ASIE DU SUD, ASIE CENTRALE

Bientôt une heure que Jamilullah attend devant la mosquée Maarif al-Islamia. Pas vraiment à l'aise. Le grondement des camions sur la grand'route toute proche, le claquement de l'immense bannière noire pendue au minaret, la foule des artisans et des ménagères, enveloppées de noir, profitant de la fraîcheur de l'aube... Peshawar est une grande métropole inquiétante pour qui vient des territoires tribaux, aux confins du Pakistan et de l'Afghanistan.

Enfin, Arif Husseini sort de la mosquée. Turban, barbe et long manteau noir: la silhouette des dignitaires religieux chi'ites est reconnaissable entre mille...

Agacé, Ihojatolislam Husseini voit Jamilullah s'avancer vers lui: encore ce jeune Pachtou et sa curieuse histoire de conversion au chi'isme... Mais, ce matin, Jamilullah n'a pas d'angoisses métaphysiques... Il dégaine un pistolet... Deux coups de feu... Un bond dans la ruelle la plus proche. Le garde du corps n'a rien pu faire. Arif Husseini meurt dans ses bras.

Martyr de sa foi, comme les deux grands ayatollahs qui furent ses maîtres, Mohamed-Bakr al-Sadr l'irakien, Morteza Motabhari l'iranien. Assassiné à la fin des prières de l'aube, comme son lointain ancêtre l'Imam Ali, treize siècles auparavant.

Sorti hors d'haleine du dédale des ruelles, Jamilullah s'engouffre dans la voiture. A lui la liberté, l'impunité, l'argent. Qui vient-il de tuer en ce matin du 5 août 1988 ? Il le sait à peine. Un "contrat" sur un chien de chi'ite, voilà tout. Il ne sait pas non plus qu'il vit au cœur de la zone la plus fragile, la plus dangereuse de la planète. Ni qu'il vient d'y déclencher une redoutable réaction en chaîne.

Car Arif Husseini est loin d'être le premier mollah venu. A 42 ans, il est le jeune dirigeant de la deuxième communauté chi'ite au monde après l'iranienne - plus de 20 millions de fidèles. Et le représentant personnel de l’Imam Khomeini pour tout le Pakistan.

La région, elle - républiques musulmanes soviétiques, Afghanistan, Pakistan, Kashmir sous occupation indienne - est le cauchemar des chancelleries et des état-majors de toutes les grandes puissances. Les Balkans en cent fois pis. Un super Liban de près de 200 millions d'individus. Où il n'y aurait aucun chrétien, et pas loin de 40 millions de chi'ites... Et les Occidentaux, les yeux tournés vers l'Est, indifférents aux soubresauts de contrées aussi lointaines, aussi peu connues que celles de l'Asie du Sud, voient mal qu'une gigantesque poche de grisou enfle, lentement, à bas bruit, au bord du Pacifique. Juste au-dessus de ce qui sera, dans les décennies à venir, le centre économique et financier du monde. Là où il faut d'ores et déjà être présent. Vendre. Investir.

Un schéma alarmiste ? Pas vraiment. Au cœur la région, le Pakistan - 110 millions d'habitants, une position hautement stratégique entre l'océan I Indien, l'Iran, l'Afghanistan, l' Union soviétique, la Chine et l'Inde - va très mal. Avec un voisinage aussi explosif, que ce pays se désagrège et c'est la crise mondiale. Pour l'Europe, pour la France, l'équivalent en gravité d'un basculement de l'Algérie dans l'intégrisme. Or, à l'époque, le régime bien fragile de Benazir Bhutto a un besoin désespéré d'aide. Un quart de la population du Pakistan sait lire et écrire. Le chômage y atteint 25% de la population active.

Pour tenter d'éviter le pis, tous les pays occidentaux mettent la main à la pâte. Récemment, François Mitterrand a promis à Benazir une centrale nucléaire lors d'une visite qui tenait plus de la mission de sauvetage que du voyage officiel. Une promesse raisonnable ? Le Pakistan est ravagé depuis quatre ans par des affrontements ethniques particulièrement sanglants: de Hyderabad à Karachi, plusieurs centaines de morts ces deux dernières annces. 250 morts la quatrième semaine de mai 1990, par exemple. Sans oublier des vagues d'attentats aveugles sans équivalent au monde, même au Liban: près de 900 morts depuis 1986, plus de 3 500 blessés. Bombes et voitures piégées explosent dans des gares, dans des autocars, des marchés, des cinémas, devant des mosquées... Dans des réunions publiques, dans des trains, dans des écoles, dans des cars de ramassage scolaire ! La moitié des attentats graves sont commis à Peshawar.

Peshawar, où la nouvelle de l'assassinat d'Arif Husseini déclenche, comme à Lahore et à Karachi, des émeutes. Le général-président Mobamed Zia ul-Haq appelle au calme à la télévision. Le lendemain, 6 août 1988, il assiste aux obsèques du chef spirituel des chi’ites pakistanais, en compagnie de ses ministres. La cérémonie est conduite par l'ayatollah iranien Ahmad Jannati, directeur de l'Organisation pour la propagation de l'Islam...

Le jour même, l'enquête commence. Comme toujours pour les affaires politiques, elle part à la fois du haut et du bas. Au niveau stratégique: qui ? Pourquoi ? Le moment, lui, ne pouvait être mieux choisi pour bouleverser des équilibres régionaux déjà fragiles: l'URSS est en pleine retraite d'Afghanistan - les premiers corps de l'armée soviétique ont repassé la frontière moins de trois mois auparavant. Et, dix-huit jours exactement avant le meurtre, l'Iran vient d'accepter la résolution 598 des Nations unies, mettant ainsi fin à la guerre déclenchée par l'Irak huit ans plus tôt.

Le motif stratégique du meurtre est clair: faire assassiner un dignitaire chi'ite par d'autres musulmans, sunnites ceux-là, c'est réveiller les affrontements sectaires au sein de l'Islam, c'est faire éclater le front musulman ressoudé depuis quelques années par l'agression militaire de l'Union soviétique contre l'Afghanistan.

Sur le terrain, la police de Peshawar va mettre un mois à arrêter Jamilullah et ses complices, une bande de délinquants pachtous pas bien futés. Banal: les Pachtous sont renommés dans toute la région pour leurs talents de tueurs à gages. Professionnalisme, tarifs très raisonnables. Et discrétion assurée. Sauf en cas de rupture de contrat. Or rupture il y a, explosive, même. Car les cérémonies funéraires d'Arif Husseini ne sont pas encore terminées que, le 17 août, l'avion qui transportait Zia ul-Haq et sa suite explose en plein vol. Le général-président, l'ambassadeur des Etats-Unis, le chef d'état-major... Pas un survivant. Sale affaire pour Jamilullah et ses copains, qui deviennent, du coup, beaucoup plus bavards. Car celui qui les avait recrutés n'est autre qu'un des gardes du corps de Zia . Votre fortune est faite, leur a-t-il dit, mais, surtout, vous ne risquez rien... Le président vous couvre. Zia disparu, plus de couverture. En prime, le garde du corps, un capitaine du nom de Majid Raza Gilani - qui a disparu - est lié à l'ancien ambassadeur d'Irak au Pakistan et à des milieux saoudiens influents... Soucis pour les policiers, qui voient l'affaire prendre une inquiétante tournure internationale...

Mais, sur la scène politique pakistanaise, les choses changent vite. Novembre 1988, I'opposition, Benazir Bhutto en tête, gagne les élections consécutives à la disparition de Zia. Dans la province de la Frontière du Nord-Ouest, le pouvoir régional change aussi de mains. D'où une nouvelle série de confidences de Jamilullah & Co. Qui mettent cette fois-ci en cause l'ancien Premier ministre provincial, Fazle Haq, un confident de Zia, et son beau-frère, le sénateur Hashim Khan. Des déclarations circonstanciées et concordantes, comme on dit dans la police. Et plausibles: Fazle Haq dirige à ce moment-là le gouvernement régional de Peshawar ,où réside Arif Husseini, opposant farouche, accusant Zia de camoufler sa dictature sous un islamisme de circonstance.

Mais, après l'arrivée de Benazir aux affaires, Fazle Haq et Hashim Khan sont également deux dignitaires du rassemblement d'opposition, l'Alliance démocratique islamique. D'où un concert de cris et de gémissements: les chi'ites accusent le gouvernement d'enterrer l'enquête pour de sordides motifs politiciens et l'opposition hurle à la machination. Et pour tout arranger, le n°2 de la police de Peshawar, en charge du dossier Husseini, est attiré dans un piège et assassiné...

L'affaire s'enlise. Calme plat pendant les premiers mois de 1989. Mais, si l'enquête stagne, la communauté chi'ite, elle, exige la punition des coupables de l'assassinat de son chef. Déjà douée, comme ses sœurs iranienne et libanaise, pour l'exploitation militante des deuils politiques, sa rage et sa frustration vont petit à petit la réveiller, la mobiliser. D'un bout à l'autre du Pakistan, de Karachi à Peshawar, d'Islamabad à Lahore -sans oublier la partie du Kashmir rattachée au Pakistan - manifestations à répétition, émeutes: le passage du chi'isme noir au chi'isme rouge... A terme, comme on l'a vu en Iran et au Liban, la guerre civile.

La tournure des événements oblige le gouvernement de Benazir Bhutto à lâcher du lest. En juillet 1989 Fazle Haq est inculpé du meurtre d'Arif Husseini, puis incarcéré. Son beau-frère Hashim Khan proteste de son innocence, mais, peu confiant en la justice de son pays, il disparaît en pleine audience du tribunal de Peshawar. Intrigués par cette extraordinaire volatilisation, les juges finissent par découvrir que le policier en charge de la sécurité de la Cour était, ce jour-là, le propre frère de Hashim Khan... Vous avez dit Clochemerle ?

"C'est un complot, affirme Fazle Haq. Le pouvoir essaie de discréditer l'opposition, de la couper des électeurs chi'ites. Tout ça parce que, du temps de Zia, j'ai réprimé sévèrement al-Zulfikar, le groupe terroriste de Morteza et Shahnawaz Bhutto, les frères de Benazir, manipulé par le régime communiste de Kaboul. On a essayé auparavant de m'impliquer dans une affaire de trafic d'héroïne et, comme la manoeuvre a échoué, on me met l'affaire Husseini sur le dos". Pas du tout, rétorque l'hojatolislam Sajid Ali Naqvi, successeur d'Arif

Husseini, les preuves sont là, les aveux des tueurs sont formels. Que la justice passe. Et vite.

L'affaire, pour Benazir Bhutto, est à proprement parler dramatique. Car le crime profite, c'est le moins que l'on puisse dire, à nombre de ses voisins.

Au régime communiste afghan, pour commencer. Jusqu' en 1983 au moins, le siège d' al-Zulfikar est à Kaboul. Et, chaque fois qu'on a identifié les coupables des attentats meurtriers évoqués plus haut, on a découvert qu'ils étaient manipulés par les services secrets de Kaboul, le KHAD. A la fin des années 80, le KHAD, c'est 27 000 agents, un budget de plus de 800 millions de francs et 1 500 conseillers soviétiques: une machine redoutable. Et les grands frères soviétiques du KGB ont aussi la haute main sur le ministère afghan des Tribus et Nationalités. Tous trois ont commencé en 1985 une campagne terroriste de grande ampleur au Pakistan. Objectif: créer des tensions entre la population du Pakistan et les réfugiés afghans. A l'apogée de la campagne, en 1 986-1987, des groupes d'Afghans communistes, formés au sabotage et au terrorisme, sont infiltrés au Pakistan, au rythme d'un commando nouveau tous les mois ! Le Pakistan paie ainsi son rôle de base arrière de la résistance afghane, de distributeur n° 1 d'armes et de munitions aux moujahidin. Et, si des massacres aveugles ne suffisent pas à ramener Islamabad à la raison, a pu se dire un gouvernement prosoviétique aux abois, peut-être qu'une bonne guerre civile intermusulmane...

Second sur la liste des suspects: l'Irak. A peine Saddam Hussein sent-il venir la fin de la guerre qu'il commence à régler ses comptes avec les amis de Téhéran. Au Liban, en fournissant par tonnes des armes lourdes à Michel Aoun et aux Forces libanaises, ces chrétiens qui sont les pires ennemis du Syrien Hafez al-Assad, allié n°1 de l'Iran. Au Tchad, en équipant les forces de Hissène Habré qui font face à Kadhafi, autre proche de Téhéran. Le Pakistan ? Cible tentante: immense communauté chi'ite - plus nombreuse à elle seule que tous les citoyens de l'Irak réunis - dirigée par des hommes qui ont passé des années dans les séminaires irakiens de Nadjaf et de KerLala. Ils y ont été les élèves du grand ayatollah Mobamed-Bakr al-Sadr, le "Khomeini irakien", pendu à Bagdad en 1980. Le Pakistan sert également de sanctuaire à nombre d'irakiens islamistes ayant fui leur pays. Certes Saddam Hussein a considérablement aidé Benazir, financièrement surtout, du temps où elle animait l'opposition a un Zia soupçonné de discrètes sympathies pro-iraniennes. Elle a même été invitée en grande pompe à Bagdad au moment où, à Islamabad, Zia faisait condamner l'Irak, agresseur d'un pays musulman, par une conférence islamique réunie tout exprès. Mais Saddam peut-il oublier que la mère de Benazir Bhulto, Nusrat, présidente du Parti des peuples du Pakistan (PPP), au pouvoir, est une chi'ite de la communauté persane de Bombay; qu'elle-même pratique la foi de sa mère ?...

L'Arabie Saoudite a également d'excellents motifs d'intervention au Pakistan. A peine plus d'un an avant l'assassinat d'Arif Husseini s'est produit, en plein pèlerinage de La Mecque, ce qu'on a appelé le "massacre des pèlerins iraniens." Pas loin de 500 morts. Il s'agissait en réalité plus d'une manifestation révolutionnaire sismique que d'une procession, et les participants étaient loin d'être tous iraniens. Beaucoup étaient des chi'ites du Pakistan. Depuis, l'Arabie Saoudite fait figure d'ennemi n°1 pour Téhéran. Jour après jour les médias iraniens appellent à la lutte contre l"'islam américain" des Saoudiens. Et l'un des principaux vecteurs de l'offensive antisaoudienne en Europe, en Afrique et en Asie est l'émigration chi'ite pakistanaise. Coïncidence ? Le jour de sa mort, Arif Husseini devait présider à Lahore une réunion sur la libération des Lieux saints de l'Islam - La Mecque et Médine -du joug yankee et saoudien... Et les services secrets saoudiens, très actifs en Afghanistan, ont leur principale base arrière à Peshawar, bien sûr...

Reste, dans la liste des suspects possibles, l'énorme voisin indien. Entre l'Inde et le Pakistan le contentieux n°1 c'est le Kashmir, seul Etat à majorité musulmane de l'Union indienne. Depuis la partition de 1947,1'affaire du Kashmir a déjà provoqué trois guerres entre New Delhi et Islamabad. Sur place végète depuis 1965 un Front de libération de Jammu-et-Kashmir (FLJK) assez isolé. Or le soutien massif du Pakistan aux moujahidin afghans entraîne un appui de l'Inde, déjà amie de l'Union soviétique, au régime de Kaboul. Riposte du berger à la bergère? Le réveil des minorités musulmanes de l'Inde et de l'URSS... Propagande politico-religieuse, corans, cassettes audio et vidéo prennent massivement la route du Tadjikistan... et du Kashmir. Où le FLJK reprend goût à la vie en 1987 et démarre son intifada, jets de pierres et manifestations-émeutes, avant de passer aux choses plus sérieuses: la guérilla urbaine. Et un énorme problème pour Benazir Bhutto: si son gouvernement se doit de soutenir la cause des Kashmiris, elle ne peut manquer de voir qu'un Kashmir réunifié et indépendant - ce que demande officiellement le FLJK - donnerait des idées centrifuges aux autres provinces du Pakistan, notamment le Sind et le Penjab...

Mais, si le travail des moujahidin afghans a porté ses fruits - le FLJK dispose de tout l'armement nécessaire et l'un de ses groupes de pointe, les Tigres d'Allah, n'est qu'une succursalle du Hizb e-islami de Gulbuddin Hekmatyar - le gros du soutien au Jihad du Kashmir va venir d'Iran.

Car Téhéran a toute les raisons de s'intéresser au Kashmir. C'est un Perse, Shah Hamadani, qui a converti la région à l'islam. Dans l'entourage du pieux missionnaire se trouvait l'un des ancêtres directs de l’Imam Khomeini, dont la famille a vécu deux siècles à Hyderpur, petite bourgade proche de la capitale du Kashmir, Srinagar. Facteurs aggravants: la culture et la langue perses sont très présentes dans la région; une forte colonie d'émigrés kashmiris réside en Iran. Et les médias de Téhéran n'appellent plus le Kashmir que "le petit Iran"...

Réaction indienne devant la tournure désastreuse que prend l'affaire du Kashmir: punir le Pakistan, bien sûr, qui laisse ses chi'ites organiser la contrebande politico-militaire entre l'Iran et le Kashmir via l'Afghanistan. Les émeutes du sud du Pakistan n'éclatent pas toutes seules et leur origine se trouve le plus souvent dans l'action des services indiens, le Research and Analysis Wing, (RAW). Cet équivalent indien de la DOSE est puissant: il emploie 7 000 personnes en 1988, et dispose d'un budget de plus de 200 millions de francs. Très actif sur tous les fronts entourant l'Inde - Afghanistan, Bangladesh, Ceylan, Le Maurice, Maldives, Pakistan - il a pour cibles prioritaires les mouvements indépendantistes sikhs et kashmiris, ainsi que les groupes islamistes de la résistance afghane. Avec l'aide de ses alliés du service afghan, le RAW punit le Pakistan pour son attitude au Kashmir: logique. Mais frapper les trublions chi’ites pakistanais en la personne de leur chef peut être également une tentation sérieuse...

Bref, de quelque côté qu'elle se tourne, Bhutto ne voit que des problèmes, d'autant plus inextricables que deux des "sponsors" potentiels de l'assassinat d'Arif Husseini sont de richissimes producteurs de pétrole, alors que le Pakistan est bien pauvre; et que les deux branches de la tenaille que forment l'Inde et le régime de Kaboul autour de son pays sont toujours aussi menaçantes. Au point que les stratèges pakistanais lorgnent de plus en plus vers l'ensemble Iran-résistance afghane pour donner à leur pays la profondeur stratégique qui lui fait tellement défaut face au continent indien...

Seule consolation pour Benazir: l'attitude des superpuissances. Avec un ensemble touchant, les Etats-Unis et l'URSS tentent de calmer le jeu, d'empêcher des imprudents de trop jouer avec des allumettes, au milieu de ce qu'elles savent, mieux que personne, être le tonneau de poudre n°1 à la surface de cette planète...

Reste l'Iran, dont la presse, en ce début de l'automne de 1989, commence à protester devant "le silence, l'indifférence, l'irresponsabilité" du gouvernement d'Islamabad dans l'affaire Husseini. Avant d'accuser leurs bêtes noires habituelles, les Saoudiens et la CIA.

Malgré tout, le gouvernement iranien fait preuve de retenue - cela fait plus d'un an que Husseini a été assassiné - car l'affaire est pour lui très gênante. Bien sûr, le meurtre du représentant personnel de l’Imam Khomeini est un élément de chantage sur le gouvernement pakistanais, mais les réalités économiques, les schémas idéologiques le rendent fort peu utilisable: épuisé par une révolution suivie de huit années de guerre, l'Iran cherche à se rapprocher d'autres pays musulmans non arabes: la Turquie et le Pakistan, justement.

Et comment espérer l'avènement dans ce pays, un jour, d'un Etat islamique proche de Téhéran en y soutenant inconditionnellement une minorité chi'ite contre de 75 à 80% de la population ?

Les responsables iraniens du dossier "exportation de la Révolution" appuient donc plus des leaders sunnites pakistanais gagnés à la Révolution islamique - il y en a - que des chefs chi'ites traditionnels, dont, par ailleurs, ils se méfient. Longtemps ces derniers ont fait allégeance au chah d'Iran, et ils ne se sont ralliés à la Révolution que bien tardivement... Mais comment se désintéresser de la seconde communauté chi’ite au monde ? Et son défunt chef, un "Husseini", un "Seyyed" - c'est à dire un descendant du Prophète par sa fille Fatima et l'un des fils de celle-ci, I'lmam Hussein - avait en Iran des appuis de poids...

Dans cette situation, Benazir est tentée de faire sienne la vieille maxime de Clémenceau: il n'est pas de problème que son absence de solution ne finisse par résoudre. Mais la communauté chi’ite ne l'entend pas de cette oreille. Indignée par la mise en liberté provisoire du commanditaire présumé du meurtre de Husseini, Fazle Haq, elle multiplie les manifestations durant l'automne et l'hiver de 1989: Rawalpindi, Peshawar, Lahore, Islamabad.

L'ambiance explosive gagne même les petites villes: Gilgit, Parachinar, Sabiwal, Sadikabad... Nous n'oublierons pas Husseini, affirment les dirigeants chi'ites.

Le gouvernement souhaitait enterrer l'affaire ? Elle a désormais sa dynamique propre, et pourrit petit à petit tout le jeu politique pakistanais. En février 1990, les chefs de l'opposition se désolidarisent de Fazle Haq, qui est déchu de son poste de dirigeant de la Ligue musulmane. Motif ? Magouilles avec le responsable de Peshawar du parti de Benazir, le PPP: vous vous débrouillez pour que je gagne les élections, et moi j'arrange le coup avec la justice... A ce moment-là, l'étau se resserre autour des commanditaires de l'assassinat. Va-t-on voir la lumière se faire ? La justice passer ?

Mais le 22 mars, dans la ville de Jhang, au Penjab, un religieux sunnite fondamentaliste, jeune, influent, au style flamboyant, est assassiné sur le pas de sa porte. Haq Nawaz Jhangvi est le porte-drapeau de la fraction sannite la plus fanatiquement hostile aux chi'ites. Il s'est illustré en publiant plusieurs décrets religieux (fatwas), désignant les chi'ites comme hérétiques et infidèles. Sa congrégation, très militante, est proche d'une des deux grandes écoles islamiques du continent indien, celle de Deoband, elle-même très soutenue par l'Arabie Saoudite...

Et le scénario Husseini se rejoue à l'identique. Moment admirablement choisi - le dialogue sunnitechi'ite va reprendre, le chef de l'état-major pakistanais doit se rendre à Téhéran. Arrestation de truands minables - chi’ites, cette fois-ci, bien sûr. Manifestations et émeutes anti-chi'ites dans tout le pays. Grèves, lynchages, mosquées incendiées, portraits de Khomeini et drapeaux iraniens brûlés: le grand jeu. Le consul général d'Iran et le directeur du centre culturel iranien de Lahore, accusés du crime. L'obscurité est à nouveau totale, et la partie nord du pays, entre Peshawar et le Penjab, encore un peu plus près du chaos.

Le Sud est-il plus calme? Entre février et juin, dans la province méridionale du Sind, de Karachi à Hyderabad, la "kalachnikovculture" triomphe. Les affrontements communautaires entre Sindhi et immigrés musulmans de l'Inde, les Mohajir, ont fait plus de 300 morts, près de 1 000 blessés. Et, à la mode de Beyrouth, près de 300 prises d'otages croisées... Juste comme l'émotion consécutive à l'assassinat de maulana Jhangvi s'apaise, début avril, voilà qu'un autre dignitaire chi’ite, maulana

Sajjad Hussein Khan, est assassiné à Sialkot, au Penjab toujours...

Le reste de la région n'a rien à envier au Pakistan. Juste au-dessus de Peshawar, épicentre de ce qu'il faut bien appeler un séisme islamique asiatique, l'Afghanistan est également dans une situation tragique. Au sein d'une résistance morcelée par les obédiences claniques et religieuses, par les allégeances à des puissances extérieures, les moujahidin s'entretuent. Sur le terrain, les commandants méprisent ou haïssent leurs dirigeants repliés au Pakistan. A Peshawar, le gouvernement intérimaire de la résistance, déjà peu représentatif, est paralysé et de plus en plus hostile à ses anciens bienfaiteurs saoudiens et américains. Les offensives qu'il lance contre le gouvernement de Kaboul échouent les unes après les autres... Avatar, au même moment, de ces guerres intestines: I'un des chefs de la résistance intérieure, Nasim Akhundzadeh, qui commandait 10 000 moujahidin, est assassiné par des inconnus, à Peshawar, avec 5 de ses hommes, fin mars 1990. En juin, c'est au tour d'un religieux sunnite, Mobamed Zabir Khattib, l'un des dirigeants de la Jamiat e-Islami de Burhannudin Rabbani, d'être assassiné, à Peshawar également. Seul succès récent des moujahidin: avoir donné le goût de la révolte - celui du jihad peut-être - à leurs frères musulmans l'Union soviétique et de Chine, notamment en Azerbaïdjan, au Tadjikistan, au Xinjiang. A l'est du Pakistan, et dernier entré dans la danse, le Kashmir. Là, un vrai conflit - mi-Intifada palestinienne, mi-guerre d'Algérie -fait rage depuis la fin de 1989. Face à face, le Front de libération du Jammu-et-Kashmir et 27 000 hommes de l'armée indienne. Entre les deux, la police de l'État de Kashmir, à la fidélité chancelante. Attentats, assassinats, émeutes, embuscades, grèves générales. Boycottages et couvre-feu constant. Plus de 1 500 morts depuis le 1er décembre 1989.

En juillet 1990 encore, les jeunes chi’ites de l'Organisation des étudiants imamites manifestent à Islamabad, devant le palais présidentiel, pour protester contre l'enterrement de l'enquête sur l'assassinat d'Arif Husseini...

Voici comment une poudrière, ouverte à tous les vents, s'est installée sur l'un des rivages du Pacifique, eldorado du futur proche En sa direction, d'interventions maladroites en règlements de comptes obliques, d'enlèvements en attentats, d'assassinats en émeutes, une mèche, enflammée par la résurrection révolutionnaire islamique, brûle de plus en plus vite.
 

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