La stratégie indirecte selon le Général Beaufre

INTRODUCTION A LA STRATÉGIE

(extraits) Général Beaufre Librairie Armand Colin - 1965

(Ce texte, lumineux, n'a pas pris une ride en 24 ans. En voici les extraits essentiels, qu'il convient de lire en songeant aux activités au long cours de certains pays, d'abord sur le théâtre d'opérations du Proche-orient, mais parfois bien au-delà ... )

(Chapitre IV)

STRATÉGIE INDIRECTE

« L'approche indirecte» consiste, dans le domaine opérationnel militaire, à ne pas « prendre le taureau par les cornes», c'est à dire à ne pas affronter l'ennemi dans une épreuve de force directe, mais à ne l'aborder qu'après l'avoir inquiété surpris et déséquilibré par une approche imprévue, effectuée par des directions détournées. (...)

L'approche indirecte est un moyen qui s'impose à celui des deux adversaires qui n'est pas sûr d'être assez fort pour battre l'ennemi dans une bataille livrée sur le terrain choisi par l'adversaire.(...)

L'idée centrale de cette conception est de renverser le rapport des forces opposées avant l'épreuve de la bataille par une manoeuvre et non par le combat. (...)

La stratégie indirecte trouve son application en stratégie totale dans tous les conflits où l'un des adversaires (veut) atteindre un résultat avec des moyens militaires qui, pour une raison ou pour une autre (faiblesse intrinsèque ou dissuasion d'en employer de plus importants) (sont) inférieurs à ceux qui pourraient lui être opposés.(...)

Cette stratégie (...) connaît à cause de l'existence de l'arme atomique et de la fièvre de la décolonisation un champ d'action très étendu, est devenue extrêmement complexe et terriblement efficace. (...)

La stratégie indirecte est celle qui attend l'essentiel de la décision des moyens autres que la victoire militaire. Une autre caractéristique de la stratégie indirecte gît dans l'aspect particulier qu'y prend la liberté d'action. De nos jours -et ceci bien avant l'apparition de l'arme atomique-, tout conflit ne peut se jouer qu'à l'intérieur d'une marge bien définie de liberté d'action, à cause des répercussions que son développement pourrait avoir sur la situation internationale. (...)

Plus la marge de liberté d'action s'est trouvée étroite, plus son exploitation est devenue importante car elle permettait seule de s'attaquer au statu quo que prétendait maintenir la dissuasion nucléaire. (...)

La stratégie indirecte apparaît comme l'art de savoir exploiter au mieux la marge étroite de liberté d'action échappant d la dissuasion par les armes atomiques et d'y remporter des succès décisifs importants malgré la limitation parfois extrême des moyens militaires qui peuvent y être employés.

CONCEPTION DE LA MANOEUVRE INDIRECTE

L'élément premier de la stratégie indirecte consiste à déterminer la marge de liberté d'action que la conjoncture peut procurer et à s'assurer que cette marge pourra être maintenue et si possible accrue, tandis que celle dont jouira l'adversaire sera réduite au maximum. (...)

L'originalité foncière de la stratégie indirecte, c'est que la liberté d'action ne dépend que pour une faible part des opérations qui seront entreprises dans la zone considérée, tandis qu'elle repose presque entièrement sur dis facteurs extérieurs à cette zone :appréciation de la valeur de la dissuasion nucléaire, appréciation des réactions internationales, des possibilités morales de l'adversaire et de sa sensibilité tant aux actions envisagées qu'aux pressions extérieures, etc.

Il en résulte que la possibilité comme le succès de l'opération sont commandés par la réussite de la manoeuvre menée sur l'échiquier mondial. C'est ce que nous appelons la manoeuvre extérieure. Son importance a été trop souvent méconnue : on n'a pas vu que l'essentiel de la lutte ne se jouait pas sur le terrain des combats, mais en dehors de lui. (...)

Conception de la manoeuvre extérieure

L'idée centrale de la manoeuvre extérieure est de s'assurer le maximum de liberté d'action en paralysant l'adversaire par mille liens de dissuasion(...) Il s'agit d'une manoeuvre psychologique faisant concourir à ce même but les moyens politiques, économiques, diplomatiques et militaires. (...)

On a pu constater dans ce domaine que l'on pouvait en matière psychologique s'approprier des positions abstraites, tout comme en guerre militaire on s'empare d'une position géographique et on l'interdit à l'ennemi. (...)

Le choix de la ligne politique doit naturellement tenir compte des tendances psychologiques du moment, désir de paix, décolonisation, volonté de relèvement du niveau de vie, etc. ainsi que des vulnérabilités de l'adversaire comme de celles des partenaires qu'on veut utiliser. Cela conduira le plus souvent à mener le conflit indirectement par « adversaires interposés». (...)
Conception de la manoeuvre intérieure

S'étant ainsi assuré la possibilité d'une certaine liberté d'action, il reste à concevoir la manoeuvre à effectuer dans l'espace géographique où l'on veut obtenir certains résultats. Nous appellerons cette manoeuvre du nom de «manoeuvre intérieure».

Là, le problème se ramène à trois variables complémentaires principales : les forces matérielles, les forces morales et la durée. (...) Si les forces matérielles sont petites, elles doivent être compensées par de très grandes forces morales, et la manoeuvre sera nécessairement longue. (...)

La seconde manoeuvre vise à atteindre l'objectif -parfois important- moins par une victoire militaire que par l'entretien prolongé d'un conflit conçu et organisé pour devenir de plus en plus lourd pour l'adversaire. C'est la «manoeuvre par la lassitude» des conflits de longue durée dont Mao Tsé Toung a été le remarquable théoricien et l'exécutant victorieux.

Manoeuvre par la lassitude

La conception de la «manoeuvre par la lassitude» est extrêmement intéressante parce qu'elle est vraiment très subtile. Il s'agit d'amener un adversaire beaucoup plus fort que soi à admettre des conditions souvent très dures en n'engageant contre lui que des moyens extrêmement limités. (...) L'opération se développe simultanément sur deux plans, le plan matériel des forces militaires et le plan moral de l'action psychologique.

Plan matériel

Sur le plan matériel, il s'agit d'abord de savoir durer (...) Ceci conduit à la guérilla, vieille comme le monde et cependant oubliée puis réapprise à chaque génération, (...)

Deux notions capitales ont été formulées pour assurer la liberté d'action de la guérilla (...) Étendre en surface la menace de la guérilla au maximum sans cependant inciter l'ennemi à se replier, de façon à lui poser un problème de protection de plus en plus difficile. L'application de cette dernière notion a pour effet d'amener l'adversaire à dépenser de plus en plus de forces pour la garde d'un nombre croissant de points, ce qui dans une large mesure est capable de modifier l'équilibre pratique des forces en présence. (...)

Enfin les forces de guérilla -dont l'usure est terrible- doivent être entretenues et constamment développées pour que la pression soit croissante. (...)

Plan psychologique

La ligne politique de base (...) doit être telle qu'elle puisse mobiliser en vue de la lutte les passions latentes du peuple que l'on veut émouvoir. En outre, ces passions (patriotiques, religieuses, sociales, etc.), doivent être présentées selon une orientation qui démontre la justice de la cause que l'on veut soutenir. (...)

Les tactiques psychologiques comportent évidemment l'emploi des techniques aujourd'hui bien connues de propagande, d'endoctrinement et d'organisation de la population, par un encadrement serré et soigneusement surveillé. (...)

L'intérêt de la manoeuvre par la lassitude bien menée, strictement raisonnée, elle ne présente qu'un minimum de risques alors que ses dividendes possibles sont considérables et que même en cas d'échec on a usé l'adversaire sans s'user soi-même. (...)

CONCLUSIONS SUR LA STRATÉGIE INDIRECTE

Il faut que les parades indirectes en vue de la sûreté s'effectuent très tôt, comme les initiatives destinées à parer les menaces adverses. Le vrai jeu de la stratégie indirecte doit se dérouler au niveau des prodromes. Après, il est trop
tard. (. .)
Dès lors, pour limiter les chances d'erreur aux terribles conséquences, il devient indispensable d'organiser au mieux l'étude de la conjoncture. Contrairement à nos traditions, il est devenu extrêmement important de bien prévoir, plus important que de réaliser des forces dont la valeur sera incertaine. Pas de stratégie moderne sans organes d'études puissamment outillés, sans une très bonne méthode d'analyse des situations, sans une parfaite connaissance de l'évolution et des possibilités d'inventions de tous ordres susceptibles d'être utilisées. Nous sommes loin de tout cela! ».

 retour | suite