«ASSASSINS», ISMAELIENS, QARMATES
 

L’ISMAELISME : TENTATIVE DE DEFINITION

Les ismaéliens sont à l’origine l’une des branches du tronc chi’ite. Constitués en une secte, ils deviennent rapidement une hérésie extrémiste dans l’Islam; sur le plan politique, une opposition révolutionnaire au pouvoir des Califes sunnites.

Pendant cinq siècles les ismaéliens ont inlassablement développé leur propagande messianique et subversive; ce sous les ordres d’un Imam physiquement présent (les Fatimides, voir p...); ou au nom d’un Imam caché (les Qarmates, p...)

Les ismaéliens se considèrent comme des musulmans et n’utilisent jamais le terme «ismaélien» pour se qualifier. Ils désignent leur courant religieux sous le nom de «La Mission» (al-Da’oua) ou encore : «La Mission dans la voie juste». A l’appui de leur thèse, ils font remarquer qu’ils acceptent le Coran et la Sunna du Prophète comme les sources principales du Droit et de la Morale sociale. Cela dit, la lecture de ceux de leurs textes qui restent disponibles montrent que si l’Islam en est bien un ingrédient important, c’est loin d’être le seul (voir théosophie ismaélienne, p...). Les ismaéliens ont d’ailleurs été constamment traités par les musulmans sunnites comme des infidèles de la pire espèce : les polythéistes. A la fin d’une bataille perdue, tous les ismaéliens mâles étaient exécutés;  les femmes et les jeunes filles réduites à l’esclavage. De tous les Chi’ites, les ismaéliens sont ceux qui ont accordé à leur Imams les pouvoirs les plus étendus. L’Imam ismaélien descend du Prophète par sa fille Fatima (d’où : «Fatimides») et appartient à sa maisonnée («Ahl al-Beit»). Il est désigné par Dieu, impeccable et infaillible. Dépositaire de la Vraie connaissance - celle que, selon eux, le Prophète transmit secrètement à l’Imam Ali - il est le seul interprète autorisé du sens caché (ésotérique) de la Révélation coranique;  de la signification secrète des textes religieux. Il est donc à la fois le gardien du dogme et le guide temporel de la communauté des croyants.

L’APPARITION DES SECTES DANS LA COMMUNAUTE DES CROYANTS

Les jours qui suivent le décès du Prophète (8 juin 632 de l’ère chrétienne, AD) voient s’amorcer dans la communauté musulmane une scission qui dure encore aujourd’hui. A Médine, une minorité pense qu’Ali bin Abi Talib, cousin germain du Prophète et époux de sa fille Fatima, membre d’Ahl al-Beit, est le mieux placé pour succéder à Mahomet. Cette minorité forme «Chi’at Ali», le parti d’Ali. Durant le règne des trois successeurs du Prophète -mort sans un fils pour gouverner après lui - Abou Bakr (632-634), Omar (634-644), Othman (644, 656) les partisans d’Ali vont élaborer une doctrine pour s’opposer à celle du califat (calife, Khilafa = successeur) : l’imamat. Il s’agit d’une conception spirituelle de la succession du Prophète et non politique comme l’est celle du califat. Selon les chi’ites,
Ali, détenteur des secrets religieux du Prophète, est le seul capable de gouverner la communauté et, simultanément, d’exercer l’autorité religieuse.

Ali accède au califat en 656. Il n’arrivera pas à y réaliser son idéal, celui d’une direction spirituelle et socialement juste de la communauté des croyants, ne serait-ce que parce qu’il n’en a pas le temps : il est assassiné en 661. Tous ses successeurs, jusqu’à ce que Kemal Atatürk abolisse le califat ottoman le 3 mars 1924, seront des califes, c’est-à-dire des souverains temporels. Mais les descendants d’Ali conservent le titre d’imam et continuent de jouer un rle politico-religieux plus ou moins discrets selon les époques. Autour d’eux se crééent bientt des cercles extrémistes où l’on divinise -hérésie majeure- l’un ou l’autre des Imams;  à moins qu’on ne le considère comme le vrai prophète, ce qui est presque aussi grave. Selon les hérésiographes, l’Islam des premiers siècles a vu apparaître 72 sectes périphériques, extrémistes ou franchement hérétiques. Seules ont survécu les Kharidjites (ibadites) les chi’ites duodécimains, les Zaydites, les ismaéliens, les Nusaîri (Alaouites) et les Druzes.

LES PROTO-ISMAELIENS

Durant l’imamat du 4 imam chi’ite, Mohamed al-Bakr, fils d’Ali Zein al-Abidin, petit-fils d’Hussein qui, dure de 714 à 732 AD, apparaissent deux groupes extrémistes portant le nom de leurs fondateurs : al-Mughira bin Saîd (les «Mughiriyya») et Abou Mansour al-Ijli (les «Mansouriyya»). Leurs doctrines sont analogues : une interprétation allégorique et symbolique du Coran, visant à révéler, par exégèse, le message ésotérique de Mahomet. L’Islam des origines y est déjà mêlé à des doctrines des gnostiques grecs ou manichéens. On s’y livre à des pratiques cabbalistiques ou astrologiques. L’accent, enfin, y est mis sur la venue d’un Rédempteur : le Mahdi.

Les adhérents de ces sectes sont plus des militants que de simples croyants;  Arabes ou convertis (perses, africains, etc.) il viennent principalement du sud de la Mésopotamie -l’actuel Irak- des villes de Koufa, Bassorah, etc. Se considérant comme une élite, ils pratiquent un activisme politico-religieux intense. Déjà, ils prnent l’élimination physique des ennemis de la secte. Al-Mughira et Abou Mansour sont désavoués, puis maudits par l’imam Mohamed al-Bakr. Après la mort de ce dernier, tous deux finissent par être exécutés, après avoir tenté, sans succès, de soulever Koufa : Mughira en 737, Mansour en 742. Mais, secrètement, leurs disciples continuent à prêcher, leurs idées continuent à se propager, à susciter des conversions.

A la même époque -la seconde moitié du 8 siècle chrétien- se fonde à Koufa un autre groupe chi’ite extrémiste, du nom de «al-Mukhammisa». Lui accorde un rle majeur à la théorie de la transmigration des âmes et voue un culte particulier au premier des compagnons perses du Prophète, Salman al-Farsi. Une minorité au sein de la secte, les «Ulya’iyya» croit qu’Ali est Dieu, Mahomet, son Prophète et que Dieu (Ali) s’est successivement mznifesté dans le corps de cinq êtres : le sien (Ali), Mahomet, Fatima, Hassan et Hussein. Maudite par les chi’ites duodécimains, traquée et décimée par le pouvoir sunnite, la secte continue elle aussi à vivre secrètement. Plus tard, ses thèses se retrouvent dans la prédication d’Ibn Nusaîr, fondateur de la secte Nusaîrie, aujourd’hui connue en Syrie sous le nom d’Alaouite. (voir «Notes et Etudes» N 6, août 1988, «Les liens entre la Syrie de Hafez al-Assad et l’Iran Islamiqueá: la dimension occultée», PP 35-40.
Toujours dans la seconde moitié du 8 siècle, dans l’entourage du successeur de Mohamed al-Bakr, l’imam Ja'afar al-Sadiq (5 imam duodécimain, son imamat s’étend de 732 à 765), s’agite un extrémiste des plus virulents nommé Abou’l Khattab Mohamed bin Ali Zaynab Miqlas al-Ajda al-Asadi. Autour de lui se constitue la «Khattabiyya», secte semblable à la Mughiriyya et à la Mansouriyya, bientt maudite et désavouée par Ja'afar al-Sadiq. Durant l’année 755-56, Abou’l Khattab fomente un soulèvement à Koufa. La majorité de ses partisans est massacrée dans une mosquée de la ville et lui-même, capturé et crucifié. Une partie de ceux de ses partisans qui survivent fait allégeance au fils ainé de Ja'afar al-Sadiq, idéologiquement proche des chi’ites les plus radicaux, Ismaèl meurt avant Ja'afar al-Sadiq, sans doute après 754 AD. A ce moment, ses partisans refusent de croire à son décès, le déclarent entré en occultation et annoncent son retour prochain comme Mahdi (rédempteur). Les choses se tassent avec le temps mais rebondissent à la mort de Ja'afar al-Sadiq, en 765 : la communauté chi’ite éclate en six groupes rivaux. Après une période de confusion, quatre groupes reconnaissent pour 7 imam de la lignée duodécimaine Moussa al-Kasim. Les deux tendances restantes constituent le noyau de l’ismaélisme naissant. L’une d’elles considère Ismaèl al-Moubarak comme l’imam caché et attend sa Parousie (retour comme rédempteur);  elle se disperse par la suite. La seconde admet la mort d’Ismaèl et reconnaît comme imam son fils -vivant- Mohamed al-Maktoum («le caché»). Comme, parallèlement à leur effervescence mystico-religieuse, tous ces groupes complotent contre le califat, fomentent des soulèvement, etc., Mohamed al-Maktoum doit fuir l’Arabie et vivre clandestinement, communiquant avec ses partisans par le truchement de messages. Cet événement marque la naissance de l’ismaélisme précoce et le début de la période de dissimulation des imams ismaéliens, qui s’achèvera chez le califat Fatimide.

LA THEOSOPHIE ISMAELIENNE

Elle est secrète par définition : on l’apprend par initiations graduelles (7 ou 9 degrés, suivant diverses sources) précédées de périodes de préparation et d’éducation. Les initiés jurent le secret. Et comme beaucoup de textes se sont perdus, même les hérésiographes de l’Islam les plus avertis admettent qu’on sait peu de choses à son propos.

Système intellectuel complexe surajouté au Coran, c’est une construction religieuse d’un niveau philosophique élevé. Au «fond de sauce» coranique sont d’abord venus s'agréger les concepts eschatologiques des premiers chi’ites, puis des éléments de toutes origines : cosmogonie néo-platonicienne, gnoses diverses, textes judéo-chrétiens et manichéens. Les ismaéliens pratiquent également la cabbalistique (étude des propriétés symboliques et mystiques des lettres de l’alphabet et des nombres) et une astrologie sophistiquée.

Organisée de façon pyramidale, la communauté ismaélienne a pour sommet un imam, sorte de saint ou de demi-Dieu, gardien des mystères sacrés, investi de pouvoirs miraculeux. De ce guide, Bernard Lewis dit qu’il «personnifie l’âme métaphysique de l’univers». A la base de son absolue autorité, la croyance des chi’ites en une distinction fondamentale entre le sens externe des écritures sacrées (Coran et Charia) et leur dimension interne (ésotérique). Le sens littéral du Coran est accessible à tous;  il varie selon les époques. Seul le sens caché du Coran est réel, éternel et immuable : le dévoilement symbolique et allégorique de ce message est l’exclusive prérogative des imams, très ...., impeccables, inspirés par Dieu. Sous l’imam, toute une hiérarchie de missionnaires-professeurs irrigue de son savoir la communauté des croyants. A la base, le non-initié doit suivre l’enseignement officiel;  son libre arbitre est nul. Que lui enseigne-t-on ? Que l’univers a connu toute une succession d’ères;  que nous en sommes à l’avant-dernière, celle du Prophète Mahomet. Le 7 imam de cette ère, Mohamed al-Maktoum, est occulté et reviendra bientt;  il révélera alors tous les secrets et règnera sur un monde d’égalité, de justice et de paix. Ce sera l’ère de la pure connaissance spirituelle. Lorsque cette dernière ère s’achèvera, à la fin des temps, le Mahdi présidera au Jugement Dernier et à la fin de l’Histoire humaine.

L’ISMAELISME PRECOCE

Quand meurt Mohamed al-Maktoum -à une date inconnue- la communauté ismaélienne éclate à nouveau. Notons qu’il se trouvait être le 7 imam ismaélien car cette secte ne reconnaît pas l’imamat du fils aîné d’Ali bin Abi Talib, Hassan, et saute directement de ce dernier à Hussein, le fils cadet. Une partie des ismaéliens ( peut-être une majorité, mais c’est peu claire) considère Mohamed al-Maktoum comme l’imam caché et attend sa parousie et forme une secte connue plus tard sous le nom de «Qarmate» (voir plus loin, p...). Authentiques chi’ites septimains, ils ont à leur tête un régent qui exerce le pouvoir au nom de Mohamed al-Maktoum, dans l’attente de son retour comme Mahdi.

Une minorité (?) ismaélienne accepte la mort d’al-Maktoum et l’imamat de son fils vivant Abdallah bin Mohamed al-Radi, qui devient donc le 8 imam de cette secte qui se donne alors le nom de Fatimide. Pour celle-ci, il doit y avoir un imam vivant, et de préférence visible, à la tête de la communauté. Succèdent donc en son temps à al-Radi plusieurs imams vivants -mais cachés en raison de la répression des califes sunnites. Ils réapparaissent en Afrique du Nord en 909-910 AD pour y fonder le Califat Fatimide.

Durant toute cette période -en gros le 9 siècle de notre ère- le Message ismaélien trouve son style : une prédication ardente, à la fois sociale et messianique, s’adressant aux misérables, aux deshérités : la venue du Rédempteur est imminente, il fera régner la justice dans le monde. Les adhésions à l’ismaélisme se multiplient.

LES QARMATES

Cette secte tire son nom de l’un de ses plus éminents prédicateurs, Hamdan Qarmat qui vécut dans la région de Koufa durant la seconde moitié du 9 siècle.
Les premières mentions d’une secte qarmate («Qaramita» en arabe) apparaissent vers 874-75 dans les textes sunnites : pour eux, il s’agit d’un mouvement hérétique, messianique et révolutionnaire, implanté en Mésopotamie et en Syrie.

Il se développe vite à ce moment là en raison de la disparition, en 873, du 12 imam des chi’ites duodécimains, Mohamed al-Mahdi, entré en occultation(1) . Plongés dans le désarroi, nombre de chi’ites orthodoxes se convertissent alors à la croyance ismaélienne-Qarmate dans le sud de l’actuel Irak, en Perse du sud et à Bahrein.
Dès 883, la prédication Qarmate touche, à l’une des extrémités du monde musulman, le sous-continent indien;  à l’autre, l’Afrique du Nord. Là, elle est supplantée par la Da’oua fatimide (voir p...) Entre 886 et 894, les missionnaires Qarmates sillonnent également l’Arabie, où ils font nombre de conversions. Ils sont à l’oeuvre en Perse, au début et en Asie centrale, au milieu du 10 siècle. Devant le danger qarmate, les califes Abbasides réagissent enfin et déclenchent, à partir de 891, une vaste campagne de répression contre les hérétiques. Trop tard : en 903, les Qarmates contrlent l’île de Bahrein et la région de Qatif en Arabie. C'est le début d’un Etat Qarmate qui dure jusqu’en 1078 AD. De Bahrein, son influence s’étend, vers l’Occident, jusqu’à la Syrie où les Qarmates tentent, au début du 10 siècle, de s’emparer du pouvoir, mais sans succès. L’influence Qarmate se fait également sentir, avec force, en Mésopotamie et dans l’ouest de la Perse.
A l’intérieur, l’Etat Qarmate s’inspire de principes communautaires et égalitaires;  ses dirigeants mènent une vie modeste et, selon plusieurs sources, les initiés qarmates de haut rang sont même des végétariens stricts.

A l’extérieur, l’Etat Qarmate est pirate et prédateur. De Bahrein, ses guerriers lancent des raids meurtriers sur l’Arabie, la Mésopotamie -où les expéditions se doublent d’insurrections fomentées par les Qarmates locaux- et la Syrie. Ils pillent, extorquent des rançons, rackettent les caravanes se rendant à la Mecque, par exemple -puis retournent à leur base;  jamais ils n’occupent durablement les territoires qu’ils razzient.

En 930, ils pilent et profanent la Mecque et y dérobent la pierre noire de la Ka’aba;  ils ne la restituent au Calife qu’en 951, contre une forte rançon. Très secrets quant à leur doctrines, les Qarmates n’ont pratiquement rien laissé de leur littérature sacrée. On sait seulement qu’ils ne reconnaissaient pas le Califat Fatimide -pourtant ismaélien comme eux- et qu’au cours de leur histoire leurs doctrines font de plus en plus de place aux mages et aux concepts Zoroastriens. Peu à peu leur caste sacerdotale dégénère;  nombre dans une dans une sorte de délire mystico-messianique. Le califat Abbaside reprend en 1078 le contrle de Bahrein et de Qatif;  toutes les traces de l’hérésie Qarmate sont détruites.

LES FATIMIDES

Remontons à la mort de Mohamed al-Maktoum (dont la date est imprécise) : ses descendants continuent la lignée des imams ismaéliens vivants, mais contraints à la clandestinité : une forme d’occultation terrestre, si l’on veut.

Persécutés dans la zone Irak-Syrie, ces héritiers d’al-Maktoum gagnent l’autre extrémité du monde musulman, l’Afrique du Nord, où ils s’établissent vers 902-905. Fédérant des tribus déjà gagnées aux doctrines musulmanes extrémistes, ils s’emparent de la plus grande partie du Maghreb et fondent un califat Fatimide en 909-910 AD, centré sur l’actuelle Tunisie.

Le premier Calife Fatimide (et 11 imam ismaélien simultanément) est Abou Mohamed Ubayd Allah al-Mahdi bi’llah. Sous son impulsion et celle de ses successeurs, à la fois califes ET imams comme lui, les Fatimides consolident leur pouvoir sur le Maghreb et la Sicile.

En 969, ils s’emparent de l’Egypte et commencent immédiatement la construction de leur nouvelle capitale : le Caire. Le joyau intellectuel de celle-ci, le lieu central de la prédication ismaélienne sera une mosquée -université qui existe toujours aujourd’hui : al-Azhar.

Le Califat Fatimide s’établit au Caire en 973 et, poursuivant ses conquêtes, devient un empire puissant et prospère;  à son apogée, il rassemble l’Egypte, la Syrie, l’Afrique du Nord, la Sicile, le littoral africain de la Mer rouge, le Yémen et en Arabie même, le Hedjaz, la Mecque et Médine;  tous lieux où la foi ismaélienne est désormais religion d’Etat. Sous le 6 Calife Fatimide et 16 imam ismaélien, Abou Ali al-Mansour al-Hakim bi-amr’Allah, le Califat connaît une crise grave alors que se développe l’hérésie Druze (voir plus loin, p...). La crise est surmontée sans trop de dommages pour l’Empire mais en 1094, à la mort du 8 Calife Fatimide et 18 Imam ismaélien, Abou Tamim Ma’add al-Mustansir bi’llah, la communauté ismaélienne connaît une scission majeure. Cette date marque la fin de l’âge d’or fatimide, 185 ans après le début du Califat. De cette date à la fin de l’Empire fatimide, tous les Califes sont choisis enfants ou adolescents;  le pouvoir réel est exercé par des régents, des vizirs ou des généraux. A la mort d’al-Mustansir, donc, une crise de succession majeure éclate entre deux de ses fils. L’aîné, Nizar, est écarté par le vizir au profit du cadet al-Mustali bi’llah, qui devient le 9 Calife Fatimide - 19 imam ismaélien. Les partisans de l’aîné s’appellent les Nizari;  du cadet : les Mustaliens.

A partir de cette date, chaque communauté considère son champion comme le 19 imam authentique, les Mustaliens conservant le Califat Fatimide. Nizar, lui se révolte;  s’enfuit à Alexandrie;  après des succès initiaux il est battu militairement, capturé et exécuté. Tous les ismaéliens d’Asie centrale -Asie du Sud s’étant déclarés pour Nizar, le choix de Mustali fait perdre au Califat Fatimide tous ses réseaux d’influences et possessions dans cette région du monde. Par la suite, les Nizari et Mustaliens constituent deux communautés séparées de façon permanente.

Au Caire, les Mustaliens restent unis sous le règne de deux Califes, de 1094 à 1130, puis une nouvelle crise éclate, également lors d’une succession. Elle est suivie d’une scission entre les «Hafizziyya», qui disparaissent à la fin du Califat Fatimide et les «Tayybiyya» qui perdent et sont contraints à l’émigration, notamment au Yémen. En 1591 la communauté Tayybiyya yéménite connaître une autre scission entre «Da'udi» et «Sulaymani». Des communautés issues de ces scissions existent aujourd’hui encore au Yémen, en Afrique et dans le sous-continent indien. De scissions en scissions, le Califat Fatimide sombre dans le chaos et, en septembre 1171, Saladin restitue au Calife Abbaside al-Mustali le Caire et la souveraineté sur l’ex-empire  ismaélien. Depuis ses débuts (909, en Afrique du Nord) il aura duré 262 ans.

LES DRUZES

Retour en arrière, sous le Califat d’Abou Ali al-Mansour al-Hakim bi-amr’Allah (6 Calife Fatimide et 16 imam ismaélien), qui va de 996 à 1021 AD.
Sous l’impulsion d’un Turc de Boukhara, Mohamed bin Ismaèl al-Darazi -qui donnera son nom à la secte, «al-Durziyya», les Druzes- un mouvement extrémiste proclame la divinité d'al-Hakim et la rupture totale avec l’Islam, déjà bien dilué dans l’ismaélisme (voir théosophie, p...). Sa prédication débute en 1017, en totale opposition avec une grande partie de l’appareil de missions (da’oua) Fatimide. En 1019, al-Darazi disparaît, sans doute assassiné. Son successeur Hamza bin Ali bin Ahmad continue la Mission Druze. A la mort d’al-Hakim, en 1021 -qui disparaît une nuit pour ne plus revenir, probablement exécuté- Hamza passe dans la clandestinité;  lui non plus ne réapparaît plus.

Les successeurs d’al-Hakim au Califat en reviennent à la prédication ismaélienne orthodoxe et persécutent les Druzes, qui se terrent. La répression se calmant, les missionnaires Druzes se remettent à l’oeuvre en 1024. Chassés d’Egypte, ils connaissent quelques succès dans la zone Syrie-Liban. En 1043 ils mettent fin à tout prosélytisme. Depuis, la communauté Druze est fermée, n’admettant ni les conversions, ni les apostasies. Elle compte aujourd’hui 300 000 membres et attend la parousie d’al-Hakim et de Hamza. Comme les Nusaîris/Alaouites, les Druzes croient en la transmigration des âmes. Différence majeure : les Nusaîris pensent que l’âme d’un pêcheur peut se réincarner dans le corps d’un animal inférieur alors que pour les Druzes, le nombre d’âmes est fixé à tout jamais;  après la mort, l’âme se réincarne immédiatement dans un autre corps humain.

LES ISMAELIENS NIZARIS (ou «ASSASSINS» DANS LA PERIODE 1090-1256)

Tout au long du 10 siècle, les Fatimides multiplient les missions en Asie du sud, notamment en Perse, pour y porter le Message ismaélien. Bien implantés et organisés, les ismaéliens perses commandés par Hassan-I Sabbah lancent un mouvement de révolte contre les turcs (sunnites) Seldjoukides qui contrlent toute la région. Et conquièrent en 1090 la forteresse d’Alamut, en Perse du nord. C’est le début d’une sorte d’Etat qui durera 166 ans, jusqu’à ce que les armées du Grand Khan Hulagu détruisent Alamut en 1256.

Un Etat qui prend la forme originale d’une chaîne de forteresses, plus les terres et villages voisins;  quelques petites villes aussi -jamais les ismaéliens de Perse ne contrleront des métropoles- entre la Perse orientale et la Syrie.

Pendant 166 ans, cet Etat survit dans un environnement hostile -notamment celui de l’Empire Seldjoukide- suivant la formule ismaélienne classique : système d’initiation et de serments;  hiérarchies complexes du rang et de la connaissance. A son apogée les six «seigneurs d’Alamut» successeurs de Hassan-I Sabbah rayonnent sur une communauté qui s’étend de la Syrie aux Indes, en passant par la Georgie et l’Afghanistan.

Jusqu’en 1094, Hassan-I Sabbah et ses disciples suivaient -de loin- la Da’oua Fatimide du Caire. Cette année-là, ils prennent vigoureusement le parti de Nizar dans la guerre de succession Califale (voir p...). Les «Nizaris» d’Asie du sud coupent alors les ponts avec les «Mustaliens» du Caire et multiplient les actions subversives en Egypte même. Pendant toute la première moitié du 12 siècle, la Da’oua Nizarie y est très active -quoique sévèrement réprimée- et les révoltes d’origine nizarie, fréquentes.

La rivalité entre nizaris et mustaliens est d’ailleurs plus politique (contrle du pouvoir Califal) que religieuse et les experts voient peu de différences graves entre «l’ancienne prédication» (Fatimide-Mustalienne) et la «nouvelle prédication» Nizarie. Même si, à Alamut, les dirigeants oscillent selon les époques entre des phases d’extrémisme exalté et des périodes de quasi-retour au sunnisme orthodoxe.

Les nizaris de Perse ne se remettront jamais de leur écrasement de 1256, date à laquelle l’ismaélisme cesse à tout jamais d’être une puissance politique en charge d’Etat. Dispersées entre la Perse orientale, l’Afghanistan, l’Asie centrale soviétique, le Moyen-Orient, l’Afrique et le sous-contient indien, survivent depuis lors dans l’obscurité, comme une secte mineure vaguement chi’ite, de petites communautés ismaéliennes où prédominent agriculteurs et commerçants. C’est en Inde que, depuis sept siècles, les nizaris ont surtout prospéré : ils y sont connus sous le nom de «Khodjas». Au cours des siècles, la communauté a connu des scissions (les lignées Imam-Shahi et Mohamed-Shahi). La lignée principale (Qasim-Shahi) émerge d’une clandestinité rigoureuse en Perse, au 15 siècle.
Au 19 siècle, le siège de l’imamat nizari est transféré aux Indes. C’est à cette époque que des communautés, dispersées pendant des siècles, se retrouvent et se rassemblent;  que, l’imam Qasim-Shahi se fait connaître au monde extérieur sous le nom d’Agha Khan. Depuis 1957, le 49 imam Qasim-Shahi est Shah Karim al-Husseini, Agha Khan IV.

Hors de Perse, c’est en Syrie que les seigneurs d’Alamut implantent leur «colonie» la plus importante. Après 50 ans d’efforts les chefs des nizaris syriens -tous perses et tous envoyés d’Alamut- conquièrent et gèrent eux aussi une chaîne de forteresses dans ce qui est aujourd’hui le «Djebel Ansarieh». Là, ils mènent des jeux politico-militaires compliqués entre Arabes et Turcs, Califes de Bagdad et Califes du Caire, sans oublier les croisés... Leur dernière forteresse tombe en 1273, après une campagne lancée par le sultan Mamelouk Baybars 1 . Depuis lors, les ismaéliens ont vécu paisiblement -plus aucun assassinat n’est signalé- comme sujets des Mamelouks, puis des Ottomans. Autonomes de facto, ils arrivent à maintenir leur identité, leurs traditions, leurs pratiques religieuses. Au cours des siècles, ils perdront de vue les nizaris de Perse. Aujourd’hui ils sont 50 000 et vivent pour la plupart à proximité de la ville syrienne de Salamiyya. Certains reconnaissent l’Agha Khan, d’autres, pas.

«ASSASSINS» : LES NIZARIS EN TANT QUE TERRORISTES

Décrite dans le livre de Farhad Daftary (bibliographie, p...) la scène se passe en Perse, en 1227. Dans son palais, un émir d’Azerbaîdjan négocie avec un émissaire du seigneur d’Alamut. Pour impressionner l’émir, celui-ci lui annonce qu’il dispose de plusieurs «assassins» -des fedayin dans l’acception ismaélienne- dans son entourage et celui de son vizir;  prêts à les tuer sur un geste. Pour preuve, sur ordre de l’ambassadeur nizari, cinq assassins sortent des rangs de la suite royale. Horrifié, l’émir les fait capturer et brûler vifs sur le champ. Les fedayin n’opposent aucune résistance et invoquent Ala al-Din Mohamed, leur imam, au moment de mourir.

De tels épisodes ont assuré aux ismaéliens nizaris de Perse une éternelle célébrité, sous le nom d’»assassins» : ceux qui tuent sous l’influence du Haschish.
Mais un épais manteau de propagande et de légendes est venu recouvrir l’histoire réelle du terrorisme nizari. D’abord, parce que les documents originaux ismaéliens ont tous disparus, à commencer par la bibliothèque et les archives d’Alamut. De ce fait l’histoire nizarie nous est surtout connue par des sources sunnites, qui font preuve à leur égard d’une objectivité et d’une mansuétude égales à celles de la Pravda -la grande, celle des années 50- décrivant les activités de la CIA.

Que savons-nous vraiment ?

Quelles sont les victimes des fedayin nizaris ? Ces assassinats sont rares : à l’époque, des témoins dignes de foi qui ont pu consulter le tableau d’honneur d’Alamut, en relèvent une cinquantaine pour le long règne de Hassan-I Sabbah (35 ans). De 1101 à 1103, par exemple : le mufti sunnite d’Ispahan, capitale seldjoukide, dans la grande mosquée de la ville;  le préfet de Bayhaq;  le chef d’une confrérie sunnite violemment anti-ismaélienne, dans la mosquée de Nichapour. Sous le successeur de Hassan-I Sabbah, il n’y aura que quelques assassinats;  pendant le règne de son fils, 14.

Mais les dirigeants d’alors ne se laissent pas décimer sans réagir. Voici par exemple, selon Bernard Lewis (bibliographie, p...) les précautions prises vers 1120 en Egypte -sous le Califat mustalien par conséquent- pour se protéger des nizaris :

Ces précautions permettent la découverte de taupes nizaries très haut placées : le tuteur des enfants d’un des califes mustaliens, par exemple. Peu à peu, le système de renseignement des vizirs fatimides-Mustaliens va devenir efficace : on dit qu’à la fin du 12 siècle les fedayin leur étaient signalés dès leur départ d’Alamut.
L’épisode terroriste des nizaris s'arrête brutalement après la prise d’Alamut par Hulagu, en 1256;  par la suite nul assassinat d’origine ismaélienne ne sera jamais plus signalé. N’est-ce pas là, en conclusion, une recette toute trouvée pour lutter efficacement, aujourd’hui même, contre les terrorismes proche-orientaux : renseignements précoce et frappe sévère sur les pays de départ ?

BIBLIOGRAPHIE

«The Isma’ilis : their history and doctrines»
Farhad Daftary
Cambridge University Press, 1990
804 pages, relié. Appareil scientifique de 250 pages :
. Arbres et listes généalogiques,
. Bibliographie,
. Cartes, illustrations,
. Glossaire,
. Index (60 p.)
. Notes et références (155 pages !)
Outil de travail indispensable. Savant autant que passionnant.

«Extremist shi’ites : the ghulat sects»
Matti Moosa
Syracuse University Press, Syracuse, NY. 1988
580 pages, relié
Appareil de notes, bibliographie index.
Ouvrage de premier ordre.

«Les Assassins : terrorisme et politique dans l’Islam médiéval»
Bernard Lewis
Editions Complexe, 1984 (poche)
208 pages, cartes, notes.

«The Assassins»
F.A. Ridley (1ère édition : 1938)
Socialist Platform - The Bath press, Londres 1988
250 pages, index, notes.

«The Druze»
Robert Brenton Betts
Yale University Press, New Haven & London, 1988
170 pages
Bibliographie, glossaire, illustrations, index, tableaux.

Et, pour la curiosité, un roman :

«Alamut»
Vladimir Bartol
Editions Phébus, Paris, 1988.
 

(1)  Successivement, quatre vice-régents transmettent aux fidèles les messages de l’Imam caché entre 873 et 941. C’est la  «petite occultation». En 941, le dernier des vice-régents meurt sans désigner de successeur. La «grande occultation» commence et dure encore aujourd’hui pour les chi’ites duodécimains.
(2) A son apogée, cet empire (capitale : Ispahan) rayonne de l’Asie mineure aux confins de l’Egypte.

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