TRENTE ANS DE REVOLUTION ISLAMIQUE

En novembre 1989, ils étaient encore près de 20 000 militants révolutionnaires islamiques à célébrer, devant le bâtiment de l'ambassade des Etats-Unis à Téhéran, le 1oe anniversaire d'une prise en otage de 52 diplomates et citoyens américains durant 444 jours - un acte "sans précédent" selon la Cour internationale de justice de La Haye, peu coutumière des excès de langage. Cette année-là, celle également de son propre 1 De anniversaire, la République islamique d'Iran s'était offert par la voix de son chef suprême, l'Imam Khomeini, la condamnation à mort de "l'apostat" Salman Rushdie.

Mais ces événements et la débauche d'articles consacrés à cet anniversaire n'auront pas vraiment permis au public occidental de prendre conscience de la considérable importance historique de cette révolution, en réalité, un événement au retentissement universel, à l'instar de la française et de la soviétique. D'autant moins qu'un autre anniversaire d'importance pour la Révolution islamique est également passé à peu près inaperçu. Février 1979 à Téhéran, pas plus que 1989 ni 1917, ne doit rien à la génération spontanée: une longue série d'épisodes - souterrains, dispersés, peu ou mal compris à l'époque - ont précédé le soulèvement final. 1989 marquait aussi le 3e anniversaire du début de la Révolution islamique: la mise en route de la première machine activiste chi'ite moderne, Al-Da'oua; la publication de Notre philosophie, texte fondamental qui élève une infranchissable muraille doctrinale entre l'Islam et les idéologies matérialistes, notamment le marxisme. Or, fait a priori singulier, al-Da'oua apparaît au sein de la communauté chi'ite irakienne et Notre Philosophie est l'œuvre d'un ayatollah irakien d'origine libanaise, Mobamed-Bakr al-Sadr. La Révolution islamique ne serait-elle donc pas un phénomène purement iranien ? Non. Elle a fermenté pendant près de vingt ans dans deux autres pays du Proche-Orient à communauté chi'ite importante. Le sursaut qui la provoque est en grande partie irakien; sa préparation matérielle, la diffusion de ses idées se font surtout au Liban. C'est enfin en Iran que se réalise le projet de cette trilatérale révolutionnaire islamique.

L'IRAK OU TOUT S'ENCLENCHE

Chi'isme, chi'isme irakien

En Irak, les chi'ites représentent un peu plus de la moitié de la population; plutôt pauvres, ils vivent surtout au sud du pays. Mais l'islam irakien doit sa plus grande gloire à deux des sanctuaires où viennent se recueillir, se faire inhumer s'ils le peuvent, les chi'ites du monde entier. Minarets et dômes étincelants écrasent Nadjaf, où repose l'Imam Ali, Commandeur des croyants, gendre et successeur malheureux du Prophète; Kerbala, où l'on vénère l'Imam Hussein. Fils d'Ali et petit-fils de Mahomet, le "Prince des martyrs" est tué devant Kerbala au cours de cette guerre de succession complexe où naquit, après la mort du Prophète, en 632, le Parti d'Ali - chi'at Ali - le chi'isme.

Au cours des siècles, être chi'ite n'a été facile nulle part dans le monde islamique. En Irak, pays patchwork de conception récente, longtemps possession ottomane, c'était - c'est - spécialement pénible. Les Turcs, tout d'abord, n'ont jamais éprouvé pour les Arabes une tendresse particulière. Représentant le calife, autorité suprême de 1' Islam sunnite dans ce qui est aujourd'hui l'Irak, ils avaient avec les chi'ites la main très lourde. Seule consolation pour ces derniers: au moins, on était entre musulmans.

Et voilà qu'en trente ans à peine la communauté chi'ite irakienne subit deux chocs si terribles que ses guides religieux - les seuls légitimes à ses yeux - la jugent en péril de mort; la contre-offensive qu'ils déclenchent alors va ébranler le monde chi'ite, avant de faire basculer l'Iran. C'est là que va apparaître un type militant désormais bien connu, la télévision aidant, celui du combattant révolutionnaire islamique.

Agression coloniale

1914: le conflit européen tourne à la guerre mondiale. La Perse, le Golfe, les franges orientales de l'Empire ottoman deviennent, route des Indes oblige, un secteur crucial pour la Grande-Bretagne. L'armée anglaise débarque à Fao. Les chi'ites de Mésopotamie accueillent-ils avec chaleur ceux qui les libèrent du joug turc, à l'instar des sunnites d'Arabie ? Non. Pas de chrétiens en terre musulmane. Plusieurs ayatollahs du plus haut rang, des "sources d'imitation", appellent au jihad pour la défense de l'islam. Des Bataillons de défense du Sud partent pour le front. A la tête des Moujahidin - les combattants du jihad - les ayatollahs les plus activistes. Parmi eux, Mohsen al-Hakim, future "source d'imitation" des années 60: nous le retrouverons plus loin. Leur tactique ? Emeutes dans les villes, guérilla partout ailleurs.

Ouvrons ici une brève parenthèse. Juin 1982: l'armée israélienne envahit le Liban. Que fait la communauté chi'ite ? Ses "sources d'imitation" appellent au jihad défensif, et mobilisent des "Bataillons de défense du Liban" - initiales en langue arabe: AMAL. Tactique ? Emeutes et guérilla. Comme quoi les stratèges ne devraient pas négliger les leçons de l'histoire...

Mais en 1915 l'armée anglaise est irrésistible. Les chi'ites renoncent-ils ? Non. En 1917 est fondée à Nadjaf l'une des toutes premières organisations anticolonialistes au monde, l'Association de la Renaissance islamique. Son objectif est de rendre la vie impossible aux Britanniques. 1919 : Mohamed al-Sadr, oncle maternel de l'auteur de Notre Philosophie - fils d'un ayatollah prestigieux, Hassan al-Sadr, lui-même futur président du Sénat et Premier ministre d'Irak - organise dans les mosquées sunnites et chi'ites de Bagdad des cérémonies œcuméniques qui tournent au meeting anticolonialiste.

En 1920, de jeunes religieux chi'ites, et les fils de grands ayatollah, dont Mohamed al-Sadr déclenchent un soulèvement si violent que les britanniques mettront six mois à le réduire. Nombre d'entre eux partiront par la suite en exil en Iran, à Qom, notamment.

Puis, à partir de 1924, le calme revient doucement et la communauté chi'ite retourne à sa traditionnelle - et trompeuse - passivité. Mais dès ces années-là les traits distinctifs de la Révolution islamique sont installés: hostilité viscérale au monde occidental, anti-impérialisme militant, volonté d'unir sunnites et chi'ites pour la défense de la communauté des croyants, l'oumma; activisme politico-militaire de certains dignitaires religieux.

Casser les reins des communistes

Cet anticolonialisme virulent, cette capacité d'agitation et de mobilisation internationale avaient été remarqués par des connaisseurs: ceux de l'OGPU [Guépéou] l'ancêtre du KGB, qui, dès le début des années 20, disposait d'une base en Iran. Ecoutons le premier détecteur soviétique important, Georges Agabekov, qui était en 1928-1929 le chef de la section orientale du département étranger du Guépéou:

"Des informations de source OGPU nous permettaient de savoir que des religieux de Qom se tenaient en permanence en étroit contact avec ceux des villes saintes de Nadjaf et de Kerbala, en Irak. En tissant des liens avec ceux-ci nous nous trouverions sans doute en contact avec les uléma irakiens" (1)

Mission accomplie: les liens se tissent grâce au représentant à Qom de l'industrie soviétique du coton, parlant parfaitement perse et familier des notabilités du bazar de la ville. Et, même si le dialogue tourne vite court avec les ayatollahs irakiens les plus marquants, les Soviétiques nouent des contacts utiles dans le demi-monde du clergé chi'ite: jeunes mollahs, fils de familles religieuses. Dès les années 40 le Parti communiste d'Irak est la force qui monte. Après la Seconde Guerre mondiale, son influence croît encore, notamment au sein des masses chi'ites déracinées qui s'entassent à la périphérie des grandes villes. C'est à ce moment que les uléma commencent à ressentir durement la montée de l'incrédulité: 6 000 étudiants à Nadjaf en 1918; moins de 2 000 en 1957; 326 Irakiens seulement... Perte de prestige; ressources financières taries ou presque; adhésion des jeunes - de jeunes religieux, de leurs enfants parfois!- au communisme: cela fait beaucoup pour les ayatollahs. Mais en novembre 1956, voilà l'étincelle qui met le feu aux poudres: une grande manifestation communiste à Nadjaf ! Le bas clergé en grève! De jeunes mollahs défilent sous les bannières de l'athéisme devant le mausolée de l'Imam Ali !

C'en est trop. Sans qu'ils se départissent le moins du monde de leur coutumière onctuosité; sans que les multiples services policiers irakiens puissent déceler la plus minime agitation parmi eux, les dignitaires chi'ites décident d'engager la contre attaque. Elle se fera en deux temps: d'abord casser les reins du communisme, corrupteur des communautés chi'ites. En Irak, mais aussi au Liban. En février 1987 encore, le HizbAllah assassine à Beyrouth un intellectuel communiste prestigieux, l'écrivain et philosophe libanais Hussein Mroweh, l'un de ces jeunes mollahs passés au communisme après 1945... Mais les ayatollahs n'oublient pas que le combat principal est celui de l'oumma contre l'Occident des chrétiens.

Approuvée par la "source d'imitation" irakienne Mohsen ai-Hakim, appuyée par tous ses fils, la contre-offensive sera l'affaire de Mohamed-Bakr al-Sadr. Discret comme tout chi'ite s'opposant à un pouvoir d'État, modeste comme tout jeune religieux appelé à évoluer au milieu des cardinaux du chi'isme, Sadr est tout à la fois organisateur, doctrinaire, animateur. Il n'a pas 25 ans.

Le sursaut chi'ite

Dès 1957, l'influence de Mohamed-Bakr al-Sadr est sensible dans la construction de la machine politico-religieuse destinée à briser la progression communiste. Il réactive d'abord le "cercle scientifique", instrument traditionnel de recherche et d'échangés et y attire des jeunes uléma, des intellectuels et des activistes. Au cours des années, de futures célébrités du chi'isme libanais comme Mohamed Hussein Fahdlallah, "guide spirituel" du HizbAllah, et iranien, comme Mustafa Tchamran, Premier ministre de la Défense de la République islamique, participent au séminaire. Puis apparaît l'Association des Sema combattants, dirigée par Ismaël al-Sadr, frère de Mohamed; elle rayonnera bientôt sur tout le pays. En 1959 paraît Notre Philosophie, somme théorique de tout ce qui oppose l'Islam au matérialisme. Et série d'attendus d'un procès secret dont le verdict ne va pas tarder à tomber. Peu après, deux fatwas successives, l'une de l'oncle maternel de Sadr, Morteza al-Yassin, l'autre de Mohsen al-Hakim, décrètent le communisme athée abominable et frappent d'excommunication tout musulman qui adhérerait à sa doctrine. Peu après encore, l'organisation al-Da'oua - le prosélytisme islamique, l'appel à la conversion - inspirée par le militantisme de Mohamed-Bakr al-Sadr, encadrée par de jeunes uléma, irriguée par les travaux des "cercles scientifiques", commence la reconquête des masses chi'ites. Dix ans plus tard, le PC d'Irak n'est plus qu'un fantôme. Au cours de l'année 1960, pour compléter l'édifice idéologique, Mohamed-Bakr al-Sadr publie Notre économie, réplique, cette fois, au capitalisme libéral.

L'IRAN: TOUT UN PEUPLE CHI'ITE

Les chi'ites d'Iran, leurs dignitaires religieux en tout cas, sont parfaitement informés de tout ce travail. Mais ils doivent être d'une extrême prudence. Après une période flamboyante entre 1944 et 1955, où les Fedayin de l'Islam de Navab Safavi assassinaient intellectuels anticléricaux et ministres à peu près impunément, est venu le temps de la répression. Donc, de la dissimulation. Mais, dès le début des années 60, la colère gronde à nouveau chez les chi'ites activistes: une loi est en gestation qui accorderait aux Américains des privilèges exorbitants en Iran. Ce que tout le monde pense, un homme va le dire en public, et solennellement: Rouhollah Moussavi Khomeini, ayatollah et professeur à Qom. Mars 1963: en représailles, les sbires du chah ravagent son séminaire. 12 de ses étudiants sont tués: une centaine, blessés. Des émeutes éclatent alors dans tout l'Iran, faisant des morts par milliers. En juin 1963,1'1ran pétrifié entend Khomeini invectiver le chah en des termes inouïs: "Ecoute -moi, misérable pervers 1...] arrête-toi et réfléchis un instant à ce que tu fais subir à ton pays! Souviens-toi du sort de ton père!". Le voilà exilé; après un bref séjour en Turquie, il se fixe en Irak. Où il apprend que celui qui a couvert la répression, le Premier ministre Hassan Ali Mansour, vient d'être assassiné à l'entrée de la Grande Mosquée de Téhéran par un étudiant de Qom. Fedayin de l'islam pas morts...

Dès 1964, Rouhollah Khomeini est au travail à Nadjaf. Le lendemain de son arrivée, al-Da'oua lui a envoyé une délégation qui n'a pas la tâche facile: Khomeini aimerait comprendre pourquoi le chah finance en sous-main les frères irakiens; ceux-ci chi'ites certes mais Arabes, trouvent parfois les frères perses un peu pesants. Mais les soupçons se dissipent. Grâce à son appareil international, al-Da'oua va populariser la cause de l'islam iranien dans l'oumma; des proches de Khomeini participent aux séminaires de Mohamed-Bakr al-Sadr, où s'élabore en partie le socle doctrinal de la Constitution islamique de 1979. Mais, dès 1970, la répression anti-islamique s'aggrave en Irak. En 1974, plusieurs dirigeants d'al-Da'oua sont arrêtés - et 5 d'entre eux, pendus. Courage rare dans l'Irak bassiste, Khomeini proteste de façon publique et vigoureuse. Mais ni la bravoure ni la discrétion n'empêchent que la Savak en Iran, les omniprésentes polices irakiennes sont une gêne considérable pour qui veut publier, populariser des idées non conformistes. Tout ce travail va donc se faire à partir du Liban, où est fondée, dès 1969, la branche locale d'al-Da'oua.

AU LIBAN, TOUT PEUT S'ECRIRE, TOUT PEUT SE FAIRE...

Le Liban jouit en effet depuis son indépendance d'un luxe sans égal dans la région: une totale liberté d'édition - presse et livres - et joue ainsi pour le reste du monde arabo-musulman un rôle comparable à celui de la Hollande dans l'Europe de XVIIIe siècle; terre d'asile et lieu d'expression à la fois. Mais depuis la fin des années 60, le miracle libanais tourne au cauchemar: l'affaire palestinienne empoisonne les rapports entre les communautés les plus puissantes, chrétienne, musulmane et druze. Rien de bien neuf sur une terre où sévit depuis des siècles une guerre civile larvée. Mais, à l'approche de l'orage, voici que surgissent ceux que l'on n'attendait pas: la plèbe misérable et pieuse de ces éternels exploités, les chi'ites.

L'homme qui est à l'origine de l'irruption de sa communauté sur la scène du grand jeu politique libanais - donc arabe - est lui aussi un pur produit des séminaires de Nadjaf. Fils d'un ayatollah de Qom, Moussa Sadr a participé au "cercle scientifique" de son cousin et beau-frère Mohamed-Bakr al-Sadr. C'est là qu'à partir des écrits du Vie Imam Impeccable, Ja'afar, il élabore sa doctrine qui divise le monde entre "l'arrogance mondiale" et les masses opprimées: le socle conceptuel du Mouvement des déshérités - l'ancêtre direct d'AMAL -qu'il lance au Liban en 1973, après plusieurs années de travail souterrain.

Entre son arrivée à Tyr en 1959 et une disparition jamais élucidée en Libye, en août 1978, Moussa Sadr va doter les chi'ites libanais d'un appareil politico-militaire capable de tenir le choc dans une guerre civile qu'il sent imminent et travailler à la révolution islamique. Dès le début des années 70, il organise, via la Syrie, la contrebande d'armes à destination de Téhéran. C'est en 1972 que les 12 premiers fedayin iraniens - trois femmes, 9 hommes -arrivent au sud du Liban, pour un séjour de deux ans. Entraînés dans les camps du Fatah d'Arafat, ils participent à la guérilla contre Israël. En 1976, il y a plus de 700 iraniens aguerris: le noyau des futurs Gardiens de la révolution. Leur chef, Mustafa Tchamran, Premier ministre de la Défense de la République islamique, restera d'ailleurs jusqu'à sa mort membre du Conseil de commandement d'AMAL. Bien entendu, Moussa Sadr prend également en charge, avec la section libanaise d'al-Da'oua, le travail d'édition et de propagande islamique, impraticable en Iran et en Irak. Au Liban en priorité: en décembre1978, lors des défilés du grand deuil de l'Achoura, de Beyrouth à Tyr, de Baalbek à Nabatiyeh, les foules chi'ites clament leur appui à Khomeini.

DISSIMULATION, AVEUGLEMENT, INCOMPREHENSION

A ce moment, cela fait bientôt vingt ans qu'une révolution se prépare. L'entreprise est immense. Depuis deux décennies des individus par milliers s'agitent entre l'Iran, l'Irak, le Liban, le Pakistan, Dubaï, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis.

Et si localement - en Iran, bien sûr, en Irak aussi - la répression frappe les révolutionnaires islamiques, leur déploiement international - pour mémoire: circulation de centaines de millions de dollars, de tonnes d'armes et de matériel de propagande, de centaines de combattants - se fait tout du long au milieu de l'indifférence des uns; de l'incompréhension des autres.

L'affaire ne date pas d'hier. 1920: les services secrets soviétiques pensent pouvoir manipuler à leur aise les ayatollahs de Qom.1942: alors que l'URSS occupe en partie l'Iran, les mêmes services ne réagissent pas à un terrorisme des Fedayin de l'Islam que leurs homologues britanniques encouragent en sous-main. Vingt ans plus tard le chah joue les chi'ites irakiens contre Saddam Hussein qui lui retourne la politesse en laissant Khomeini fomenter depuis Nadjaf la révolution en Iran. Les journalistes sont-ils plus perspicaces ? En 1977-1978 Khomeini encore, devenu une star médiatique, passe pour une sorte de Gandhi persan, assoiffé de justice sociale... Jamais dans l'histoire, des institutions, des individus dont la confiance béate dans l'homme et l'étourderie ne sont pas les traits les plus frappants n'auront fait preuve d'un tel aveuglement, et ne l'auront finalement payé d'un tel prix. Les Soviétiques voient, impuissants, les PC d'Irak puis d'Iran se faire briser les reins. Les Britanniques ne peuvent que constater que ces islamistes avec lesquels l'lntelligence Service jouait naguère des jeux compliqués détiennent, au Liban, leurs otages. Le chah finançait al-Da'oua qui va contribuer puissamment à sa perte; Saddam Hussein a hébergé des années Khomeini à Nadjaf: il sent de très près le vent du boulet.

C'est que l'islam chi'ite et surtout des dirigeants, poursuivis, traqués, martyrisés pendant un millénaire, souvent réduits à la clandestinité, n'ont dû leur salut qu'à une pratique sans égale de la conspiration. Pour survivre à dix ou douze siècles de massacres, d'invasions, de persécutions, les cogites ont mis au point une formidable batterie de techniques de restriction mentale et de dissimulation: takiyya, {a précaution), ou, en persan, "Ketman".

Obligatoire dès que la sécurité du Croyant est en jeu face à qui n'est pas chi'ite - sunnites inclus - la takiyya, strictement codifiée, a été poussée par les dignitaires de la communauté à un point de quasi-perfection. Téhéran, 1964. L'ayatollah Motahhari est membre d'un cénacle philosophique présidé par l'impératrice Farah et tient une rubrique pieuse dans l'équivalent persan de Femmes d'aujourd'hui. C'est ce même "érudit effacé à la prose tendre et fleurie", comme le décrit un chroniqueur, qui dirige le Conseil révolutionnaire islamique secret. Entre un article édifiant et une cérémonie officielle, il condamne à mort et fait exécuter le Premier ministre du chah, responsable de l'exil de Khomeini...

LA REVOLUTION ET APRES

Une communauté rompue au secret et à la dissimulation, traumatisée en Irak par l'irruption des idéologies matérialistes; bousculée par le chah qui modernise à un train d'enfer; prise au Liban dans l'étau de la guerre civile: tout est en place. De manifestations en émeutes, de massacres en soulèvements, sous la bannière du Prince des martyrs dont les jeunes mollahs activistes ont fait une sorte de Che Guevara islamique se lève, en février 1979, I' "aube des dix jours." La Révolution islamique déferle là où elle était possible: en Iran.

Cette révolution, personne dans la région n'y croyait vraiment, à l'exception des services de renseignement d'Israël et de l'OLP. Mais devant l'événement, tous les chefs d'État du Proche-Orient saisissent la gravité de la menace. Au premier rang de ceux-ci, Saddam Hussein dont le pays est majoritairement chute. Et en effet des signes inquiétants se multiplient en Irak. La presse internationale commence à s'intéresser à Mohamed-Bakr al-Sadr qu'elle surnomme le "Khomeini irakien." A juste titre: l'Imam a fait de Sadr son représentant personnel en Irak. Mais la communauté chi'ite irakienne, nombreuse, vit repliée sur elle-même. Elle n'a pas de bastions dans l'armée, dans l'appareil politique, dans l'administration. Sadr avait perçu cette fragilité, il n'a pas eu le temps d'y remédier

C'est de Nadjaf, de Kerbala qu'était partie à la fin des années 50 l'impulsion révolutionnaire islamique: ces deux bastions du chi'isme vont le payer très cher. La répression s'abat, impitoyable: par dizaines de milliers des croyants d'origine perse et leurs familles sont jetés dans des camions et reconduits à la frontière. Par milliers les cadres d'alDa'oua sont emprisonnés puis exécutés sommairement. Mohamed-Bakr al-Sadr publie alors deux fatwas. L'une excommunie tout fidèle adhérant au parti de Saddam, le Baas. La seconde légitime, vu les circonstances, l'usage de la violence. Ce faisant, il s'est condamné à mort. Le 9 avril 1980, le grand ayatollah le plus jeune de l'histoire chi'ite est exécuté avec sa soeur Amina, figure centrale, sous le nom de Bint al-Huda (la fille de la Lumière) du féminisme islamique.

La guerre contre l'Iran aggrave encore les choses. De petits groupes clandestins issus d'al-Da'oua réalisent des attentats terribles à Bagdad sans pour autant ébranler le régime. Qui riposte en décimant la famille de Mohsen al-Hakim. En janvier 88 encore, Mehdi al-Hakim, fils du grand ayatollah défunt, condamné à mort dès 1969 et exilé depuis lors, est assassiné au Soudan, dans le hall du Hilton de Khartoum. C'était la cinquième tentative des services irakiens...

Au Liban, le problème de la communauté chi'ite est différent. Pas d'État digne de ce nom, donc pas de répression, mais la nécessité de se doter d'une base territoriale. Grâce à l'invasion israélienne, c'est chose faite dès l'été 1982. Les chi'ites contrôlent une partie de la vallée de la Bekaa et la ville de Baalbek, la banlieue sud de Beyrouth, leur fief traditionnel du Jehel Amil, non loin de la frontière d'Israël. Mais l'influence syrienne sur AMAL est désormais prépondérante. Faute de pouvoir contrôler l'ensemble du mouvement, l'Iran va se doter d'un instrument à sa dévotion: le HizbAllah du Liban, le Parti de Dieu. Trente ans après l'impulsion initiale de 1959, le sort de ce Parti montre qu'une chose au moins n'a pas changé: l'optimiste myopie de nombre d'observateurs occidentaux. 1982-1985: "Un tel fanatisme, typiquement perse (?) n'a aucune chance au Liban." Le HizbAllah fait défiler 4 000 hommes, avec armement lourd, à Baalbek. 1986-1988: "Les syriens vont les écraser, c'est la fin." Défilé de 6 000 miliciens à Baalbek. 1989: "La guerre Irak-Iran achevée, c'en est fini des Fous de Dieu." Le dernier vendredi de Ramadan, "Jour de Jérusalem le HizbAllah fait défiler 10.000 hommes à Baalbek.

Ainsi, sur les trois pôles du départ, deux sont encore, trente ans plus tard, des centre de rayonnement de l'islamisme révolutionnaire. Mais dans ce foyer central qu'est l'Iran, la ferveur retombe-t-elle ? Depuis le début de ce siècle, la foule la plus immense jamais rassemblée l'est pour les obsèques de l'Imam Khomeini: plus de 6 millions de personnes. Trente ans après le début symbolique de sa gestation, dix ans après sa victoire, malgré une guerre interminable et de terribles privations, la Révolution iranienne conserve au moins l'une de ses caractéristiques de 1978-1979: une capacité de mobilisation sans doute unique au monde.

(1) OGPU: the Russian Secret Terror, New York, Brentano's ed. 1931
 

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