AFRIQUE

Le 18 mars 1989, ils étaient plus de 8000 à la grande mosquée de Dakar, pour approuver le décret (la fatwa) de l'Imam Khomeini condamnant à mort " l'apostat " Salman Rushdie. Au premier rang, parmi d'éminents représentants de l'islam sénégalais, al-Hajj Abdoulaziz Sy, calife général des Tidjanes, la confrérie musulmane la plus populaire d'Afrique occidentale - pas loin de 2 millions de fidèles.

De la mi-février à la fin mars, les manifestations se multiplient sur le continent africain. En Ouganda, en Sierra Leone, au Zimbabwe, les plus hautes autorités musulmanes maudissent le livre et condamnent son auteur. En Tanzanie, le 3 mars, la fatwa de Khomeini est déclarée juste devant la foule qui se masse à la grande mosquée de Dar es-Salaam. Le lendemain 50 000 Nigérians rassemblés dans le nord du pays apportent eux aussi leur soutien à Khomeini. Au Soudan, manifestations à répétition en mars devant l'ambassade britannique de Khartoum, au cri de "Nous tuerons Rushdie!". Or des manifestations comme celles-ci ne sont que la pointe de l'iceberg: difficile, en Afrique, de descendre dans la rue; a fortiori sur un thème aussi explosif.

Au total, à l'échelle du continent, l'affaire des Versets sataniques a pris les proportions d'un séisme. Elle a également révélé la réalité d'une guerre sournoise autant qu'implacable dont on soupçonnait l'existence depuis quelque temps déjà.
 

AN 2000: QUI CONTROLERA L'ISLAM ?

Son théâtre d'opération ? De la Mauritanie à Mindanao, l'immense arc de cercle où vit l'essentiel de la communauté musulmane mondiale, plus de 800 millions de fidèles.

Ses auteurs ? Challenger, la République islamique d'Iran, qui renonce moins que jamais à ce qu'elle considère comme sa mission historique: devenir le phare, la référence du milliard et demi de fidèles que comptera l’Islam dans trente ans. La preuve: l'un des critères essentiels du choix d'Ali Khamene'i comme successeur de l’Islam Khomeini a été sa qualité de spécialiste des mouvements islamistes sunnites. Il est en effet le traducteur en langue perse des œuvres du chef des Frères musulmans d'Egypte; Hassan al-Banna, et d'Abdel Ala Maududi, fondateur de la Jama'at-e-Islami pakistanaise.

Le tenant du titre - Lieux saints et pétrodollars obligent - est l'Arabie Saoudite. Dans cette lutte sans merci - mais peu perceptible, nous verrons plus loin pourquoi - l'Afrique est l'enjeu principal. L'islam arabe était pour l'essentiel, avant le séisme d'août 1990, bien contrôlé; l'Islam asiatique, peu influençable. Reste l'Afrique: le seul continent où les musulmans soient en majorité et se multiplient sans cesse. Entre 1930 et 1950, la proportion de musulmans dans la population globale a doublé. Sait-on qu'il y a plus de musulmans au seul Nigeria que dans quelque pays arabe que ce soit, Egypte incluse ?

Pour l'islam, l'Afrique est bien le réservoir démographique, la terre de mission et d'affrontements avec le christianisme; en prime, le siège d'une crise économique au long cours, propice à toutes les remises en question. Sans oublier - l'affaire passionne les chefs révolutionnaires-islamiques de Téhéran l'émigration. Vers où ? Vers l'Europe, cœur du monde occidental...

Depuis deux ans, cette guerre se fait plus âpre. L'Arabie Saoudite - qui domine encore de beaucoup - a dû resserrer les cordons de sa bourse et subventionne plus chichement son immense réseau de mosquées, d'associations, de religieux. L'Iran, de son côté, a les mains plus libres depuis la fin de la guerre qu'il s'acharnait à poursuivre contre l ‘Irak - autre pays musulman.

RIGIDITES, FLUIDITES

Cet affrontement est d'autant plus difficile à voir que les Occidentaux ont toujours en tête l'islam africain modèle "temps joli des colonies ". Actif, certes, mais bon enfant, partisan de l'ordre, quadrillé par des confréries raisonnables, voire complaisantes, et dirigé par des marabouts ayant à l'esprit le business plutôt que la guerre sainte: Lisieux le 15 août plus que Genève sous Calvin...

Qui mieux est, ce champ islamique, on le force en général dans le cadre rigide de l'État africain, bien plus souvent artificiel. Usons d'une image: nous utilisons une carte politique - territoires de couleurs vives, frontières, capitales - là où le bon outil serait un planisphère océanique montrant des courants, des vents, des voies navigables: des fluides en mouvement. Car rien ne coïncide moins que l'islam et des frontières, surtout africaines. Prêcheurs, réseaux de prosélytisme, commerçants itinérants pieux, routes des pèlerinages, fleuves: des fluidités qui s'opposent à une logique territoriale de fixité, la nôtre. D'un bout à l'autre du continent, des enseignants, souvent des Egyptiens ou des Soudanais, vont de medersa (voir glossaire, p.269) en préau de mosquée pour porter la bonne parole. Leurs gouvernements ne sont pas fâchés de les savoir loin de chez eux: ils sont en général proches des Frères musulmans. L'institut islamique de Dakar, rattaché à la grande mosquée, a des liens anciens avec les islamistes tunisiens, qui forment nombre de ses cadres. D'importantes communautés du nord-est du Niger, du nord du Nigeria vivent sous l'influence du marabout de Kaolack, ville du centre du Sénégal. Ces flux transnationaux, les Etats africains sont mal armés pour les percevoir, encore moins pour les contrôler. Comment suivre un prêcheur ? Comptabiliser ses disciples ? Où sont les jeunes partis "faire leurs études" à l'étranger ? La myopie des uns, la vision passéiste des autres poussent souvent les services de renseignement occidentaux à commettre la même erreur que leurs confrères américains dans l'Iran du chah: s'informer non sur le terrain, mais auprès d'autorités locales qui ne voient pas grand-chose ou qui ont intérêt à nier les problèmes, à passer sous silence les évolutions inquiétantes.

LA CHUTE DES " IDOLES".

Car évolutions inquiétantes il y a, et d'abord dans les têtes. Elites et classes dirigeantes ont vu pâlir d'abord, puis s'effondrer l'an passé ce qui leur servait de modèle: l'autogestion yougoslave, le socialisme d'État algérien. En moins de deux ans: le Parti communiste tunisien s'est auto dissous; le Bénin a renoncé au marxisme-léninisme; le Mozambique et l'Angola ont mis le "socialisme" au rancart. Nationalisme à l'extérieur, progressisme à l'intérieur; tiers-mondisme et volontarisme industriel; prétention au leadership régional: la potion magique de ce "socialisme africain" a tourné, les émeutes du Kosovo et les semaines sanglantes d'Alger aidant, à la coupe de ciguë.

Le libéralisme et la démocratie ? Le rêve d'accéder un jour au statut de "nouveau pays industrialisé" ? Là, c'est le peuple qui ne suit pas. A Alger, ce sont les déshérités qui ont assuré le succès électoral du Front islamique du salut. Ailleurs, nombreux sont ceux qui partent au marché avec 100 francs CFA en poche: 5 francs français, pour la journée, pour la famille. Devant eux, aux carrefours, Mercedes et BMW sombres passent sans s'arrêter. Reste... Quoi ? La révolution ? Tolérés ou clandestins, les partis marxistes sont des sectes où l'on se régale des rebuts idéologiques de mai 1968, loin du monde réel.

Reste l'Islam. L'islam des dégoûtés du socialisme, des frustrés d'un libéralisme dont on se lasse d'attendre les premiers succès. Reste le repli sur des valeurs communautaires et morales, pour tous ceux qui ont conscience du désarroi général, mais qui ne participent pas au pouvoir: chômeurs diplômés, intellectuels, petits fonctionnaires, commerçants. A tous ceux-là, le Coran donne - redonne - un cadre de références. Grâce à lui, la critique radicale du mode de vie des dirigeants, de l'occidentalisation, est possible.

L'ISLAM DES REFORMISTES

Mais cet Islam-là n'est pas celui des images pieuses, des petits trafics ni de la docilité envers le pouvoir quel qu'il soit. Les "réformistes" - c'est ainsi qu'ils se nomment - prônent un Islam austère, aux antipodes du bazar de superstitions, de saints autoproclamés, mais miraculeux, offert par les confréries. Les marabouts s'entendaient avec les colons comme larrons en foire ? S'exprimaient dans les langues locales ? Eux parlent arabe, comme le Prophète; ils sont, dès les années 50, anticolonialistes, à l'image de leur modèle, le cheikh algérien Abdulhamid Ben Badis. Fils d'une grande famille de Constantine, ce dernier a créé en 1931 une Association des uléma dont l'influence se fait bientôt sentir dans toute l'Afrique occidentale. Son message: retour à la pureté originelle de l'islam, lutte contre les superstitions, mais connaissance approfondie des techniques venues d'Europe, afin de pouvoir lutter à armes égales contre l'esprit occidental.

Cheikh Ahmad Touré, fils d'un lettré sénégalais, fait partie de ceux qui se pénètrent de la pensée de Ben Badis, dans l'institut duquel, à Constantine, il a été formé. Avec d'autres Africains, anciens comme lui des universités arabes, il créé en 1953 l' Union culturelle musulmane. Elle rayonne bientôt sur toute l'AOF, grâce - la fluidité toujours - à des commerçants itinérants pieux, les Dyula du Mali, également séduits par cet Islam purifié voulu par Ben Badis et par les wahhabites d'Arabie Saoudite. Tous sont favorables aux nationalistes algériens; ils seront, plus tard, violemment hostiles à Israël. Sous l'influence réformiste, les écoles coraniques, où l'on enseigne en arabe, s'ouvrent à un rythme soutenu -30 dès 1962. Jeunes dans l'ensemble, lettrés, vivant en milieu urbain, les réformistes n'ont pas de base sociale solide, contrairement aux confréries. Connaissant les textes sacrés et la tradition, ils vont donc se spécialiser dans l'enseignement et l'animation de réunions religieuses. Embourgeoisement ? Au contraire. Dès les années 70, ils sont nombreux à revendiquer - ouvertement ou discrètement, selon les cas - l'instauration d'Etats islamiques et à s'enthousiasmer pour la Révolution islamique d'Iran. Cet engouement sera rien moins que passager: en 1985, cheikh Touré, personnalité prestigieuse qui inspire la plupart des courants islamiques de la région, fondateur des émissions en langue arabe de Radio-Sénégal, déclare: "L'expérience de l'Iran est actuellement le seul espoir de voir ressusciter l'oumma islamique."

Experts dans la langue qui devient celle des échanges commerciaux, l'arabe, consultants appréciés du système associatif musulman, les réformistes peuvent sortir de leur ghetto d'intellectuels des villes et prôner la révolution islamique aux " larges masses" rassemblées par les confréries. Ils forment désormais l'armature du corps enseignant des écoles maraboutiques, qui scolarisent à présent plus d'un quart des élèves au Mali et au Sénégal. Comme le dit l'un d'eux, "qui tient l'école tient l'esprit et qui tient l'esprit, tient l'homme". Résultat: sous l'influence réformiste, une confrérie, celle des Tidjanes, dirigée par le virus islamiste: campagne - couronnée de succès - contre la visite du pape au Sénégal, attaque frontale contre les "francs-maçons agents de l'Occident", manifestations de sympathie envers les martyrs du HizbAllah du Liban et, enfin, appui du calife général à la fatwa de Khomeini.

Mais ce virus activiste islamique dispose aussi d'un autre vecteur de pénétration: les communautés musulmanes immigrées libanaises et indo-pakistanaises.

L'ISLAM DES IMMIGRES

Dans l'Afrique subsaharienne, les Libanais sont à peu près 250 000; les ressortissants du sous-continent indien, largement plus de 1 million. Les Libanais vivent plutôt en Afrique occidentale francophone, et les seconds sur la côte orientale de l'Afrique, du sud de la Somalie jusqu'au Mozambique, au milieu de population, swahilies en contact séculaire avec des Yéménites zaydites (voir glossaire, p.269) et des chi’ites du sous-continent indien. Exceptions: 15 000 Libanais au Nigeria anglophone, 20 000 Indo-Pakistanais à Madagascar. Beaucoup de ces immigrés libanais et indo-pakistanais sont musulmans, le plus souvent chi'ites. Affaiblis par les politiques d'africanisation entreprises dans les années 70 et 80, ils conservent des bastions en Tanzanie, au Kenya, en Ouganda. 15 000 Indo-Pakistanais vivent dans les grandes cités malgaches, dont 8 000 d'une communauté, les Khodjas, en contact constant avec des religieux iraniens. Les chi’ites sont majoritaires au Nigeria ainsi qu'en Guinée, où vivent 30 000 Libanais. On compte 70 000 Libanais chi’ites en Côte-d'Ivoire, 18 000 au Sénégal, 15 000 en Sierra Leone, 3 000 au Zaïre. Au total, 125 000 "officiels", parmi lesquels les doubles, voire les triples nationalités (libanaise, française, pays africain d'accueil) ne sont pas rares. Sans oublier les illégaux. Bien entendu, la plupart d'entre eux sont des citoyens paisibles, politiquement légitimistes, et commerçants avant tout. Implantés de longue date, ils contrôlent d'importants réseaux d'influence économique et disposent d'actives complicités dans les sphères dirigeantes et dans les administrations. Leur puissance financière est considérable: une note officielle signale, que dans un pays à niveau de vie modeste comme le Bénin, certains font des chiffres d'affaires de 15 millions CFA (750 000 francs) par jour.

Mais les Libanais chrétiens ou musulmans sont nombreux à avoir gardé le contact avec le pays. Dans le cas des chi’ites, on signale au Bénin, au Congo, en Côte-d'Ivoire, en Guinée, au Nigeria, en Sierra Leone et au Zaïre des collectes en faveur des milices libanaises: AMAL le plus souvent, mais le HizbAllah n'est pas oublié. Ce sont également des émissaires des milices qui, en République Centrafricaine et au Gabon par exemple, règlent les conflits commerciaux ou familiaux.

Les communautés chi’ites sont en général très jeunes: souvent 50% de moins de 30 ans. Beaucoup de ces jeunes, ceux du Sud-Liban, de Beyrouth, de la Bekaa ont servi dans les milices. Pour eux, l'Afrique est un point de repli, une base de repos où passer sa permission avant de retourner au "front".

Mais, si les milices sont soucieuses du moral de leurs troupes, elles n'oublient pas pour autant le nerf de la guerre. On dit qu'elles s'intéressent au commerce des diamants en République Centrafricaine, en Sierra Leone, et qu'elles ont conscience des possibilités qu'offre la zone franc en matière de mouvements de capitaux entre l'Afrique et l'Europe.

Ces liens, enfin, vont parfois plus loin que le Liban: on se souvient du rôle de certaines personnes libano-ivoiriennes dans la libération des otages français du Jihad islamique...

Activisme donc, mais dans une certaine discrétion et en évitant les relations voyantes avec les islamistes africains. Au Sénégal, pendant que ces derniers réagissaient avec violence aux Versets sataniques, la communauté chi'ite était en crise: trouvant cheikh Abdul Monem Zein, leur imam, trop mou, les jeunes les plus engagés parlaient de créer un pôle plus radical, proche du HizbAllah. Deux mouvements parallèles, tous deux sous influence iranienne, mais qui pour l'instant ne se rejoignent pas.

LES FREMISSEMENTS REVOLUTIONNAIRES ISLAMIQUES

Des mouvements qui n'en sont pas moins à l'œuvre sur un continent chroniquement sujet aux poussées de fièvre islamique. Au cours des siècles, du Soudan au Sahel, nombreux ont été les soulèvements conduits par un rédempteur, (rnahdi) prêchant la fin des temps à des foules déshéritées et les lançant à l'assaut d'un pouvoir illégitime et corrompu. Au début des années 80 encore, la dernière de ces révoltes, celle des Maïtatsine du NordNigeria, a fait plus de 4 000 morts, 10 000 peut-être. Quand l'expression est libre, l'explosion violente n'est pas fatale, mais les symptômes sont là. Dès août 1979, le jeune marabout de Kaolack, alhadj Ahmed Khalifa Niass, fonde un Parti de Dieu, le HizbAllah du Sénégal, vite dissous. Mais - liberté de la presse oblige - les autorités ne pourront empêcher son frère, Sidi Lamine Niass, de créer en 1983 un hebdomadaire révolutionnaire islamique -d'excellente tenue d'ailleurs - Mal Fadjri (L'Aurore). Le révélateur Rushdie, enfin, tel un coup de tonnerre dans un ciel que l'on persistait à croire bleu, comme si ces mouvements, cette fermentation n'existaient pas; comme si l'on avait oublié que la jurisprudence sunnite malékite, dominante du Maghreb à l'Afrique occidentale, était la plus sévère pour le musulman apostat ou qui injurie le Prophète. Il est "exécuté séance tenante et on n'accepte de lui aucun repentir", dit le texte.

STRATEGIE IRANIENNE

Les révolutionnaires islamiques de Téhéran, eux, observaient tout cela avec passion, depuis longtemps déjà. Et, à l'abri de leur diplomatie africaine, au-delà même du bras de fer irano-saoudien, ils avaient déjà commencé à utiliser l'Afrique comme voie de pénétration en Europe. Stratégie indirecte conduite, évidemment, par alliés libanais interposés.

C'est cela, bien sûr, le plus spectaculaire, au point d'être - on le verra plus loin - l'arbre qui nous cache la forêt. L'arrestation en France de Nasser Reda Hachem, originaire du Sénégal, accusé d'avoir aidé les auteurs des attentats de septembre 1986 à Paris, mais ultérieurement mis hors de cause; le détournement d'un DC 10 d'Air Afrique à partir de République Centrafricaine, en juillet 1987, par Hussein Ali Mohamed Hariri; la découverte, en août 1988, d'une importante cache d'armes et d'explosifs à Abidjan. La saisie à Limassol (Chypre), en octobre 1989, d'explosifs et de grenades d'un type et d'un conditionnement identiques à ceux saisis à Valence (voir Espagne, p.94) en décembre 1989. Ce chargement devait être livré à Monrovia, au Liberia, et réceptionné par une société-écran contrôlée par des chi’ites libanais. Plus ce qui n'est - pour l'instant - pas officiel: une seconde cache d'armes, au Zaïre cette fois, et une cellule qui préparait un attentat en France démantelée à N'Djamena. Dans tous les cas sont impliqués de jeunes chi’ites libanais vivant en Afrique. Ils agissent dans un contexte précis: celui de la guerre Irak-lran, la France étant visée en tant que fournisseur n° 1 d'armes sophistiquées à Bagdad. La guerre au point mort, le risque de vagues d'attentats modèle septembre 1986 s'est indéniablement estompé. Est-ce à dire que l'Iran a mis fin à ses entreprises extérieures ? Non. Car, si le terrorisme n'est pour le moment - prudence et vigilance étant toujours de mise - pas à l'ordre du jour, reste... tout le reste: une diplomatie à l'affût de la moindre occasion, on l'a vu avec l'affaire Rushdie; un appareil d'agit-prop ; un prosélytisme politico-religieux agressif. Tout cela au service d'un projet dont Téhéran ne fait pas mystère: se trouver des alliés, ou des obligés, dans le plus grand nombre possible des 46 pays de l'Organisation de la conférence islamique. Pousser, grâce à eux, les gouvernements de ces pays à faire de la surenchère islamique - certains sont déjà bien engagés dans cette voie - et attendre le moment où le contraste deviendra trop criant entre l'islam de façade de dirigeants définis à Téhéran comme "corrompus" et la misère de la population. Alors, quelque part dans l'oumma, de révoltes en émeutes, sonnera l'heure de la seconde Révolution islamique. Ce sera long; les alliés resteront longtemps encore des minorités en butte à toutes les répressions. Mais telle est la voie.

Au service de ce projet, en premier lieu, des "leçons de choses" très concrètes. Des actes de coopération économique: le Burundi, par exemple, bénéficie de prêts importants remboursables en café et en thé. Une aide ostensible est accordée aux guérillas anti-apartheid d'Afrique du Sud. La lutte des "musulmans libanais" - lire le HizbAllah -contre Israël est mise en valeur.

Ensuite, une propagande diversifiée. A dominante anti-impérialiste, elle tente de séduire les pays progressistes comme le Burkina Faso, le Congo, le Ghana, Madagascar; sans oublier les "déçus du socialisme", nombreux sur le continent. Révolutionnaire islamique, elle porte la bonne parole aux mouvements islamistes d'Afrique du Sud, du Nigeria, du Sénégal et du Soudan. Subtile, elle ne se teinte de chi’isme que quand elle s'adresse aux diasporas libanaise et indo-pakistanaise, notamment aux jeunes. Que dit-elle? Que les Occidentaux, non contents de s'adonner à l'alcool, aux drogues et de prostituer leurs femmes, sont aussi des pollueurs. La preuve ? Ils déversent leurs déchets en Afrique. Chimiques, mais aussi intellectuels: voir Les Versets Sataniques... La vie "de débauche et de luxe" des princes saoudiens est régulièrement soulignée: yachts, casinos et robinets en or massif ont alors la vedette.

Cette propagande passe par de nombreux canaux: ambassades, bien sûr, centres culturels, medersas (voir glossaire, p.269) subventionnées, conférences religieuses. Mais aussi par les bulletins des islamistes africains et par les prêcheurs qui, inlassablement, sillonnent le continent. De jeunes Africains ( combien ? Nul ne semble le savoir vraiment...) vont étudier en Iran. Des jeunes des diasporas chi’ites partent en pèlerinage à Dom, via le Liban, la Syrie et le Pakistan. Quand il faut payer, la République islamique sait mettre la main à la poche - néanmoins sans commune mesure avec les Saoudiens Mais on dit, par exemple, que la grande mosquée chi'ite de Morondava, à Madagascar, et l'hebdomadaire islamiste (sunnite) Wal Fadjri de Dakar auraient bénéficié de largesses iraniennes.

UN " CATACLYSME ISLAMISTE "

Le continent africain serait-il à la veille d'un cataclysme islamique ? Non, bien entendu. En tout cas, rien de si brutal ne menace vraiment. Pour toutes une série de raisons. Les régimes en place, d'abord, ont fini par prendre conscience de la capacité subversive de l'Islam radical. Ils ont en tête le schéma égyptien des années 80: agitation populaire suivie d'émeutes; assassinat du chef de l'État, enfin.

L'Islam populaire, ensuite, n'est pas près d'échapper à l'influence des maraboutsni de sombrer dans l'activisme échevelé. Les Indo-Pakistanais et les Libanais, eux, se savent peu aimés et répugnent en majorité à jouer les leaders d'opinion islamistes. Qui plus est, ils vivent - bien - du commerce. Cotiser est une chose, mais semer la révolution partout, c'est mettre en péril une considérable puissance économique, c'est se tirer soi-même la carpette de sous les pieds.

Plus fondamentalement et contrairement à un cliché répandu, l'islam révolutionnaire modèle iranien n'est pas une réaction religieuse. C'est plutôt - toutes choses égales - une théologie de la libération à l'œuvre dans le monde musulman. Avec les limites de son pendant catholique, que l'on voit bien en Amérique latine. Mais également avec son talent consommé pour parler aux pauvres, pour dénoncer les colossales différences de niveaux de vie; bref, pour exacerber les frustrations et délégitimer les pouvoirs en place.

Et, quand la crise est insoluble, quelle issue, en Afrique, sinon celle des militaires ? Comment ceuxci peuvent ils remettre sérieusement les choses en ordre sans relais populaires sans système de légitimation ? Le modèle, on l'a vu, se fait rare en ce moment. Et, pour tous ceux que l'option chilienne -libéralisme hard plus Chicago boys - ne fascinerait pas, l'islam populiste va constituer une voie bien tentante. Elle trotte d'ores et déjà, murmure-t-on, dans la tête de plus d'un jeune capitaine.

LE CONE SUD DE L'AFRIQUE

· Conférence de la jeunesse islamique du sud de l'Afrique (CJISA).

La CJISA existe depuis 1977. Elle compte 9 Etats membres, dont les plus actifs sont le Botswana, le Malawi, le Mozambique, l'Afrique du Sud, la Zambie, le Zimbabwe. Elle finance la construction et la rénovation de mosquées, de cliniques, d'écoles et d'établissements d'enseignement supérieur coranique. Dans la revue Islamic Worid Review d'avril 1987, on peut lire ceci : " La Révolution islamique d'Iran a grandement aidé [le CJISAI à réaliser que l'islam offre une alternative aux voies capitaliste ou socialiste adoptées par la plupart des Etats."

 

 

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