LES CHI’ITES EN MESOPOTAMIE : TREIZE SIECLES DE MARTYRE

Le sud de l’Irak actuel -la Mésopotamie historique- est le lieu du martyre des partisans d’Ali (chi’at Ali, les chi’ites) depuis le début de l’histoire de l’Islam. Si les premières insurrections dans cette région  se produisent durant le califat d’Othman (644-656), c’est  en l’an 661 de l’ère chrétienne (AD), vingt-neuf ans à peine après la mort du Prophète, que débute vraiment l’interminable martyrologue des chi’ites dans la région. Il dure encore aujourd’hui.

Cette année là, Ali Bin Abi Talib, cousin germain et successeur de Mahomet, époux de sa fille Fatima et premier Imam Impeccable des chi’ites est assassiné(1)  juste après la prière de l’aube, au moment où il quitte la mosquée de Koufa (2) .

En 657, pendant son califat, c'était déjà dans cette région, sur le cours du haut-Euphrate, que s’était déroulée la première grande bataille fratricide de l’histoire de l’Islam, celle de Siffin, entre partisans d’Ali et musulmans syriens (futurs Omeyyades) ayant refusé de lui faire allégeance.
En 671, la ville de Koufa se soulève. D’une poigne de fer, le calife Omeyyade Moawiya écrase les révoltés chi’ites, qui connaissent ainsi leur premier massacre régional.

Le 10 octobre 680, Hussein et 72 de ses partisans sont massacrés à Kerbala par les troupes du calife Yazid bin Moawiya. Hussein a été abandonné par ses partisans de Koufa, qui l’avaient pourtant adjuré de se dresser contre le calife.
En janvier 685, à proximité de Koufa, les partisans d’Ali sont mis en déroute et massacrés par l’armée du gouverneur Omeyyade de Bassorah, Ibn Ziyad, au cours de la bataille d’Ayn al-Warda.

En avril 687, rébellion chi’ite à Koufa et massacre des insurgés.

En 737, une tentative de soulèvement chi’ite est écrasée à Koufa. Ses dirigeants sont brûlés vifs.

En 740, non loin de Koufa, le petit-fils de l’Imam Hussein, Zayd bin Ali (fondateur de la branche Zaydite du chi’isme),  fils d’Ali Zein al-Abidin et demi-frère de l’Imam Mohamed al-Bakr  est massacré avec ses partisans par une armée Omeyyade, comme son grand-père.

En 742, une tentative de soulèvement chi’ite est écrasée à Koufa. Ses dirigeants sont brûlés vifs.

En 744, un dirigeant chi’ite, Abdallah bin Moawiya est mis en déroute à Koufa et ses partisans massacrés. (Dernier soulèvement sous la dynastie Omeyyade).

En 756, massacre d’un groupe de chi’ites dans une mosquée de Koufa; leur chef est crucifié.

En 762-63, première grande insurrection chi’ite sous la dynastie Abbaside. Elle est écrasée dans le sang, notamment à Koufa.

Depuis, périodiquement, des soulèvements chi’ites se sont produits dans cette région du sud de l’Irak qui s’étend de Bassorah à Kerbala et Nadjaf. Avec un résultat immuable pour les insurgés : défaite et massacre.

Sautons douze siècles pour vérifier que rien au fond n’a changé dans cette région pour les chi’ites activistes.

LE MARTYROLOGUE CHI’ITE DANS L’IRAK CONTEMPORAIN BAASISTE
(AVANT LA GUERRE DU GOLFE)

C’est au sud de l’Irak -toujours- que se créent entre 1958 et 1960 les instruments militants du renouveau chi’ite :

- Al-Da’oua vers 1958 à Nadjaf, sous l’impulsion de l’ayatollah Mohamed-Bakr as-Sadr; un peu plus tard dans cette même ville la Jama’at al-Ulama (association des ulémas)
- L’organisation de l’Action islamique (‘Amal al-Islami), au même moment, à Kerbala, par l’ayatollah Hassan Mahdi al-Chirazi (assassiné à Beyrouth en 680), son frère l’ayatollah Mohamed al-Husseini al-Chirazi et leurs neveux Hadi et Mohamed-Taqi Modarressi.

Après le coup d’Etat baasiste de 1968, l’establishment chi’ite et le pouvoir ne tardent pas à s’affronter : en 1969, des tribus chi’ites du sud de l’Irak se soulèvent tandis que de graves émeutes éclatent à Nadjaf; il y a des morts, des arrestations et des déportations (par centaines, en direction de l’Iran). De nombreux cercles et associations militants chi’ites sont dissous et leurs locaux, fermés. Plus d’un millier d’étudiants en théologie des séminaires de Nadjaf et Kerbala, accompagnés de plusieurs grands ayatollah se réfugient au Liban. La crise finit par s’apaiser mais la tension persiste et des explosions se produisent tout au long de la décennie 70.

Fin 71 début 72, une nouvelle crise éclate : manifestations à Nadjaf et Kerbala; à nouveau de nombreux morts et blessés; des déportations vers l’Iran de milliers d’irakiens d’origine iranienne.

En 1974, sous l’impulsion d’al-Da’oua, les manifestations religieuses de l’Achoura(3)  tournent à l’émeute; des étudiants en théologie de Kerbala et Nadjaf sont arrêtés par centaines; de nombreuses institutions militantes chi’ites sont fermées; cinq dirigeants d’al-Da’oua sont exécutés.

En février 1977 éclate dans le sud de l’Irak la plus grande insurrection depuis 1969. La date, particulièrement bouleversante pour des chi’ites, est celle du quarantième jour après l’Achoura. Les incidents débutent lors du grand pèlerinage de Nadjaf à Kerbala, qui dure trois jours. La foule crie des slogans anti-baasistes. pour la première fois, le régime lance ses chars contre des manifestants désarmés, une pratique habituelle par la suite; 50 cadres d’al-Da’oua sont torturés puis mis à mort.

Février 1979 : grandes manifestations en faveur de la révolution islamique en Iran et de l’Imam Khomeini devant la grande mosquée al-Hazra de Nadjaf; les forces baasistes les répriment durement. mesure de l’inquiétude du régime : le ministre de l’intérieur et le général chargé de la répression interne sont sur place. D’autres grandes démonstrations pro-khomeinistes éclatent à Bagdad, dans le quartier d’al-Thawra, où vivent de nombreux deshérités chi’ites. Les diverses manifestations dégénèrent en émeutes, sans qu’on distingue bien ce qui relève de l’action souterraine d’al-Da’oua, de la Jama’at al-Ulama et d’ ‘Amal islamique d’une part et de la spontanéité des foules chi’ites d’autre part, très émotives et promptes à s’échauffer. La répression, féroce, calme les esprits et mars et avril 1979 sont paisibles.

En juin 79, les chi’ites repartent à l’assaut : le grand ayatollah Mohamed-Bakr as-Sadr publie une Fatwa de soutien total à la révolution islamique en Iran et -plus grave encore- d’interdiction absolue à tout croyant d’adhérer et de militer au parti Baas. En retour, l’Imam Khomeini envoie à Sadr un message de soutien inconditionnel. Juin, juillet : les manifestations de masses reprennent à Bagdad (al-Thawra, Kazimayn) et dans le sud (Samarra, Diyala) à l’occasion de l’anniversaire de l’Imam Ali. Des accrochages d’une extrême violence ont lieu avec les forces baasistes; les arrestations se comptent par milliers.

En juillet 1979, Saddam Hussein accède à la présidence; en termes clairs, il devient le dictateur sans partage de l’Irak. En juillet toujours, un message public du grand ayatollah Mohamed-Bakr as-Sadr dépeint les dirigeants baasistes comme des «assassins assoiffés de sang» et intime à tout musulman l’ordre d’aller jusqu’au sacrifice suprème pour «débarrasser la pays du cauchemar baasiste».

Dans une ambiance d’extrême émotivité, Sadr s’adresse à la communauté des croyants d’Irak en des termes quasi-messianiques : «J’ai pris la voie du martyre; c’est sans doute la dernière fois que je m’adresse à vous. Les portes du Paradis sont d’ores et déjà ouvertes pour accueillir le flot des martyrs».

A partir de là, les attaques armées et les attentats se multiplient contre les représentants du régime, qui riposte avec férocité : arrestations par milliers, écrasement par les blindés de toute velléité de manifestation publique, exécutions sommaires. Des dizaines de milliers de citoyens irakiens d’origine iranienne, parfois lointaine, sont jetés sur la frontière de l’Iran. La première loi que fait adopter Saddam Hussein punit de mort, avec effet rétroactif depuis la fondation de ce mouvement, l’appartenance à al-Da’oua.

En avril 1980 le grand ayatollah Hajj Seyyed Mohamed-Bakr as-Sadr et sa soeur Bint al-Huda sont exécutés avec plusieurs centaines de leurs partisans. Les dernières manifestations de masse ont lieu entre avril et juillet 1981 à Nadjaf, Kerbala, al-Thawra et Samarra : elles sont noyées dans le sang.
Au moment où débute 1982, la résistance chi’ite en Irak, en tant que mouvement de masse, a les reins brisés. L’ère de l’action clandestine, par petits groupes cloisonnés, commence.

En mai 1983, 130 membres de la famille de Mohsen al-Hakim, qui fut pendant des décennies le dirigeant suprême de la communauté chi’ite irakienne, sont arrêtés. Plusieurs fils et neveux du grand ayatollah sont exécutés. Les chi’ites d’Irak entrent alors dans une phase d’observation extrêmement rigoureuse de la «takiyya», la dissimulation, impérative quand la survie de la communauté est en jeu. Elle n’en sortira qu’au début de 1991.
 
 

(1) Selon les chi’ites duodécimains, tous leurs imams ont péri de mort violente. Après Ali Bin Abi Talib, assassiné par un Kharidjite à l’aide d’un poignard empoisonné (il meurt le 25 janvier 661) :
- Son fils aîné Hassan (2ème Imam des chi’ites) empoisonné à l’instigation du calife Omeyyade en 670,
- Son fils cadet Hussein (3ème Imam) tué à Kerbala avec son escorte, par une armée Omeyyade en 680,
- Ali Zein al-Abidin (4ème Imam) empoisonné à l’instigation du calife Omeyyade en 712,
- Mohamed al-Bakr (5ème Imam), idem en 732,
- Ja’afar as-Sadiq (6ème Imam), empoisonné à l’instigation du calife Abbaside  en 757,
- Moussa al-Kasim (7ème Imam), mis à mort sur ordre du calife Abbaside  en 799,
-  Ali al-Rida (8ème Imam) empoisonné à l’instigation du calife Abbaside  en 817,
- Mohamed Taqi  al-Jawad (9ème Imam), idem en 835,
- Ali an-Naqi (10ème Imam), idem en 868,
- Hassan al-Askari (11ème Imam), idem en 873,
- Le 12ème et dernier Imam, Mohamed al-Mahdi, encore dans l’enfance, entre en occultation en 873.
(2)  Située non loin de Kerbala, et à proximité de la ville antique de Ctesiphon, capitale de l’empire Sassanide. Importante ville de garnison dans ce qui est aujourd’hui le sud de l’Irak, Koufa était la capitale d’Ali durant son califat. Y demeuraient notamment de très nombreux soldats venus du sud de l’Arabie (l’actuel Yémen) que leurs traditions locales pré-islamiques rendaient très sensibles à un pouvoir de type Imamat. Ces tribus yéménites sont aujourd’hui chi’ites Zaydites.
(3) Le 10ème jour du mois de Moharram, commémoration du martyre de l’Imam Hussein et de 72 de ses proches.
 

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