à sourire si l’on ne gardait pas en mémoire que ces groupes sont meurtriers et disposent d’effectifs nombreux. D’après des experts turcs, une scission comme le TKP-ML/Partizan compte, à la fin des années 80, ±5000 militants et sympathisants actifs, et une scission de scission comme le TKP-ML/bolsevik Partizan en aligne plus de 2000.
Aujourd’hui, pour tout simplifier, les tendances “MK” (comité
central) “DABK” (Comité d’Anatolie Orientale) et “Partizan” agissent
toutes sous le nom de TKP-ML/Tikko, tout en se livrant des batailles internes
d’autant plus inexpiables, qu’elles portent sur d’invisibles nuances du
dogme maoïste.
Le gros du mouvement cependant, très implanté dans la
province de Tunceli, s’y livre à une guérilla rurale qui
a coûté la vie à 10 militaires et policiers entre janvier
et mai 1991. Dans le reste de la Turquie, Tikko a entrepris depuis janvier
1990 une campagne d’assassinats visant des cibles peu différentes
de Dev. Sol (voir chronologie, p...). Au moment où il reprend l’action
armée sur le sol turc, à la moitié des années
80, le corps central de Tikko peut compter sur ±4500 militants et
sympathisants actifs; 700 de ses membres sont, en outre, détenus.
Les deux tendances de Tikko (MK et DABK) ont noué ces dernières années une alliance avec le PKK naguère qualifié de “nationaliste, réformiste et contre-révolutionnaire”. Il semble bien, enfin, qu’une guerre en vraie grandeur aie éclaté entre MK et DABK durant l’été de 1991, et qu’un nouveau processus de scission soit en cours.
LES PARTISANS DE LA GUERILLA URBAINE
Revenons à novembre 1970 et au congrès de Dev. Genç. Mahir Cayan et ses amis décident alors de créer une organisation armée qui agira, selon les cas sous le nom de Parti ou de Front populaire de libération de la Turquie (Turkiye Halk Kurtulus Partisi ve Cephesi, THKP-C).
Sous l’impulsion d’un comité exécutif (trois membres) et d’un comité central (dix membres) le THKP-C constitue des unités de guérilla urbaine à Istanbul, Ankara, Izmir, Adana et dans la région bordant la Mer noire; il noue des contacts avec les mouvements palestiniens radicaux, dont le FPLP de Georges Habbache et le FDLP de Nayef Hawatmeh. A l’agitation type mai 1968 succèdent les affrontements armés sur les campus entre étudiants des divers extrêmes et bient»t, le terrorisme. Cette situation et la décomposition du pouvoir politique civil motivent un coup militaire, qui se produit le 12 mars 1971. Le TIP et toutes ses organisations satellites sont dissous le 20 juillet et leurs dirigeants, jetés en prison.
Le THKP-C, clandestin, continue la lutte armée sous la direction de Mahir Cayan. En mai 1971, il décide de frapper un grand coup et enlève Efraïm Elrom, consul général d’Israël à Istanbul, pour l’échanger contre des militants emprisonnés. Le pouvoir refuse de négocier et le consul est assassiné. C’en est trop : les militaires décident d’écraser les deux structures communistes combattantes actives en Turquie, le THKP-C et l’armée populaire de libération de la Turquie, THKO, de Deniz Gezmis (1).
C’est chose faite en octobre 1973, quand les militaires organisent des
élections préludant au retour d’un gouvernement civil. Rafles
massives, torture des suspects, chasses à l’homme : plus de 4000
révolutionnaires sont alors emprisonnés. Les condamnations
à mort -et les exécutions- pleuvent. Le 30 mars 1972, le
comité exécutif du THKP-C, réfugié dans une
maison du village de Kizildere avec deux otages britanniques et un canadien,
est anéanti lors d’un raid : tous, dirigeants -dont Mahir Cayan-
et otages, sont tués. Les quelques membres du comité central
encore libres et vivants, dont Gülten Cayan, veuve de Mahir, fuient
précipitamment la Turquie. Pendant trois ans le mouvement communiste-combattant
-écrasé- garde le silence; pire : il se déchire et
une cascade de scissions donne naissance entre 1972 et 1980 à une
vingtaine d’organisations -toutes issues du seul THKP-C “historique”.
Les élections d’octobre 1973 - qui marquent le retour d’un pouvoir
civil- ne donnent pas de résultats bien tranchés. La période
1973-80 est marquée par une grande instabilité politique;
des gouvernements de coalition, très fragiles, se succèdent.
En 1973, le THKP-C, gravement malmené par la répression, connaît une importante scission, connue depuis sous le nom de THKP-C/Acilciler. Ce dernier mot signifie “urgence”, référence au texte théorique fondateur du mouvement, “Les problèmes urgents de la révolution en Turquie” (1974).
Mirhac Ural, chef d’Acilciler s’appuie à l’extérieur de
la Turquie sur la Syrie, des groupes palestiniens radicaux et aussi sur
Abdallah Ocalan, chef historique du PKK. Ces bases arrières lui
permettent de mener, à partir de son fief de la région d’Adana,
une action politico-militaire dans ±20 provinces turques. A son
apogée, avant le coup militaire de septembre 1980, Acilciler est
implanté en France, Allemagne fédérale -d’où
il diffuse sa propagande- en Hollande, ainsi qu’au Liban.
En décembre 1976, ce mouvement connaît sa première
scission, le THKP-C/Devrimci Savascilar (guerre révolutionnaire);
la seconde, en 1979 voit apparaître le THKP-C/Halkin Devrimci Onculeri
(Pionniers du peuple révolutionnaire).
Le THKP-C/Acilciler a repris, depuis la fin des années 80, ses activités de propagande en Turquie.
En 1974, le social-démocrate Bülent Ecevit accède au pouvoir et décrète une amnistie générale. Les activistes révolutionnaires sortent de prison ou reviennent d’exil. Résultat : à partir de la rentrée universitaire de 1974, les campus redeviennent des champs de bataille; la violence politique fait 37 morts en 1975.
De 1975 à 1978, deux gouvernements de droite succèdent
au centre gauche; ils regroupent le Parti de la Justice (modéré)
et le Parti d’Action Nationale (droite nationaliste). Chacun encourageant
ses propres extrémistes - ou fermant les yeux sur leurs exactions
- la violence politique atteint un niveau inouï (voir tableaux, p...).
En 1975, Dev. Genç. se reconstitue et connaît sur le champ
sa première scission : l’une de ses tendances, qui publie le “magazine
de la Libération socialiste” (“Kurtulus Sosyalist Dergisi”) fonde
le THKP-C/Devrimci Kurtulus-MLSPB (Libération révolutionnaire
- unité de propagande armée maxiste-léniniste).
Basé à Istanbul, ce mouvement multiplie les attaques
à main armée, attentats à l’explosif, assassinats
de militaires turcs et américains, à partir de 1977.
En 1979, DK-MLSPB revendique les meurtres de six américains et
du directeur d’El-Al à Istanbul. A l’époque, le mouvement
a des bases en Allemagne, France et Suède et est très lié
à la Syrie et au FPLP de Georges Habbache. En Turquie, il coopère
avec le THKP-EB (unité d’action) basé à Izmir. Entre
1979 et 1980, ces deux mouvements sont quasiment détruits par la
répression. En février 80, 60 cadres de DK-MLSPB tombent
aux mains de la police; les autres s’enfuient à l’étranger.
Selon un schéma désormais classique, l’organisation éclate.
Scissions : en 1979, le THKP-C/Cephesi Yolu (la voie du Front); à
une date ultérieure (à nous inconnue) le THKP-C/Kasabalikar
(les citoyens).
En 1987, DK-MLSPB a repris ses activités de propagande en Turquie.
Dev. Genç. poursuit ses activités malgré cette première scission de 1975 et, en 1977 l’une de ses tendances, qui publie un bulletin du nom de “Dev. Yol” (Voie révolutionnaire) fait à son tour scission. Gardant le nom de Dev. Yol, la nouvelle organisation, très dynamique, fait bient»t des adeptes dans toute la Turquie. Souhaitant rester dans la légalité, la direction de Dev. Yol entreprend un travail politique “ouvert” et agit aux travers de nombreuses “organisations de masses” (associations lycéennes, étudiantes, etc.). A ce moment, Dev. Yol se limite à pratiquer une violence défensive.
Mais au printemps de 1978, la section d’Istanbul de Dev. Yol entre en
guerre contre la direction nationale, qu’elle accuse de mollesse, d’”opportunisme”
et de “pacifisme”. Elle reproche également à Dev. Yol de
considérer l’URSS comme une “dictature révisionniste” alors
que, selon les rebelles, ce pays est une authentique “dictature du prolétariat”
et fait partie du “camp socialiste”. Une scission s’ensuit; le nouveau
groupe prend le nom de “Devrimci Sol” (gauche révolutionnaire).
(1) L’Armée populaire de libération
de la Turquie, “Türkiye Halk Kurtulus Ordusu”, THKO, est également
une scission de Dev. Genc. Fondée à Ankara en décembre
1970 par Hussein Inan, Deniz Gezmis et Youssouf Aslan, elle suit une trajectoire
identique à celle des autres OCC turques : entraînement dans
les camps palestiniens de Jordanie et du Liban, attentats à la bombe,
hold-up, kidnappings, meurtres, etc.
Dans l’histoire du communisme-combattant turc, l’APLT
a laissé plus de traces dans le domaine de la propagande (voir son
programme en annexe, p...) et de l’idéologie que dans celui de la
lutte armée, malgré le spectaculaire enlèvement de
quatre officiers américains -relachés vivants- en 1971 et
le détournement sur Sofia, Bulgarie, d’un avion de ligne des Turkish
airways en octobre 1972. Capturés au début de 1972, les trois
fondateurs de l’APLT sont pendus à la fin de la même année,
après un expéditif proçès militaire. Après
la reprise de leurs activités en 1975, les survivants de THKO ont
connu leur lot de scissions :
. En 1975 celle de THKO-MB (Unité dans la lutte)
devenu en 1980 le Parti communiste des travailleurs de Turquie (TKEP),
. En 1976 celle de “Libération populaire”, HK
qui lui même a perdu en juin 1977 une de ses fractions, l’ “Union
des communistes révolutionnaires de Turquie”, TIKB; HK est devenu
en 1980 le “Parti communiste révolutionnaire de Turquie, TDKP, proche
du PC d’Albanie et de la Libye,
. En 1976 encore, scission de “Voie de la révolution
turque”, THKO-TDY.