TURQUIE
La “maffya” turque

HISTORIQUE

A l’origine des grandes sociétés criminelles turques d’aujourd’hui, des “bandits d’honneur” très actifs dans l’empire Ottoman : les “Kabadayi” [fanfarons, matamores]. Comme les “Haïdoucs” qui opéraient à la même époque dans les Balkans, ils étaient admirés par le petit peuple, à l’instar de Robin des Bois. Et lors des soubresauts de la fin de l’empire, le Pacha n’hésitera pas à confier la garde des bureaux de la poste et du télégraphe d’Istanbul à ces bandits-patriotes ! Autre origine de la GCO opérant aujourd’hui en Turquie, des clans de contrebandiers (arméniens et kurdes, surtout) ethniquement homogènes, donc difficilement pénétrables.

C’est à Istanbul, dans les années 40, que ces bandes se transforment en organisations criminelles. Suivant un “modèle” camorriste, clans et groupes de Kabadayi prennent le contrôle de quartiers de la ville, leurs “soldats” s’y réservant le monopole de certaines activités criminelles et percevant une dîme sur la délinquance non-mafieuse. A cette époque apparaissent les premiers parrains - on dit en turc “Baba” (grand-père) - comme “Cafer l’Albanais” ou “Hassan d’Of” (Of est un port turc de la Mer Noire); leur envergure reste toutefois modeste; comme d’ailleurs celle des “capi” siciliens d’avant-guerre.

Après la seconde guerre mondiale paraît une seconde génération de “parrains”. Sous leur règne, la GCO turque se transforme brutalement : développement international, contact avec des mafias étrangères - notamment italiennes - trafic massif d’opium, de morphine-base et d’héroïne. Dans les années 60, le parrain Bekir Celenk(1) , installé à l’hôtel Vitosa de Sofia, noue des liens étroits avec des officiels bulgares.

Grâce à eux, lui-même et d’autres narco-trafiquants turcs utilisent les poids-lourds de la société d’Etat “Kintex” pour un important trafic, avant tout de stupéfiants, mais aussi d’armes et de cigarettes à destination de l’Europe occidentale. Ces marchés sont d’ailleurs liés : durant la guerre Irak-Iran, les échanges armes de guerre/stupéfiants ne sont pas rares. Grâce aux flottes des “parrains turcs”, morphine-base, héroïne et produits chimiques indispensables à son raffinage (anhydride acétique) transitent par les ports bulgares de Varna et Burgas. Les autres “parrains” célèbres de cette première génération sont : Hussein Heybetli, Dündar Kilic, Celal Ates, Cilli Burhan (“Burhan le Rouquin”), Kürt Idris (“Idris le Kurde”), Arap Nasri (“Nasri l’Arabe”) et Oflu Osman (“Osman d’Of”).

Une seconde génération de chefs mafieux apparaît dans les années 70; les plus connus : Behcet Canturk, Osman Ayanoglou, Yasar Avni Musullulu et Mehmet Nabi Inciler “Inci Baba” - dont nous reparlerons - ainsi que “Sari Avni” Karadurmus (“Avni le jaune”), Oflu Ismaïl (“Ismaël d’Of”), Abuzer Ugurlu et Gacero Yilmaz. Vers la fin des années 70, c’est au tour de Hussein Baybasin, d’Hassan Heybetli, d’Alattin Cakili, d’Enis Karaduman et de Necdet Ulucan d’accéder au panthéon de la GCO turque. Ce sont ces hommes qui contrôlent aujourd’hui les grandes “familles”, en compagnie de leurs héritiers, les “petits parrains”, comme Udur, Cem et Cenk Kilic, ou Kudrer et Murat Özbir.

ORGANISATION

Les “familles” criminelles turques sont hiérarchisées; on y respecte la loi du silence et un strict cloisonnement entre des équipes le plus souvent ethniquement homogènes.

ACTIVITES

La contrebande - denrées diverses, armes, etc. - est à l’origine l’activité reine de la GCO turque, d’abord de celle d’Istanbul. Elle gère un intense trafic, entre autres, de matériel électronique ou de vidéo venu d’Extrême-Orient et destiné aux Balkans ou au Proche-Orient D’où l’importance de la marine marchande dans les activités officielles des “babas” turcs. Bekir Celenk était ainsi propriétaire de deux cargos; sa société maritime était implantée à Londres, Munich, Zurich et Palma de Majorque. D’où, aussi, la virtuosité des faussaires turcs dans la confection de faux documents de voyage, passeports en tête...

Au plan intérieur, la GCO turque contrôle des cercles de jeux clandestin, se livre au racket, à la prostitution, à l’usure, loue des tueurs à gages, etc. Comme en Sicile, les “familles” turques pratiquent le piratage des adjudications de travaux publics, grâce aux méthodes habituelles : corruption de fonctionnaires et d’élus; pressions physiques allant, si nécessaire, jusqu’à la prise d’otages.

Les activités internationales de la GCO turques vont du trafic de voitures de luxe et de pièces détachées à la contrebande de clandestins entre l’ex-bloc de l’Est, le Proche-Orient et l’Europe; et bien sûr au blanchiment d’argent noir. Mais la plus importante reste de loin le trafic de stupéfiants.
Dans ce domaine, l’initiateur est sans conteste Yasar Avni Musullulu qui instaure dès le début des années 80 un fructueux négoce de morphine-base avec les clans siciliens. Un marché dont la police italienne pense qu’il atteint les 360 millions de francs en 87-88. Suivant son exemple, des clans turcs et kurdes n’hésitent plus à monter aujourd’hui des opérations d’une dimension colossale entre le Pakistan et l’Iran d’une part et l’Europe de l’autre, souvent en liaison avec des narcos iraniens.

Entre le 21 décembre 1992 et le 9 janvier 1993, la marine turque intercepte deux cargos appartenant au clan Ayanoglou. La première opération échoue : l’équipage du “Kismetim-1” jette à la mer 3 tonnes d’héroïne et 6 tonnes de morphine-base. Mais les commandos turcs interceptent le “Lucky-S” de nuit et endorment tout l’équipage. La prise est énorme : 15 tonnes d’un ensemble héroïne - morphine-base - opium, a bord du cargo battant pavillon panaméen. Le capitaine du “Lucky-S” est Mustafa Cubuk, frère et complice de Sevket Cubuk, un faux-monnayeur bien connu.

Les deux cargaisons étaient une “joint-venture” réunissant Derya Ayanoglou, représentant le clan depuis la mort de son père(2)  , des “familles” kurdes comme les Havar, des trafiquants d’armes de Diyarbakir; le clan de Hussein Baybasin(3)   et l’important narco-trafiquant libanais Mustafa Hayrs, beau-fils d’un ex-premier ministre libanais aujourd’hui décédé. L’héroïne, elle, provenait d’Afghanistan, via Karachi. Une affaire de 13 milliards de francs pour les “importateurs” et, après coupage et revente dans la rue, une valeur marchande de 77 milliards de francs... Toujours suivant la police turque, un troisième navire portant une cargaison de 50 tonnes de stupéfiants serait passé peu après entre les mailles du filet.

En Europe, la “maffya” turque est bien implantée en Allemagne (depuis ± 1975) et en Suisse; mais surtout en Espagne et au Pays-Bas. Dans ce pays, une grave affaire de corruption a éclaté en novembre 1993; elle impliquait des trafiquants turcs d’héroïne et, côté néerlandais, des entrepreneurs du bâtiment, des élus d’Amsterdam et d’Arnhem, ainsi que quelques magistrats et cadres d’un parti politique. Aux Pays-Bas et notamment à Rotterdam, une guerre entre clans mafieux turcs pour le contrôle du marché des stupéfiants a fait une trentaine de morts en 1990-92. En Espagne, la mafia turque est implantée à Madrid et sur la Costa del Sol. Selon la police espagnole, il y aurait ± 500 mafieux turcs dans le pays, responsables de l’importation outre-Pyrénées de 4 à 5 tonnes d’héroïne par an depuis 1990. L’argent ainsi gagné serait “blanchi” à Gibraltar, paradis fiscal tout proche, et finalement réexpédié en Turquie.

ACTUALITE

• Depuis trois ans, plusieurs “babas” de haut rang ont connu un sort funeste, dont Osman Ayanoglou, “Inci Baba”(4)  , et Behcet Canturk(5)  , respectivement assassinés en décembre 1991, décembre 1993 et janvier 1994.
• Malgré des dénégations aussi rituelles que véhémentes dès qu’il est question de narco-trafic, le PKK vient d’être pris la main dans le sac en Allemagne. En mai 1994, un réseau d’une vingtaine de kurdes a été démantelé à Cologne; depuis trois ans les trafiquants vendaient de 4 à 5 kilos d’héroïne par mois dans toute l’Allemagne et reversaient leurs profits au PKK. Détail ignoble : les “fourmis” utilisées par le PKK pour convoyer la drogue avaient toutes moins de 13 ans, pour ne rien risquer en cas d’arrestation...

(1) Proche du groupe suprématiste pan-turc des “Loups Gris” et mis en cause dans l’attentat ayant visé le pape, en tant qu’ami d’Ali Agca
(2) Le clan Ayanoglou compte également parmi ses dirigeants Murat, frère de Derya et Guezyde Ayanoglou leur mère et veuve d’Osman; ils possèdent une société de transport maritime - encore une - la “Onur Turizm Denizcilik”. Derya Ayanoglou est fiancée à Nesat Das, fils de Seyhmuz Das, “baba” important  récemment victime d’une guerre mafieuse. Pour l’affaire Kismetim-1 et Lucky-S, Derya Ayanoglou a plaidé l’ignorance et a été libérée de prison au bout de 8 mois...
(3) Les Baybasin sont originaires de la ville de Lice, au Kurdistan turc et réputés proches de la guérilla séparatiste du PKK
(4) Mehmet Nabi Inciler, un spécialiste de la corruption politique, du racket et du piratage des appels d’offre.
(5) Kurde, originaire de Lice comme Baybasin et proche des séparatistes du PKK. Canturk était associé de Yasar Kaya, directeur du quotidien séparatiste-kurde “Ozgur Gundem”.
 
 

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