Introduction

 

La Révolution islamique vient de fêter son 3e anniversaire lorsque, en mai 1982, un colloque réunit, à Washington DC, des universitaires et des hauts fonctionnaires américains. Parmi ces derniers, Gary Sick, qui suivait le dossier "Iran" au Conseil national de sécurité du président Jimmy Carter, fait sensation en déclarant: "Nous ne savions rien." Une preuve ? Exactement trois ans avant le retour de l'ayatollah Khomeini à Téhéran, en février 1976, la Direction du renseignement de la CIA publie une volumineuse synthèse sur l'Iran. On y apprend que le régime du chah est corrompu, mais pas vraiment menacé; que l'avenir appartient à une troisième force (ah ! la prédilection des analystes officiels américains pour les "troisièmes forces"...) composée de "yuppies" iraniens occidentalisés et démocrates. Les Mollabs (5 pages sur plus de 80) ? Certes hostiles au pouvoir, mais de vieux messieurs dont "l'éducation et l'allure sont celles d'hommes du Moyen Age". Par conséquent, pas cotés à l'argus. (1)

Des décisions d'une portée historique immense sont donc prises à l'aveuglette par des personnes souffrant de leur propre aveu - de la pire des ignorances: ne pas savoir qu'on ignore. Or au même moment, en Iran ou aux alentours, d'autres, coopérants, ethnologues, voient se multiplier les signes avant-coureurs d'une révolution. En parlent. Faute de vecteurs appropriés, rien ne parviendra aux décideurs, aux politiques.

Peu après, au début de l'été de 1982, apparaît le HizbAllah du Liban. Experts et beaux esprits médiatiques sont unanimes: "Beyrouth n'est pas Téhéran !" Et d'augurer qu'il s'agit là d'une bulle de savon due à la mode, sans avenir aucun: jamais les Libanais ne sombreront dans un tel fanatisme, etc. La suite des événements, bien connue, rend tout commentaire superflu. Mais l'erreur était-elle inévitable ? Les liens séculaires entre cogites arabes du Liban et perses étaient-ils à ce point secrets ? Pas du tout. Dans son récent livre Tribes with flags (voir bibliographie, p...) le journaliste américain Charles Glass, libanais par sa mère et ex-otage lui-même, cite un récit de voyage intitulé Sous le soleil de Syrie. Que dit Mrs. A. Inchbold, touriste du XIXe siècle, des musulmans de Baalbek ? "Leurs sympathies secrètes vont toutes à la Perse, forteresse de leur religion et de la doctrine chi'ite." Pourquoi ne sait-on plus en 1982 ce qu'une lady un peu curieuse savait en 1882 ?

Partant de ces constats de carence, ceux qui ont voulu cet Atlas, qui ont participé à son élaboration ont eu une ambition à la fois modeste et précise: mettre un outil de travail à la disposition de tous ceux qu'intéresse l'immense arc de cercle qui va de la Mauritanie à Mindanao; l'activisme grandissant des organisations révolutionnaires islamiques. La formule de l'Atlas nous donne la possibilité de prendre un certain nombre de phénomènes politico-socio-religieux à leur point d'émergence, de les dépeindre le plus justement et avec le plus de mesure possible ; de les porter, enfin, à la connaissance de ceux qui doivent savoir.

Mais cet Atlas répond aussi, selon nous, à un autre besoin: corriger trois des travers de notre société médiatique.

Le premier de ceux-ci est le cercle vicieux défini par le philosophe Roger-Pol Droit: "On ne publie pas ce qui n'intéresse personne; personne ne s'intéresse à ce qu'il ignore; on ignore ce qui demeure inaccessible faute d'être publié."(2) Or pendant des années, pour reprendre l'exemple iranien, les faits et gestes d'obscurs religieux, tout droit sortis du Moyen Age, s'exprimant en outre dans des jargons incompréhensibles, n'ont intéressé personne. Ni les grands médias, ni la diplomatie - on ne risquait pas de les rencontrer dans des cocktails - ni même la plupart des instances de renseignement.

Deuxième travers, non moins grave: l'éparpillement des informations et la difficulté d'élaborer, à partir du kaléidoscope quotidien, une vision d'ensemble. Là aussi, un exemple. Voici des sujets sans rapport apparent les uns avec les autres:
 

- L'Algérie est en proie à une "crise grave".
- Des "Albanais" se soulèvent au Kosovo, en Yougoslavie.
- Une "minorité turque" s'agite en Bulgarie.
- Une autre "minorité turque" - dont on ignorait l'existence -, au nord de la Grèce, en Thrace.
- Des "terroristes" mitraillent un autocar de touristes israéliens en Egypte.
- L'Azerbaïdjan et le Tadjikistan sont secoués par des "émeutes nationalistes", conduites par des "fronts populaires".
- Des "guerres tribales" continuent d'ensanglanter l'Afghanistan.
- Le Kashmir est le théâtre d'une "agitation irrédentiste " .
 
Or, même si rien de cela ne relève d'un quelconque "complot de Téhéran" - la démarche conspirative-paranoïaque est ici comme ailleurs inopérante - tous ces événements sont bel et bien liés. Il sera facile d'établir que les cartes de l'agitation provoquée depuis deux ans par Les Versets sataniques et les soubresauts évoqués ci-dessus se recouvrent à peu près exactement; que les acteurs de ces mouvements divers ont tous ou presque approuvé publiquement la fatwa contre Rushdie.
 

Le troisième de ces travers est l'ignorance du passé. Se souvient-on des responsabilités réelles des uns et des autres, à l'origine des troubles actuels ? Se rappelle-t-on que la politique des colonisateurs dans toute la zone proche-orientale a été de diviser pour régner et qu'ils se sont appuyés sur les minorités du Levant - alaouites, Arméniens, druzes, ismaéliens, Kurdes, maronites - au point de déclencher des réactions en chaîne dont nous sentons encore les effets aujourd'hui ? Qui sait encore que dans les "troupes spéciales" syriennes, sous le mandat français, aucun des 8 bataillons d'infanterie n'était composé de sunnites - qui représentent plus de 80% de la population - et que, dans les 12 escadrons de cavalerie, seuls 2 l'étaient ?

Et ceux qui s'insurgent contre le nom de "croisés" donné par la propagande islamiste aux troupes occidentales envoyées au Proche-Orient ont-ils encore en mémoire le mot du général Gouraud entrant à Damas à la tête des troupes françaises, en 1920 ? Le général se fit immédiatement conduire au tombeau de Saladin et dit à voix haute: "Nous revoilà, Saladin. . . "

Enfin, notre ambition est d'accompagner et d'éclairer les évolutions décrites ci-dessous dans les années à venir. De jouer notre rôle de façon dynamique, et non statique. Ainsi avons-nous conçu cet Atlas de manière à pouvoir le remettre périodiquement à jour.

CE QUE CET ATLAS N'EST PAS

Il ne s'agit pas d'un Who's Who mondial de l'Islam, de ses structures et de ses personnalités. Ni d'une encyclopédie de l'Islam en tant que religion et univers culturel. Encore moins - faut-il le souligner ? - d'un livre contre l'Islam: l'assise, l'héritage immense, les mille facettes de la dernière des trois religions révélées rendraient d'ailleurs une telle entreprise futile, voire inepte. Les auteurs sont bien conscients du fait que les Fous de Dieu ne sont pas toujours là où la presse les voit; que ni le révérend Jim Jones et les 913 morts de son Temple du peuple, ni les exorcistes polynésiens brûleurs de sorcières, ni les "survivalistes" attendant l'apocalypse atomique au fond de leurs abris ne sont musulmans. Ils constatent enfin que la renaissance islamique n'est pas un phénomène isolé, mais s'inscrit dans un mouvement global de rejet du matérialisme marchand et médiatique qui envahit la planète depuis trois décennies. Ce mouvement a une dimension naturelle, celle de l'écologie et religieuse, celle du retour au fondamental, aux valeurs spirituelles, à Dieu.

Car, disons-le une fois pour toutes, les images de l'agitation islamiste à la télévision oblitèrent, comme l'arbre proverbial cache la forêt, un monde souvent paisible et fraternel. Un exemple, choisi à dessein dans l'histoire: l'attitude des uléma du Caire occupé par Bonaparte, lors de la campagne d'Egypte. Que disaient-ils de l'agitation anti-française ?

"Prions Dieu de nous protéger de la sédition ouverte ou rampante et demandons-lui de désavouer ceux qui répandent le mal en ce monde [...] qui ont semé la discorde entre le peuple et les soldats français, auparavant en termes d'amitié sincère. Résultat: des musulmans ont été tués, des demeures pillées. Mais, grâce à Dieu, l'agitation a cessé suite à notre visite au chef de l'armée, Bonaparte. Tout a été résolu grâce à cet homme raisonnable, plein de bonté pour les musulmans, d'amour pour les opprimés et les humbles. Sans lui, les soldats auraient brûlé la ville, pillé vos richesses et massacré tout le peuple d'Egypte. Mais abstenez-vous désormais de tout geste séditieux; n'écoutez plus les subversifs ni les hypocrites; ne faites plus le mal. N'imitez pas ces fous qui ne voient pas les conséquences de leurs actes. Dieu -Que Son nom soit loué !- donne le pouvoir à qui Il le souhaite. D'où ce conseil à votre intention: occupez-vous de vos affaires, faites vos dévotions et payez vos impôts.(3)

Quoi de commun entre cet islam-là et celui de l'Imam Khomeini ?

Et, puisque nous en venons là, affirmons enfin qu'il ne s'agit pas non plus d'un livre contre l'Islam chi'ite, lui aussi diversifié, subtil et évolutif sous une apparence sombre, monolithique et parfois brutale. Reprenant la formule de l'éminent intellectuel iranien et chi’ite Ail Chariati, nous nous garderons bien de confondre "le chi'isme noir, celui de la dissimulation, du chagrin et du deuil ", et " le chi’isme rouge, celui de l'insurrection et du martyre. ". (4)

UN GUIDE POUR LA "ZONE DES TEMPETES"

De l'Algérie au Xinjiang, du Kosovo au Kashmir, de l'Azerbaidjan à Mindanao grossit sous nos yeux une poche de grisou potentielle, dans l'éparpillement de microconflits semblables de nature, nous l'avons vu, sinon d'apparence. Une authentique zone des tempêtes, où plusieurs facteurs dissolvants sont à l'œuvre, à bas bruit, depuis le début de la décennie 80: effondrement du modèle socialiste soviétique, difficultés d'adaptation du modèle libéral capitaliste; plus largement, crise du modèle de l'Etat-nation à l'européenne. Retour, enfin, et c'est l'objet même de notre travail, du balancier islamique.

Au sein de la zone des tempêtes, l'oumma musulmane gagne du terrain de jour en jour. Selon le Centre islamique international d'étude des populations de l'université cairote al-Azhar, il y aurait déjà plus de 1,1 milliard de musulmans (Asie: 800 M.; Afrique :309 M.; Europe: 16 M.; Amérique: 5 M.; Océanie: 1,5 M.).

La zone des tempêtes a connu, durant la décennie 80 des bouleversements majeurs. En premier lieu, l'avènement de l'Islam comme puissance politique, à Téhéran, en 1979. Au cours des années suivantes, en Algérie, en Egypte, en Jordanie, au Pakistan, au Soudan, dans les territoires occupés par Israël, en Tunisie, des groupes islamistes ont accédé à la scène politique, y jouant parfois un rôle majeur.

De la zone des tempêtes partent des ondes de choc qui nous atteignent directement, nous, Européens. Pour mémoire: terreur à Paris en septembre 1986, affaire Rushdie, "scandales" des foulards islamiques.

La zone des tempêtes renferme une bonne part du pétrole nécessaire au fonctionnement des économies développées. Au cours des deux dernières années, au-delà même de la guerre Irak-lran, des ébranlements de gravité et de nature varices ont affecté des pays producteurs importants: Algérie, Azerbaïdjan... Koweït, enfin. Or les crises pétrolières de 1973 et de 1979 avaient toutes deux une origine politique.

La zone des tempêtes a pris, depuis 1980, la tête de la production de pavot - donc d'opium, donc d'héroïne... Sans doute 80% du total mondial. Tout pour l'exportation ? Non. Il y avait au seul Pakistan moins de 10 000 toxicomanes en 1980. Aujourd'hui, plus de 1 million d'intoxiqués graves, 3 millions d'occasionnels. Du Croissant d'Or - Iran, Afghanistan, Pakistan - au Triangle d'Or - Birmanie, Thaïlande, Laos - s'impose lentement, sous les yeux de polices impuissantes ou corrompues, ce que Benazir Bhutto appelle la "culture du kalachnikov et de l'héroïne".

Dans la zone des tempêtes, la dissolution de facto du bloc socialiste a fait l'effet d'une catastrophe. Pour le monde arabe, qui s'y trouve en totalité, c'est un drame comparable à 1967, voire à 1948.11 a perdu un appui stratégique irremplaçable; les ex-pays de l'Est renouent les uns après les autres avec Israël et, sur l'agenda de l'URSS, le dossier proche-oriental est désormais tout sauf une priorité. Grands perdants parmi les perdants: les Palestiniens et les pays les plus militants, Algérie, Libye, Syrie, Yémen du Sud. Certains se réjouissent de voir ces pays, ces peuples contraints de manger dans la main de leurs ennemis d'hier. Le feront-ils vraiment ? Le nationalisme arabe, le panarabisme, atteint par la défaite de son héros, Nasser, en 1967, touché plus gravement encore par la guerre civile libanaise, qui voit depuis quinze ans des Arabes massacrer d'autres Arabes, est désormais à l'agonie. Est-ce une bonne nouvelle ? Un individu - un peuple, a fortiori - qui se noie réagit-il par la modération, le libéralisme, le pacifisme ?

Et, justement, dans la zone des tempêtes, depuis des années, les armes s'entassent. De prix abordable, robustes, légères, de moins en moins encombrantes. Elles permettent, avec le couple engins balistiques rustiques/projectiles chimiques, de tenir tête à nos systèmes d'armes sophistiqués très coûteux. Les pays où s'empilent ces armes sont presque tous fragiles, ne disposent que d'assises populaires modestes et se retrouvent depuis peu le dos au mur.

Partout dans la zone des tempêtes, enfin, ouvertement ou discrètement, des courants révolutionnaires islamiques sont à l'œuvre.

CE QU'EST CET ATLAS

Il s'agit de l'état descriptif, de la radiographie d'un courant politico-religieux se qualifiant lui-même de révolutionnaire islamique et se définissant ainsi:

" Le nouveau mouvement islamique [...] ne combat ni les chrétiens ni les juifs, mais la corruption et l'oppression. Partout dans le monde, ils fies musulmans se soulèvent contre les rois qui les ont dépouillés de leur argent et de leurs droits. Ils combattent les envahisseurs qui ont occupé leurs terres par la force, terrorisant et tuant leurs enfants. Ils tentent de protéger leurs familles contre le venin du matérialisme et de l'immoralité, exportés par le libre Occident. Ils veulent une société sans drogue, sans criminalité; peu ou pas de divorces: une vie heureuse et productive pour tous. Pour cela, ils croient que l'Islam est la solution, pas la démocratie à l’occidentale.(5)

 Ce courant n'est ni purement chi'ite ni sectairement sunnite, mais se situe au confluent de ces deux écoles de pensée. Comme le dit l'islamologue Olivier Carré: "La corde la plus sunnite du chi'isme [la " ligne Khomeini "] a vibré, rencontrant immédiatement la corde la plus chi'ite du sunnisme contemporain [celle de Seyyed Qotb et de ses disciples des Frères musulmans égyptiens.] (6)

Ce courant est moins coupé qu'on ne le pense de l'Islam orthodoxe officiel, pourrait-on dire. On verra que de grandes confréries, de grands ordres musulmans vivent à son contact, sous son influence parfois. De ce monde associatif-là, des reflets de sa sensibilité aux thèses révolutionnaires islamiques, de ce second cercle de l'activisme islamique, lui plutôt néofondamentaliste(7) il sera aussi question dans l'Atlas.

Ce courant dispose d'un projet et d'un programme. Quel est-il ?

Avant 1979, les musulmans authentiques souhaitant secouer le joug de l'impérialisme occidental ne savaient comment faire. Désormais, sunnites aussi bien que chi'ites ont un modèle, celui de la Révolution islamique d'Iran: un événement miraculeux pour l'oumma ... Mais, pour qu'une seconde révolution de ce type puisse éclater, l'exemple de 1979 doit avoir été médité et intériorisé dans toute l'oumma.

Au centre de notre réflexion, deux propositions:
 

· Les méthodes en usage dans la République islamique d'Iran ne sont pas particulières aux Perses et aux chi'ites, mais constituent la manifestation contemporaine du système politique créé, en son temps, par le Prophète.
· La Révolution islamique est un point de convergence de toute la pensée politique musulmane actuelle, sunnite aussi bien que chi'ite.
D'ores et déjà, disent les guides du courant révolutionnaire islamique, une minorité non négligeable d'uléma, d'universitaires, d'écrivains, d'intellectuels musulmans, sunnites pour beaucoup, adhère aux deux propositions formulées ci-dessus.

 Pour que cette minorité devienne une majorité, deux obstacles doivent être levés:
 

· Il faut que bon nombre d'uléma sunnites - mais aussi chi’ites - acceptent la fusion entre le politique et le religieux; abandonnent leur pratique d'un "Islam minimaliste" cantonné à la sphère de la vie privée des fidèles.
· Il faut dissiper le sectarisme de certains uléma chi'ites en Iran, mais surtout dans les communautés du sous-continent indien, au Pakistan, par exemple.
La lutte sera longue, disent les révolutionnaires-islamiques, mais la jeunesse de l'oumma est motif d'espoir. La révolution de Téhéran lui a permis de prendre conscience du fait qu'elle se trouvait dans un tunnel, mais qu'au bout de celui-ci la lumière Commençait à apparaître.

 Les jeunes uléma, surtout, sont moins timides, moins sectaires que les vieux. Laissons donc faire le temps...

Du fait de son homogénéité idéologique, de l'intense travail de formation politico-religieuse qu'il accomplit – 3.000 étudiants à Dom en 1978, 16 000 en 1984, 21 000 aujourd'hui (8)- et des relations même lâches - qu'entretiennent ses guides spirituels et politiques, ce courant est le mieux à même de profiter du nouveau modèle de lutte des masses musulmanes, l'lntiTada.

Ce modèle concerne des zones précises, possède un style bien particulier. Ces soulèvements, de type Intifada se produisent en effet, jusqu'à présent, aux frontières - géographiques ou spirituelles - de l'oumma: territoires occupés par Israël, Kashmir, Kosovo, Azerbaïdjan, Tadjikistan, Xinjiang. Là, une population musulmane majoritaire rejette la domination d'un pouvoir infidèle ou athée; exige de récupérer sa souveraineté; envisage un rapprochement avec les peuples ou les Etats musulmans voisins. Ces intifadas, qu'aucune centrale internationale n'a besoin d'animer ni de coordonner, ne sont pas artificielles, mais constituent la résurgence de conflits anciens, plus ou moins longtemps oubliés.

Animée par l'esprit de sacrifice, la population lance des vagues successives d'agitation, brisées par la répression; suivies, après un temps de reflux, d'autres vagues plus puissantes encore. La propagande révolutionnaire islamique compare cette alternance d'assauts et de menées répressives aux épisodes douloureux d'un accouchement: celui de l'indépendance, de la victoire de la foi.

Dans ce monde inquiet et agité, l'invasion du Koweit par l'Irak, et les événements qui se sont succédé depuis le début d'août 1990 ont fait l'effet d'un cataclysme - un de plus - et ont complètement modifié les perspectives du courant révolutionnaire islamique. Dans les années 80, en effet, sa progression avait été freinée dans le cœur de l'oumma musulmane - la nation arabe - par la conjugaison de deux facteurs:
 

· Aucun chef d'État arabe n'avait fait sienne l'idéologie révolutionnaire islamique, telle que nous l'avons dépeinte plus haut.
· L'argent, l'influence, les références islamiques des Saoudiens contraient cette propagande islamiste dans la quasi-totalité des mosquées du monde arabe.
Aujourd'hui, ces deux barrages ont volé en éclats. Pour incroyable qu'elle soit, la conversion-minute de Saddam Hussein est acceptée par nombre de ses pires ennemis d'hier (voir Liban, p 147, l'exemple du HizbAllah) et la propagande islamiste, déjà hostile aux Saoudiens par le passé, ne manque pas de souligner partout où elle le peut que, par la faute du roi Fahd d'Arabie:
 
· Le berceau de l'Islam, le tombeau du Prophète sont occupés par des forces militaires infidèles, pour la première fois depuis la prédication de Mahomet.
· L'armée américaine compte forcément des centaines de soldats juifs, qui se trouvent désormais à proximité de Médine, de Khaybar et de Fadak, villes dont le Prophète avait, en son temps, chassé les communautés israélites.
Voilà l'univers auquel nous consacrons cet Atlas. Les mouvements qui le traversent sont peu visibles: nous voulons mettre en lumière leurs enchaînements, leurs transformations, mais aussi leurs discontinuités, leurs oppositions. Dans cet univers, le rôle des mouvements révolutionnaires islamiques est-il toujours et partout négatif ? Quel qu'il soit, une bonne connaissance de leur nature, de leurs projets et de leurs liens est une nécessité. Afin que, à l'aube de la nouvelle décennie, nul ne puisse légitimement dire, à propos de ces groupes, "nous ne savions rien".

(1) "Central Intelligence Agency, Directorate of Intelligence, Office of Political Research - Elites and Distribution of Power in Iran - February 1976". Ce texte de synthèse, dont le niveau est à peine celui d'un "Que sais-je ?", est protégé par une impressionnante constellation de "SECRET-NOFORN" (ne pas transmettre à des étrangers) - d'"ORCON" (informations contrôlées par leurs fournisseurs) "WNINTEL" (sources et méthodes de renseignement sensibles utilisées), etc. 
(2) L'Oubli de l'Inde, PUF, 1989
(3) Cité par Fouad Ajami, in Islam and the Political Process, Cambridge University Press, 1983
(4) Idéologue laïc n° 1 de la Révolution islamique, Ali Chariati fait usage de cette formule frappante au cours d'une conférence, publiée ultérieurement en brochure, en 1972.
(5) L'Islam, les Etats-unis et la lutte des afghans, Mohamed Gul Jan, The Muslim, 20 février 1990.
(6) "L'lslam et l'Histoire", Géopolitique, n°7, automne 1984.
(7) Suivant la nomenclature adoptée par Olivier Roy dans "De l'islam révolutionnaire au néo-fondamentalisme", Espat, juillet-août 1990. Nous trouvons exagéré, cependant, d'affirmer qu' "il n'y a pas de solution de continuité entre la mouvance islamiste et cette mouvance nsofondamentaliste"; le présent Atlas fourmille d'exemples tendant à démontrer l'inverse.
(8)  Selon les chiffres communiqués par l'Ayatollah Abdulkarim Moussavi Ardebili, au cours de son sermon du vendredi 13 avril 1990 à la mosquée de l'université de Téhéran. Il ajoute que parmi ces 21000 étudiants figure une "large population étrangère: Arabes, Pakistanais, Afghans, Asiatiques et même Européens". Rappelons par comparaison, qu'en 1980, le principal centre d'enseignement coranique d'Arabie Saoudite, l'université islamique de Médine, comptait 380 étudiants, étrangers inclus.
 

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