ANTIDOTES

«L’Empire et les nouveaux barbares»
Jean-Christophe Rufin
JC-Lattès, 250p. 99 F. avril 1991

A NOUVEAU SUR LA GEOPOLITIQUE

«Une grande affiche intitulée «le boeuf» était autrefois placardée dans toutes les boucheries de France. Beaucoup s’en souviennent sans doute tant elle était saisissante : l’animal figurait en pied et tournait la tête vers les clients. Son corps tout entier était habilement reconstitué par l’assemblage de divers morceaux qu’on peut en extraire. Un empilement savant de filets, de steaks, de ctes, figurait les cuisses ; l’échine était une composition de tournedos, de gîte... Chaque partie valait à la fois pour le mort (les morceaux) et pour le vif (la silhouette d’ensemble). Sous ce simulacre, une double liste, également intitulée «le boeuf» énumérait en deux colonnes les morceaux «à braiser» et «à mijoter». De toute la complexité de l’animal vivant, de l’organisation délicate de son anatomie, des subtilités de sa physiologie et de la chimie de sa chair, il ne restait plus que ces deux catégories : «à braiser», «à mijoter».

Depuis trente ans, notre représentation des conflits du tiers monde est inspirée de cette vision charcutière. Avec la même ardeur, les atlas géopolitiques découpent l’Asie, l’Afrique, l’Amérique latine en zones «prosoviétiques» et «pro-occidentales». Ce grand corps vivant, cette masse d’hommes en mouvement qu’est le Sud, sont réduits à la juxtaposition de deux sortes de morceaux : les bons et les méchants ; nos amis dont il faut déguster braisée la fidélité et les autres, les dangereux, qu’il convient de laisser mijoter dans le jus rouge de leur trahison (...).

Jamais l’historicité des sociétés du tiers monde n’a été plus niée que ces quinze dernières années. Le déplacement de la lutte Est/Ouest vers le Sud a totalement occulté les rles des acteurs locaux, ceux qu’on avait cru apercevoir au moment des guerres d’indépendance. Dans la pensée anti-impérialiste comme chez son rival anti-totalitaire, les tropiques ne sont qu’un échiquier où s’affrontent ces deux hypostases manichéennes. A un moindre niveau que les idéologues, mais dociles à leur schémas, les géopoliticiens, humbles cartographes de cette lutte, firent le relevé détaillé des bases de l’Est et de l’Ouest, disséminées dans le Sud comme les villages du Club Méditerranée : la géopolitique est devenue une G.O. politique. A l’extrême, on a vu les conflits du tiers monde «expliqués» par la seule logique navale : accès aux mers chaudes, contrle des détroits, îles porte-avions. Le jeu des super-puissances pouvait ne retenir de l’hémisphère Sud que le dessin de ses ctes. Le Sud «à braiser» et «à mijoter» était prêt à la consommation.

Cette vulgate est gravement mise à mal par les évolutions récentes. L’Est et l’Ouest ont cessé, au moins dans le tiers monde, de s’affronter. L’URSS et ses alliés retirent leurs troupes et réduisent à néant l’aide militaire et économique à leurs anciens protégés. Pour les conflits ne disparaissent pas. Angola, Ethiopie, Mozambique, Salvador sont toujours en guerre. Parfois, les super-puissances non seulement mettent un terme à leur engagement mais vont jusqu’à prendre une part active à la recherche d’une solution de paix : ils l’obtiennent avec les plus grandes difficultés. Au Cambodge l’interminable conférence de Paris n’arrive pas à accoucher d’un plan de paix ; le Nicaragua postsandiniste, objet de toutes les attentions américaines, est encore dangereusement divisé ; en Afghanistan, les Soviétiques se sont retirés sans être parvenus à une véritable solution politique.»

LA METHODE DU RENSEIGNEMENT OUVERT
PAR SIMON LEYS, SINOLOGUE DE REPUTATION MONDIALE.

«L’humeur, l’honneur, l’horreur, essais sur la culture et la politique chinoises»
Simon Leys.
Rober Laffont, avril 1991
Index, 186 pages, 98 francs.

Dans tout débat, le meilleur signe que vous avez gagné, c’est quand vous voyez votre adversaire qui commence à s’approprier vos idées, tout en croyant sincèrement qu’il vient lui-même de les inventer. Pareille situation procure de douces satisfactions. Je crois que cette sorte d’expérience était coutumière pour le père Ladany, le savant jésuite qui publiait à Hong Kong le périodique China New Analysis (...) Tous les «China Watchers» dévoraient avidement ses écrits ; beaucoup le pillaient, mais, en général, ils avaient grand soin de ne jamais reconnaître leur dette ni de mentionner son nom. Le père Ladany observait cette comédie avec un détachement sardonique. Il aurait probablement convenu que ce qu’Ezra Pound avait dit de la poésie pourrait s’appliquer aussi bien à la vérité historique : il est essentiel qu’elle soit écrite -peu importe par qui.

(...) Ce qui rendait China News Analysis si cruellement indispensable, c’était le principe simple et original (la vraie originalité est généralement simple) qui le commandait : toutes les informations sélectionnées, présentées et analysées dans ses pages étaient puisées exclusivement dans les sources chinoises officielles (presse et radio). Cette règle austère privait parfois le période de Ladany de la vie et de la couleur qu’auraient pu procurer des sources moins orthodoxes, mais elle lui permettait d’édifier ses conclusions dévastatrices sur des bases irréfutables.

Ce qui avait inspiré sa méthode, c’était la constatation que même la propagande la plus menteuse doit conserver une certaine forme de relation avec la réalité -alors même qu’elle manipule et déforme la vérité, elle continue d’une façon à s’appuyer sur celle-ci. Dès lors, du moment qu’on peut parvenir à débrouiller et redresser les mensonges officiels, il devrait être possible de rétablir un certain nombre de faits objectifs. (...)

L’analyste qui veut obtenir son information par un tel procédé doit successivement franchir trois obstacles de plus en plus épineux.

Premièrement, il doit avoir une maîtrise courante de la langue chinoise. Pour l’homme de la rue, il semblera qu’une telle condition préalable relève de l’élémentaire bon sens, mais, une fois que l’on quitte le niveau de la rue pour accéder aux sphères élevées du monde universitaire, le sens commun cesse d’être vraiment commun : si étrange que cela puisse paraître, le fait est que, durant l’ère maoîste, la majorité des experts ès affaires chinoises savaient à peine trois mots de chinois.(...)

En second lieu, tandis qu’il procède à un examen exhaustif de la documentation chinoise officielle, l’analyste doit absorber des quantités industrielles de la matière la plus indigeste qui soit. Essayez de mâcher du boudin de rhinocéros ou d’avaler de la sciure de bois par seaux entiers, et vous aurez une idée de ce que c’est que de dépouiller jour après jour de la littérature communiste chinoise. De plus, tout le temps qu’il est soumis à cette torture, l’analyste ne peut laisser son attention fléchir un seul moment ; il doit conserver un esprit alerte et vif ; avec l’oeil d’un aigle capable d’apercevoir un lapin solitaire au milieu d’un désert, il doit parcourir les étendues arides des pages du Quotidien du Peuple et fondre instantanément sur les rares informations significatives qui se cachent sous des montagnes de propos vides et de clichés creux. Il doit savoir extraire un lait substantifique à partir de flasques discours, de slogans desséchés et de statistiques flatulentes. Il doit être capable de retrouver des épingles dans des meules de foin de dimensions himalayennes. Il doit combiner le flair d’un limier, l’obstination d’un boeuf et la patience d’un bénédictin avec l’intuition d’un Sherlock Holmes et le savoir d’un encyclopédiste.

-Troisièmement- et ceci constitue le problème le plus délicat-, il doit interpréter le jargon communiste et traduire en langage ordinaire ces messages codés, cette langue hérissée de devinettes, symboles, rébus, cryptogrammes, allusions, pièges et autres farces et attrapes. Comme ces vieillards sagaces, à la campagne, qui peuvent prédire le temps qu’il fera rien qu’en observant à quelle profondeur creusent les taupes et à quelle hauteur volent les hirondelles, il doit lire les signes annonciateurs des tempêtes et des dégels politiques, et déchiffrer un vaste assortiment de signaux bizarres ; ainsi par exemple, tantt le Leader suprême va prendre un bain dans le fleuve Bleu, ou bien, tout à coup, il écrit un nouveau poème, ou il organise un tournoi de ping-pong - pareils événements ont chaque fois des implications cruciales qu’il s’agit de mesurer et de soupeser. Il doit soigneusement noter toutes les célébrations d’anniversaires, les non-célébrations d’anniversaires, et les célébrations de non-anniversaires ; dans les cérémonies officielles, il doit vérifier la liste des participants et observer l’ordre dans lequel leurs noms apparaissent. Dans les journaux, les dimensions, les caractères d’impression et la couleur des titres, aussi bien que l’emplacement et la composition des photos et des illustrations, peuvent fournir des indications d’une importance décisive. Tous ces éléments obéissent en effet à des lois complexes, aussi strictes et précises que les règles iconographiques qui gouvernent l’emplacement, le vêtement, la couleur et les attributs symboliques des figures d’anges, d’archanges, de patriarches et de saints dans une basilique byzantine.

Pour retrouver son chemin dans un tel labyrinthe, il ne suffit pas d’être agile, il faut aussi posséder une énorme expérience. La politique communiste chinoise est un lugubre carrousel (comme j’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion de le faire remarquer), et, pour vraiment apprécier le déjà-vu de ses dernières révolutions, vous devez l’avoir regardé tourner durant un demi-siècle. Le problème de la plupart de nos politiciens et commentateurs, c’est qu’ils ont la mémoire courte, ce qui les rend généralement incapables de replacer personnalités et événements dans une juste perspective historique. (...)

Le seul obstacle réel à l’exploitation intelligente du renseignement ouvert : l’horreur de l’espèce humaine pour la réalité.
Toutefois, si nous considérons le problème sous un angle plus universel et philosophique, il y a une question qu’il pourrait être réellement intéressant de poser : comment et pourquoi nous efforçons-nous habituellement de nous protéger contre la vérité ?

(...) Essentiellement, les gens croient ce qu’ils souhaitent croire. Ils cultivent leurs illusions par idéalisme -et aussi par cynisme. Ils suivent leurs visions parce qu’ils ont soif de religion- et aussi parce qu’ils y trouvent leur avantage. Ils cherchent une croyance qui puisse leur inspirer l’âme - et aussi leur remplir le ventre. Ils croient, par générosité et par intérêt. Ils croient, parce qu’ils sont bêtes et parce qu’ils sont malins. Simplement, ils croient pour vivre. Et c’est précisément parce qu’ils veulent vivre que parfois ils étrangleraient volontiers quiconque serait assez insensible, cruel et inhumain pour les priver de ces mensonges qui soutiennent leur existence. (...)
Ne nous faisons pas d’illusions : pour l’essentiel, les informations que j’ai rapportées ces vingt dernières années, pour déplaisantes et inappétissantes qu’elles eussent été, n’avaient rien de confidentiel, ni même d’original. Il était aisé de les rassembler, il n’était même pas nécessaire de leur donner la chasse : elles accouraient à vous, et elles se présentaient avec une évidence aussi simple et directe qu’un coup de poing sur le nez (...)

Je me contentait d’écouter attentivement les propos de quelques amis chinois intelligents et cultivés, et de lire deux quotidiens chinois au petit déjeuner. Ce modeste bagage intellectuel devait finalement me permettre décrire quatre livres sur les affaires chinoises contemporaines - livres qui, apparemment, devaient être assez sensés et solides, puisque leur contenu s’est trouvé confirmé par les développements ultérieurs de l’Histoire, et par les dépositions d’innombrables témoins chinois.
Et pourtant, j’ose l’affirmer : dans ces quatre livres - qui passèrent un temps pour choquants, scandaleux et hérétiques -, il serait impossible de trouver une seule révélation, une seule vue originale, une seule idée personnelle. D’un bout à l’autre, je m’y étais contenté de traduire et de retranscrire des notions qui, aux yeux de n’importe quel intellectuel chinois raisonnablement informé, constituaient des vérités élémentaires, simplement conformes aux exigences de la conscience et du sens commun - il s’agissait là de réalités, certes tragiques, mais aussi parfaitement banales. La seule compétence technique requise pour effectuer cette tâche de compilation - compétence que l’on pourrait difficilement qualifier d’exceptionnelle, puisqu’elle est partagée par plus d’un milliard de personnes - était une bonne connaissance de la langue chinoise.
 

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