LA LUTTE ARMEE : UNE ORGANISATION POLITICO-MILITAIRE

Le syndrome algérien

Le FLNC est avant tout un "Front de Libération Nationale"(1). Le sigle de l’organisation est une référence explicite, révélatrice, au FLN algérien. Ce choix est à la fois un décalque et un hommage. L’insurrection algérienne a certainement joué un rôle de détonateur psychologique pour les nationalistes corses. Passé le choc provoqué par l’afflux de rapatriés en Corse -dont des membres de l’OAS- le FLN algérien a servi de modèle historique : face à une grande puissance industrielle, une organisation clandestine peut gagner, sinon militairement , du moins politiquement en imposant à l’occupant "une sale guerre"; en s’affirmant seul porte-parole d’un projet politique.

Cette référence à l’Algérie sert en outre de caution progressiste et légitimante : dans la seconde moitié du XXème siècle, les révolutions sont forcément enracinés à gauche (2). Le FLNC, hanté par le modèle algérien, y fait d’ailleurs souvent référence : "Aux Corses désireux de soutenir les Français contre leurs frères, nous disons qu’ils ont le choix entre devenir demain des "Harkis" ou lutter avec nous, car on ne peut être à la fois Corse et Français ...".

L’organisation militaire

. Les structures

La découverte d’archives du FLNC, à Biguglia en 1978, avait permis de savoir comment il s’organisait alors. L’île était divisée en 2 régions (Bastia et Ajaccio), puis en 8 secteurs; à la tête de chacun d’eux un responsable, leur réunion formant le "Consigliu". Au dessus, la "Giunta" élaborait les propositions et prenait les décisions.

Une nouvelle découverte d’archives, en janvier 1987 dans le bar ajaccien "A Merenda", a permis d’apprendre que le FLNC s'était restructuré en 1986. Aujourd’hui il se présente comme suit (3):

Au sommet, le "Consigliu" -Le Conseil"- coordination politico-militaire nationale et instance suprême. Le Conseil comprend 14 membres.

Viennent ensuite quatre commissions de 6 à 8 membres : le Conseil d’Administration du mouvement. Elles sont en principe formées selon les capacités des postulants et non suivant une représentation paritaire des régions. Le rôle de ces "Scagnu" est de réfléchir et d’élaborer, la décision d’application relevant toujours du Conseil.

. La Commission militaire et logistique met en oeuvre la politique militaire voulue par le Conseil. Elle organise les attentats et toutes les activités militaires du Front. Elle coordonne donc les actions entre les secteurs, gère le matériel, crée un réseau de caches, trouve les véhicules et les faux papiers, forme les "soldats".

. La commission financière et économique procure au Front les moyens financiers de sa propagande et de ses actions armées. Elle gère cette manne financière et la répartit. C’est ce "Scagnu" qui décide des investissements du Front dans les affaires récupérées ou qu’il entend récupérer. Le "Scagnu" financier collecte enfin l’"Impôt Révolutionnaire".

. La commission politique et de contrôle des contre-pouvoirs centralise les propositions de la base sur la stratégie du mouvement et exerce un rôle de coordination avec les mouvements indépendantistes et autonomistes légaux. Elle leur signale les grandes lignes directrices de l’action et s’assure de leur cohésion avec le Front. Ce Scagnu entretient des liens privilégiés avec "Unita Naziunalista" et l’"Union du Peuple Corse".

. La commission de propagande et des relations internationales a en charge deux imprimeries modernes et la diffusion d’ "U Ribellu", l’organe du Front. C’est elle aussi qui revendique les actions armées, par des contacts codés avec la presse locale. Elle gère également les relations avec les pays favorables et les mouvements autonomistes ou indépendantistes frères.

En dessous de ces organes "nationaux", sept directions régionales envoient chacune deux représentants à la coordination politico-militaire nationale : Balagne, Corte, Porto-Vecchio, Ajaccio, Bastia, Fiumorbo, Plaine Orientale. Chaque région dispose de sa coordination politico-militaire qui supervise l’action de "secteurs" en nombre variable (Ajaccio en compte 5). Chaque secteur a deux responsables, propagande et militaire. ce dernier contrôle un nombre également variable de "groupes d’actions" constitués en général de deux militants. Chaque groupe se voit attribuer un jour de la semaine et n’a pas le droit d’agir à un autre moment. Les secteurs sont le plus souvent désignés dans les documents par des lettres (P, S, V) mais aussi par des noms de villages ou de régions (Sagone, La Gravone).

Le Front se veut donc une organisation fortement hiérarchisée et cloisonnée même si, de nombreux documents le prouvent, les appels répétés à plus de rigueur montrent que les dirigeants ont du mal à faire observer leurs directives.

. Le Fonctionnement

On peut évaluer les effectifs pouvant passer à l’action armée (1er cercle), à une centaine de militants maximum, à deux cents les militants pouvant apporter un concours utile (2ème cercle) et peut-être à mille les sympathisants directs (3ème cercle). Un recrutement jeune dans l’ensemble. L’appartenance au Front constitue sans doute un mode de valorisation, voire un statut social pour une frange de la jeunesse corse. Cette jeunesse explique peut-être en partie un glissement souvent constaté vers des affaires de droit commun.

Le Front dispose d’un journal "U Ribellu". Et n’oublions pas "U Ribombu", organe du mouvement "A Cuncolta Naziunalista" qui véhicule ouvertement les thèses du FLNC (4).

Pour le Front, comme pour toute organisation clandestine, le financement est un problème crucial. Il provient de trois sources :

. l’"impôt révolutionnaire" qui peut être accepté ou imposé : cotisation ou racket. L’impôt s’adresse d’abord aux militants et aux sympathisants. Bien que peu élevé -50 FF à 100 FF par mois- il semble qu’il ait du mal à rentrer. L’impôt, sous sa forme extorsion de fonds (5), touche ensuite les "Français qui profitent grandement de la colonisation" et les "Corses ayant des affaires importantes". Les premiers sont frappés d’un "droit de séjour" allant de 10 000 FF à 60 000 FF par an. Les seconds sont invités -nuance- à cotiser, en général à même hauteur. L’impôt révolutionnaire, officialisé en décembre 1982, procure au Front un financement abondant.

Un chef de secteur, auteur d’une tentative de racket, explique ainsi que devant le refus des militants de verser des cotisations, "il avait été prévu en Conseil de demander de l’argent aux continentaux installés en Corse", de la façon suivante : "Tout d’abord en envoyant une lettre signée FLNC fixant le montant de la somme à payer par le destinataire. Dans cette lettre, un numéro figurant également dans le bulletin du Front "Ribellu". Quelques temps après le journal du Front est envoyé au même destinataire pour authentifier la demande". Les récalcitrants sont assassinés (Marc Garguy le 2 janvier 1987, le Docteur Lafay le 17 juin 1987 après une tentative avortée le 31 décembre 1982, André Schoch le 9 février 1983, etc.)

En la matière les Scagnu financière et militaire travaillent ensemble : la première veille à la récupération de l’impôt, la seconde exerce les pressions nécessaires et assassine quand il le faut.

. Les vols à main armée, qui suscitent semble-t-il des réticences au sein du mouvement. Ils n’en sont pas moins une source de financement et leur nombre global dans l’île n’a cessé d’augmenter depuis 1976 : un hasard ?

La coordination nationale les justifie en affirmant qu’il s’agit là d’actions politiques comme d’autres. Il est alors difficile de distinguer au sein des vols à main armée, ceux perpétrés pour la "cause" et ceux réalisés à titre "privé", ou les deux. Des membres du Front ont été inculpés ces dernières années pour hold-up sans qu’il ait été possible de déterminer s’ils avaient agi en leur nom personnel ou pour le Front. De même, des militants du FLNC ont été inculpés dans des affaires de trafic de stupéfiants, de proxénétisme et de fausse monnaie.

. Les expulsions commerciales : l’impôt révolutionnaire permet certes de remplir les caisses du Front mais c’est aussi un moyen commode pour effrayer les continentaux, avec pour conséquence des "procédures d’expulsions". Un tract de printemps 1982 du FLNC est plus qu’explicite : il faut "s’intéresser aux petites affaires commerciales, sources de rentrées d’argent sûres et régulières. Après le départ des "Français", elles seront reprises par des sympathisants avec l’aide financière du Front. Il n’y aura plus ensuite qu’à partager les bénéfices". La "procédure d’expulsion" commence donc par une "levée d’impôt révolutionnaire". Le Français taxé d’un droit de séjour qui refuse de payer est plastiqué ou assassiné. Le matin du plasticage, la victime reçoit les offres "spontanées" d’acheteurs corses. La persécution des "pinsuts"(6)aide à la constitution d’un patrimoine séparatiste. Ces "réappropriations politiques" servent à peu de frais de mécanisme d’accession à la propriété pour des militants nationalistes.

L’organisation politique.

Le projet politique du Front vise deux objectifs : la lutte de libération nationale -l’autodétermination- et la libération sociale -un socialisme original. Le discours du FLNC est empreint de Marxisme-Léninisme et de Tiers-mondisme, ce qui n’est pas surprenant : nombre de ses fondateurs viennent du PCS (7). Toujours, en arrière-fond, une forte xénophobie.

. La lutte de libération nationale

Dès son apparition, le FLNC a précisé ses objectifs dans un manifeste publié un an plus tard : "A Liberta o A Morte". Ce "livre vert" a été distribué lors d’une conférence de presse clandestine tenue le 5 mai 1977. En 1980 le Front publie un "livre blanc" actualisé par la suite, intitulé "A populu fattu bisognu a marchja". Le 29 décembre 1989, enfin, le FLNC a publié son projet de société (les "42 pages")(8).

Dans son livre blanc, l’organisation clandestine définit "les bases fondamentales de la lutte de libération nationale" suivant trois axes :

. L’objectif : "On ne mettra pas fin à la domination française impérialiste en changeant les institutions". Cette affirmation traduit la volonté du Front de rejeter les solutions purement institutionnelles, y compris l’indépendance qui "ne lèvera pas forcément l’hypothèque du colonialisme" : "l’expérience indique que l’exploitation coloniale ne s’est pas éteinte après l’accession de certains pays à l’indépendance" (les "42 pages").

Pour le FLNC "seule la libération nationale peut mettre fin à l’oppression coloniale... Elle suppose que le peuple corse soit de nouveau maître chez lui, maître de son destin économique, politique, social, culturel" ... "le peuple corse ne peut arriver à cela que par la reconnaissance de ses droits nationaux, la destruction de tous les instruments du colonialisme français, la confiscation des grandes propriétés coloniales, l’instauration d’un pouvoir populaire et démocratique, la réalisation de la réforme agraire et le droit à l’autodétermination dont les modalités de déroulement seront définies lors des négociations avec la France".

Rappelant que les droits nationaux du peuple corse sont imprescriptibles, le FLNC insiste sur la nécessité de réaliser l’unité nationale face à la menace de disparition du peuple Corse. C’est à la lutte de libération nationale de réaliser cet objectif en rejetant les schémas politiques des partis politiques français de droite et de gauche, qui "avec les effets de la "pulitichella" divisent profondément notre peuple".

Dans le schéma politique du Front la "libération nationale" constitue une exigence supérieure à celle de l’indépendance, un stade supérieur dans l’histoire de l’affranchissement de la Corse vis-à-vis de la France. Le fait que le Front parle rarement "d’indépendance" -et préfère des expressions telles que "redonner au peuple corse les moyens d’être chez lui"- n’est donc pas le signe d’une conception minimaliste de son combat, au contraire.

. Les moyens

Le FLNC indique que le "mouvement de libération nationale est composé de différentes expressions publiques, politiques, syndicales, sociales et culturelles se situant toutes dans une même stratégie et luttant toutes pour les mêmes finalités. La différence entre toutes ces expressions se situe au niveau des moyens".

C’est donc dans la lutte de libération nationale que se trouve "la seule unité" car pour les clandestins "l’unité conjoncturelle est toujours le fait d’appareils ou d’individus qui, par les compromis avec l’Etat français espèrent négocier avec ce dernier, sur le dos des intérêts collectifs du peuple corse".

Le FLNC donne en conséquence pour consigne de "neutraliser les différentes combinaisons susceptibles de déboucher sur une troisième voie (...) en aiguisant les contradictions (entre) ces collectifs, mouvements, personnalités réformistes (...) en agissant au sein des expressions publiques de la lutte de libération nationale, ils doivent impulser la mise en place d’un véritable regroupement de ces expressions pour se poser en force politique alternative au colonialisme".

Pour l’organisation politico-militaire, cette force alternative doit amorcer le processus de décolonisation, contraindre l’Etat français à reconnaître les droits nationaux du peuple corse -et donc son droit à l’autodétermination- garantir enfin l’exercice de ce droit à l’autodétermination.

Considérant que le colonialisme doit être combattu sur tous les terrains, le FLNC souligne que la lutte de libération nationale doit organiser le peuple corse en suscitant en son sein des structures de contre-pouvoirs.

Ces structures permettront de "prendre en main le contrôle et la gestion du pays dans chaque domaine (...) en fonction de ses besoins et de ses intérêts (...)". Elles sont d’autre part les garants d’une authentique autodétermination puisque "à tous les niveaux le peuple corse se sera donné les moyens de décider en toute liberté".

Ces structures peuvent avoir plusieurs aspects (syndicats, association culturelle, organisation publique, coopératives, mutuelles...) mais ne sont de véritables contre-pouvoirs que dans la mesure où ils prennent en compte la globalité de la lutte et "tiennent compte de leur complémentarité, leur originalité et leur solidarité". En conséquence, le FLNC rejette la politique de l’entrisme dans les structures françaises et donne pour mot d’ordre de quitter ces partis et syndicats français et renforcer les structures de la lutte de libération nationale.

Le Front énonce trois formes de lutte : la lutte de masse (les contre-pouvoirs), la lutte institutionnelle, la lutte armée. Les clandestins considèrent la lutte armée comme un "instrument politique" car le "problème corse est politique et non militaire". La lutte armée est donc considérée par le FLNC comme un moyen complémentaire de contraindre l’Etat français à reconnaître les droits nationaux du peuple corse.

Deux phases dans cette lutte : la première qualifiée de "propagande armée, dont les actions dissuasives ont délibérément exclu toute mort d’homme sauf en cas de riposte ponctuelle ou bien pour protéger nos militants. La propagande armée correspond à une étape de sensibilisation du peuple corse qui doit prendre conscience de son existence et de l’oppression coloniale". C’est au cours de cette phase que le FLNC doit s’imposer comme première force du mouvement nationaliste corse.

La deuxième phase : "la lutte armée" entend contraindre l’Etat français à négocier et à reconnaître les droits nationaux du peuple corse". L’évolution de cette lutte sera, selon le FLNC, fonction du "degré de progression de la prise de conscience politique du peuple et son degré d’organisation à travers ses organisations de masse et ses contre-pouvoirs". Pour les clandestins, la lutte de masse et la lutte institutionnelle doivent prendre en compte la lutte armée pour éviter l’émergence d’une troisième voie.

Le FLNC définit clairement son rôle dans cette stratégie : rappelant que l’histoire démontre que "en Corse et ailleurs, sans direction capable de maintenir sans dévier la perspective finale (...) les luttes populaires s’enlisent ou sont détournées par les réformistes"(9), l’organisation clandestine indique qu’il lui appartient d’assurer cette direction politique et stratégique de la lutte par "la présence de ses militants dans tous les secteurs de la vie politique, sociale, culturelle et associative, ce qui permet l’unification de l’action politique des différentes expressions de la lutte de libération nationale".

Le FLNC considère qu’il est "la première indispensable étape vers la victoire du peuple corse" et que son seul but est de mener à bien la lutte de libération nationale.

. La libération sociale

Le processus de libération nationale -propagande armée, lutte armée, autodétermination- achevé, le Front a pour projet l’établissement d’un "socialisme original" en Corse, reposant sur le refus du capitalisme et la lutte des classes. "Le nationalisme corse est désormais entré dans la phase de construction d’une nouvelle société que nous qualifions, dans toute la dimension du terme, de socialiste dans la mesure où nous sommes déterminés à remettre en cause toutes les formes d’exploitation". (Conférence de presse clandestine du FLNC, 8 mars 1988). "Nous préconisons comme aboutissement logique et naturel, la rupture avec le capitalisme assortie de l’édification d’un socialisme original. Un socialisme qui ne saurait consister en une version plus ou moins corsisée de la social-démocratie ni en transposition, même édulcorée, du système socialiste bureaucratique, autoritaire et brutal, qui a fait faillite" (les "42 pages").

Le FLNC tente d’ancrer et de légitimer la perspective d’une société socialiste en Corse par des références constantes à un passé mythique et idéalisé ; une Corse du XVIIIème siècle autogestionnaire, démocratique, égalitaire, communautaire : "le socialisme que nous devons construire ne peut donc être perçu comme un système où la mise en oeuvre d’un quelconque modèle. Socialisme original élaboré dans la lutte et par chaque moment de la lutte, il tire sa force d’un enracinement historique dans la mémoire de "A terra di u cumunu" et la nation indépendante de Pasquale Paoli". Car "il s’agit d’oeuvrer à l’élaboration d’un socialisme original qui actualise les traditions égalitaires et communautaires du peuple corse". (Corsica Infurmazione n° 9 1990) (10).

. La xénophobie

Ce discours socialiste ne doit cependant pas abuser et tient surtout de la référence légitimante : quelle meilleure caution politique pour une lutte armée que l’anticolonialisme et les guérillas du tiers-monde ? Des thèmes à ce point porteurs sont irrésistibles, même si tous n’approuvent pas cette phraséologie, surtout les militants venant de l’extrême droite. Mais peu importe car le fond n’est pas là : Le masque socialiste cache en réalité une profonde xénophobie.

Si nombre de militants viennent des deux extrêmes ils n’en demeurent pas moins corses avant tout. C’est d’abord dans l’insularité qu’il faut chercher l’essence du combat nationaliste et sa xénophobie : "Aujourd’hui, le Français qui s’installe en Corse est, à priori, un ennemi du peuple corse". (Le livre blanc, 1980) ; "Le seul droit des Français en Corse est de préparer leur départ dans les meilleures conditions pour eux" (Communiqué du FLNC de 1982). Les murs sont recouverts par des "I.F.F." révélateurs : "I Francesi Fora" -les Français dehors-. Et la Fédération de l’Education Nationale (FEN) voyant les nationalistes s’en prendre aux enseignants continentaux au nom de la corsisation des emplois, en est venue à assimiler leur combat à un fascisme, à une forme de discrimination ethnique. Cette peur nationaliste de l’étranger se trouvant renforcée aujourd’hui par la perspective de l’ouverture des frontières européennes en 1993.

. La solidarité internationale

Le FLNC développe des relations extérieures tant inter-ethniques qu’internationales. Il participe aux activités du "Centre International Esquarre des minorités ethniques et nationales" (CIEMEN), à la "Conférence des Nations sans Etat d’Europe Occidentale" (CONSEO) dont le 1er congrès s’est tenu à Toulouse en 1988 ; il a noué des liens avec le groupe "Arc en Ciel" du Parlement Européen.

Fin 1987, à Lyon, le FLNC a tenu un colloque sur les mouvements de libération, avec participation des comités de libération de la Guadeloupe, de Kanaky, des Comores, etc.

Tous les ans, l’été, à Corte, se tiennent les "Journées Internationales de Corte" -Ghjurnate Internaziunale di Corti- avec les organisations politiques représentatives des luttes de libération nationale : Sinn Fein (Irlande), Herri Batasuna (Pays Basque) MNA (Arménie), PDKI (Kurdistan), etc.

. Les Grands Frères

La stratégie des séparatistes corses puise largement dans les "modèles" irlandais et basque. Entre l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA), l’ETA basque et le FLNC existent une allure, une idéologie, une stratégie à peu près identiques et de forts liens de solidarité. Les trois mouvements ont pris naissance dans des provinces éloignées des centres de décision, où l’on parle des langues particulières, dans des sociétés claniques aux traditions anciennes, où les notions d’honneur et de vengeance restent encore vivaces. Sans oublier un fonds catholique traditionaliste. Dans les trois cas on se réclame d’un socialisme rustique. C’est la stratégie du "bulletin de vote dans une main, fusil dans l’autre" avec en parallèle un parti légal et une "armée secrète" contrôlée par une commune direction suprême : Sinn Fein -IRA-, Herri Batasuna -ETA-, Unita Naziunalista -FLNC -. Les tactiques sont également proches : imposer à "l’Etat colonial" une "sale guerre" coûteuse, meurtrière, dont l’opinion se lassera; au bout du compte une négociation avec le pouvoir central amènera l’autodétermination puis l’indépendance. Mais sur le terrain aucun de ces nationalismes ne nourrit l’idée utopique d’une libération du pays par les armes. Apparu le dernier, le FLNC a largement puisé son inspiration chez les grands frères irlandais et basque :

- un programme préalable à toute négociation, identique à celui d'ETA et d’Herri Batasuna ;
- un style très IRA, notamment la salve d’honneur tirée par un commando en uniforme et masqué devant le cercueil d’un militant tombé au combat ;
- des axes de propagande parallèles : en juin 1985 ETA lance une campagne anti-drogue, le FLNC emboîte le pas quatre mois plus tard ;
- une fraternité d’armes réaffirmée à chaque "Journées Internationales" de Corte.
. La singularité corse

Pour autant, le FLNC n’est pas purement réductible à ces grands modèles. L’ETA et l’IRA ont toujours manifesté à l’égard du Front une méfiance s’expliquant par la singularité culturelle de la Corse. Celle-ci se reflète dans la nature particulière de la lutte armée menée par les nationalistes.

La réalité politique première du monde méditerranéen est le clan, c’est-à-dire la famille élargie (11). L’Etat est un rajout de l’histoire. Le "Conseil de la culture, de l’éducation et du cadre de vie", instance consultative officielle de l’Assemblée de Corse, a publié en 1987 à ce propos une brochure édifiante : "Les Corses aujourd’hui encore ne reconnaissent pas vraiment à l’Etat le monopole de l’usage de la force qu’il s’est acquis depuis longtemps en Europe; de même, on n’attend guère de l’homme politique qu’il gère bien l’Etat, mais plutôt qu’il ruse avec lui, qu’il sache protéger, contre lui, ses électeurs et leur permettre de tourner ou d’utiliser la loi. (...) Le clan tire sa force à la fois de son enracinement local et de son utilisation des services publics, dont il connaît le fonctionnement et vis-à-vis desquels il sert d’intermédiaire. Les problèmes de fraude ou de violence qui existent sont loin d’être l’essentiel. Il s’agit plutôt d’achat de vote, non d’un individu mais d’un groupe, non par de l’argent mais par des services réels ou supposés. Une large part du corps électoral attend, en effet, d’un élu non qu’il serve l’intérêt général, mais qu’il aide les siens et accessoirement qu’il nuise aux autres."

Il y a dans l’île quatre pouvoirs qui se neutralisent et se surveillent : l’Assemblée de Corse, les clans, le FLNC et en dernier l’Etat.

L’île vit dans une culture de fraude et de corruption. A lire les statistiques sociales, la Corse n’est peuplée que d’aveugles et de paralytiques. Il y a curieusement dix fois plus de titulaires du statut d’infirmes que sur le reste du territoire français. Un observateur a pu écrire récemment : (12) "En Corse, le fils ou le frère dévoyé ne provoque pas un phénomène de rejet comme sur le Continent. Le mauvais sujet n’est pas un sujet de honte. On peut même dire que le mandat de dépôt constitue un brevet de corsitude. La famille assiste, protège le pauvre petit qui a fait une grosse bêtise. On ne le gronde pas quand on va le voir au parloir, il est déjà bien assez puni comme ça. La complicité de cette société qui a toujours préféré le banditisme à la culture et pour qui lire un livre est déjà une forme d’homosexualité explique l’impunité surprenante dont bénéficie la Brise de Mer. C’est cette impunité qui fonde sa toute-puissance. L’impunité éblouit les Corses parce qu’elle est un privilège et un signe extérieur d’ascension sociale".

Faut-il, dans ces conditions, trouver étonnant que la lutte armée du FLNC ait un arrière goût de sicilianisme ?

Il ne s’agit pas de "gangstériser" le phénomène nationaliste corse afin de le ramener à une catégorie intellectuelle connue et rassurante. Ne tombons pas dans le travers classique (13) consistant à voir dans toute lutte armée un banal banditisme. En revanche il ne faut pas non plus donner du Front une image idyllique de purs politiques. La réalité est certainement entre ces deux extrêmes, la nature ambigüe du FLNC s’expliquant par la corruption ambiante. L’originalité profonde du Front se situe dans cette perméabilité entre le nationalisme armé et le gangstérisme ordinaire. Car entre les deux le coeur de nombre de militants balance.

De ce point de vue, l’affaire Orsoni est exemplaire. En janvier 1983 Jean-Marc Leccia apprend qu’un autre truand a décidé de se lancer dans le racket des commerçants du Sud de l’île et dans les machines à sous. Ce concurrent s’appelle Roger Orsoni. Son frère André, ancien officier en Algérie et ancien de l’OAS, a deux fils Alain et Guy, militants bien connus du FLNC. Le 17 avril 1983, Guy Orsoni est enlevé et assassiné par les hommes de main de Leccia. Le 13 septembre 1983, le FLNC abat Pierre-Jean Massimi, secrétaire général du Conseil Général de Haute Corse, organisateur supposé de l’exécution de Guy Orsoni. Le 7 juin 1984 enfin, un commando de cinq hommes assassine à l’intérieur de la prison d’Ajaccio Jean-Marc Leccia et Salvatore Contini, commanditaire et exécuteur de Guy Orsoni selon le Front.
 
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(1) Nous n’envisagerons pas ici la question de savoir si le F.L.N.C. est une organisation "terroriste". Sur ce problème nous renvoyons à un précédent article : Jean-François Gayraud "Définir le terrorisme : est-ce possible, est-ce souhaitable ?" Revue Internationale de Criminologie et de Police technique 1988 n° 2.
(2) Raymond Aron : "L’opium des intellectuels" Calmann-Lévy 1955
(3) Annexe 1 : organigramme du F.L.N.C.
(4) Annexe 2 : 3615 Ribombu, la lutte nationaliste corse en directe ! (Corsica Infurmazione n° 5 1988)
(5) Annexe 3 : La loi du racket. Exemples de lettres.
(6) Ce terme signifie "pointu" par référence à la forme des chapeaux des soldats français au XVIIIème siècle.
(7) Le "Parti Corse pour le Socialisme" (P.C.S.) devient en 1978 le "Parti Communiste Corse" avant de s’allier au "Fronte di u Populu Corsu" (F.P.C.) pour créer le "Parti Populaire Corse" (P.P.C.) en 1981.
(8) Annexe 4 : Le projet de société du F.L.N.C.. Texte intégral. (Corsica Infurmazione n° 9 1990)
Annexe 5 : Raisons d’être... et de combattre (Corsica Infurmazione n° 7 1989)
(9) Cette condamnation du réformisme est typiquement léniniste
(10) Annexe 6 : Pascal Paoli, le mythe
(11) Sur ce sujet lire Thucydide : "La guerre du Péloponèse" Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1964
(12) "La Brise de Mer" est le nom d’un bar de Bastia devenu au début des années 80 le repère d’un gang spécialisé dans les vols à main armée.
(13) Notes et Etudes de l’Institut de Criminologie de Paris n° 10 - mai 1989