La tradition de vengeance
dans la civilisation arabo-islamique.
 

Plus de 2.500 ans avant l'apparition de l'Islam, les civilisations de la Mésopotamie et de la Péninsule Arabique avaient adopté le régime de vengeance privée dans leur systèmes sociaux : le «talion», dont on retrouve l’origine dans le Code babylonien de Hammûrabi,  au XXe siècle avant J.-C. A l'époque, l'application de cette vengeance privée est très large : on tue l'architecte d'une maison qui s'est écroulée sur son propriétaire, on tue le fils de l'architecte si la maison a tué le fils du propriétaire...(1)

 Les Hébreux ne garderont qu'une formulation restreinte du droit de vengeance, connue encore aujourd'hui à travers la sentence : "oeil pour oeil, dent pour dent". Le principe en est simple : tout délit donne droit à la vengeance privée, et à la guerre de famille à famille, sans jugement, sans tribunaux intermédiaires.

Baignant dans ces traditions pré-islamiques communes à l'ensemble du bassin méditerranéen (En Corse, en Sicile, les légendaires vendetta), les populations de la Péninsule Arabique et de l'Afrique du Nord voient l'Islam les confirmer dans cette pratique.

Au VIème siècle après J.-C. apparaît l’Islam et la vengeance devient une composante de la nouvelle religion. On la retrouve dans le Coran, et la Sunna, c'est à dire dans la jurisprudence des décisions prises par le prophète Mahomet chef d’Etat à Médine d'abord, à La Mecque ensuite. Dans le Coran, aucune sourate n'est véritablement consacrée à la vengeance, mais on trouve ici et là, à diverses occasions des extraits -susceptibles d’interprétations différentes- qui évoquent ce problème.

La vengeance évoquée dans le Coran est avant tout celle de Dieu. Ainsi, l'un des 99 noms divins donnés à Allah (en fait, des qualificatifs repris par les croyants, tels que le Miséricordieux, le Grand, le Tout-Puissant, l'Omni-Présent, le Créateur... etc.), on retrouve, à la 81ème position l'adjectif "le Vengeur "(Al Mountaqqem).
Dans la sourate III, 4 , il est explicitement fait mention au rle vengeur d'Allah envers les non-croyants :

ayant été averti par des signes de Dieu, s'en détourne ?
Nous nous vengerons des coupables" (2)

 De plus, la communauté des Croyants est celle des "vengeurs du sang versé pour Dieu". Mais avant le rapport entre Dieu et les Croyants, il s'agit de régler les rapports des Croyants entre eux, et  dicter la conduite à tenir en cas de meurtre ou d'agression. Là encore, la vengeance est érigée en loi :
"O croyants ! la peine du talion vous est prescrite pour le meurtre.

Un homme libre pour un homme libre,
l'esclave pour l'esclave,
et une femme pour une femme"(3).

L'Islam a toutefois cherché à diminuer l'importance de ce phénomène social et à l'assouplir : le prophète impose quatre mois sacrés au cours desquels il est interdit de se faire justice, ramène la durée "de validité" d'une dette de sang à un nombre limité de générations, et surtout, dans le Coran, le droit de suite est limité au coupable et non plus à sa famille et sa descendance :

Plus tard, c'est le prophète Mahomet, chef politique de l'Etat musulman et par conséquent juge suprême qui, se substituant à la famille de la victime, décide de rendre lui-même la justice, avec un châtiment comparable à la peine de mort dans les sociétés modernes. On rapporte notamment le cas d'un Juif qui avait écrasé la tête d'une servante musulmane avec une pierre, et qui fut tué sur le champ, de la même manière  , malgré la différence de sexe et de classe sociale entre le meurtrier et sa victime.

Dans le même but, Mahomet institua la diya, c'est à dire le prix du sang. Autrement dit, la possibilité pour un meurtrier de "monnayer" son crime et obtenir ainsi le renoncement par la famille de la victime à son droit de vengeance... Cette habitude est encore aujourd'hui largement répandue entre tribus séoudiennes ou jordaniennes pour éviter les vendettas interminables

Le mode de vie des bédouins exige un code qui les protège contre eux-mêmes : disséminés en petites communautés nomades, ils doivent souvent affronter l'hostilité d'autres groupes ayant les mêmes intérêts et les mêmes besoins (bétail, chameaux, marchandises...). Les pillages et les meurtres sont fréquents, et le désert est grand et ne permet pas toujours de retrouver le ou les coupables afin de pouvoir les punir... d'où l'existence du concept de famille ou de communauté de vengeance. C'est à dire une responsabilité collective : toute la famille, tout le clan, toute la tribu, sont solidaires du crime que commet l'un d'eux, et doivent en répondre. De même, la responsabilité collective s'applique dans l'autre sens : tous sont solidaires du meurtre de l'un d'eux, et se doivent de venger son honneur.

Ainsi s'est fondé un véritable système social et politique dans lequel la vengeance se substitue à la dissuasion, concept en usage sue la rive nord de la méditerranée. Un système politique fondé sur la vengeance en tant que mode de gouvernement : à un discours du type "si tu m'aides, je t'aiderais", contrat social fondé sur les intérêts de tous et sur la coopération, se substitue la formule : "si tu tues l'un des ntres, nous tuerons l'un des tiens". C'est une véritable norme politique : pour régler les problèmes entre les hommes, il faut passer par la violence, et par le sang, d'où le droit de vengeance. Cette formule est présente à tous les niveaux, comme le démontre Michael Meeker  : d'abord d'homme à homme, de petit groupe à petit groupe, de clan à clan, de tribu à tribu...etc. Et comme les relations actuelles entre Etats arabes remplacent celles de tribu à tribu, on comprend mieux les relations tendues entre certains d’entre eux..

Dans l'un des nombreux chants à la gloire des guerriers bédouins, on retrouve ce concept de "vengeance" :

 Il est intéressant de noter ici qu'on idéalise la mort du combattant de sa propre tribu en tant que "belle mort", alors que la mort de combattants de l'autre bord est méprisée et n'est considérée que comme un "paiement"" de la mort des "ntres". On trouvait encore récemment dans de nombreuses tribus la croyance que, du crâne de l'homme assassiné sans être vengé, sort un hibou criant au-dessus de sa tombe : "Désaltérez moi, désaltérez moi !" jusqu'à la punition du meurtrier.

Avec les siècles, la sédentarisation des nomades et les apports de la colonisation, on était en droit de penser que la vengeance allait disparaître de la vie sociale arabe.  Mais en dépit de la modernisation de la législation, les pays arabes et musulmans maintiennent en leur sein des traditions de vengeance fort importantes, qui font souvent jurisprudence. Au XIXème siècle par exemple, dans l'Empire Ottoman, malgré un système de répression publique organisée, les familles des victimes de meurtres étaient en droit de demander à la justice l'application du Qissas (châtiment, pour désigner loi du Talion) et le système de paiement de Diya était maintenu. En Syrie d'autre part, après l'indépendance de 1949 et malgré l'instauration de codes (civil et pénal) largement inspiré des français, les tribunaux continuaient à prononcer des Diya affirmant ainsi ou reconnaissant le droit des familles de victimes à la vengeance.

De même, le Code Pénal égyptien précise-t-il dans les articles 6 et 7 que "les dispositions de la loi ne peuvent violer les droits personnels consacrés par le droit musulman", ce qui revient à légitimer toute vengeance privée, en vertu des sourates citées plus haut...

Et quotidiennement, dans la presse jordanienne, on peut lire des encarts publicitaires payés par telle tribu bédouine qui remercie telle autre pour avoir bien voulu renoncé à son "droit de suite" après la mort de l'un de ses fils dans un... accident de voiture ! Banal accident de la circulation qui ouvre toutefois le droit à une vengeance s'étendant sur trois ou quatre génération...

En juin 1967, suite à la défaite-éclair de Nasser et de ses alliés devant Israèl (la «Guerre des six jours») un besoin de vengeance, de laver  l'"humiliation" se répand à travers tout le monde arabe. On note alors entre autres signes, l'apparition d'une organisation de jeunes guérilleros palestiniens appelée "La jeunesse de la Vengeance (Shabibat Al Intiqam)", par le jeune militant marxiste Nayef Hawatmeh, futur chef du Front Démocratique pour la Libération de la Palestine.

Ainsi la vengeance est elle devenue une dominante du discours arabe militant anti-israélien; également de celui, plus récent, des islamistes : "martyrs ! nous vous vengerons" peut-on entendre dans les cimetières de fedayins au Liban, en Syrie ou en Jordanie, ou encore dans les meetings politiques des tendances les plus radicales du mouvement palestinien et du mouvement islamiste.

La vengeance a été aussi très présente dans la guerre du Liban. Bien souvent de précaires cessez-le-feu ont été rompus pour des vengeances personnelles... Mais le désir vengeur s'est aussi manifesté au sommet de la vie politique : en mai 1978, Tony Frangieh, fils de l'ancien Président de la République Suleiman Frangieh, est assassiné chez lui avec sa femme et deux de ses enfants. Peu après son père, chef politique du Nord-Liban, apparaît aux obsèques en costume blanc, et annonce qu' "il ne portera le noir du deuil qu'une fois son fils vengé"... Ce qu'il fera le 15 septembre 1982, à la suite de l'assassinat du jeune Président chrétien de la République Béchir Gemayel, rival du clan Frangieh et soupçonné d'avoir commandité le meurtre de Tony et de sa famille.

On voit aussi dans le cours de l'Intifada, des comportements vengeurs envers des palestiniens des Territoires occupés accusés de collaborer avec l'occupant Israélien.

Enfin, les récents événements du Koweit ont montré la permanence de ce sentiment dans la mentalité arabe : à la Libération de leur pays, les koweiti n'eurent qu'une
seule idée en tête : se venger des collaborateurs, des palestiniens notamment  qui sont aujourd'hui les derniers en date à souffrir des manifestations de cette tradition millénaire.

BIBLIOGRAPHIE

Le Coran, Folio Gallimard, 1967 et Classiques Garnier, Bordas 1991.
Le Prix du Sang chez les berbères de l'Atlas, par Mme D. Jacques-Meunié, Imprimerie Nationale, Paris, 1964.
Litterature and violence in North Arabia, par Michael E. Meeker, Cambridge University Press, Cambridge, 1979.
Encyclopédie de l'Islam, nouvelle édition, Maisonneuve & Larose, Paris, 1986.
La vie arabe et la société musulmane, par le gal. Eugène Daumas, Slatkine Reprints, Genève Paris, 1983 (1ere ed.1869).
Trois conceptions de la légalité pénale : juridique, politique, éthique. Analyse  des systèmes français, soviétique et musulman, par Taîmour Mostafa-Kamel,  Université de Bordeaux, 1980.
Introduction au Droit Musulman, par Joseph Schacht, Maisonneuve & Larose, Paris, 1983.
 

(1) In Le prix du sang chez les berbères de l'Atlas, par Mme D. Jacques-Meunié, Imprimerie Nationale, Paris, 1964.
(2) Sourate  XXXII, 22.
(3) Sourate II, 173.
 

retour | suite