“Organisation Révolutionnaire Intérieure Macédo-nienne” et “Comité Macédonien Suprème” : la première décennie du nationalisme macédonien armé, 1893-1903.

I - l’ORIM

La réunion fondatrice de l’ORIM se tient à Salonique le 3 novembre 1893, au domicile de l’instituteur Ivan Hadjhinikolov (1861-1934), en présence de Damien “Dame” Gruev (1871-1906, étudiant, puis instituteur), Andon Dimitrov (1867-1933, instituteur), Hristo Tatarchev (1869-1952, docteur en médecine), Petr Popartsov (1868-1941, instituteur), Hristo Batandjiev (1868-1913, instituteur), qui forment le premier comité central de l’organisation. Tatarchev en est le Président et Gruev, le secrétaire-Trésorier. Tous sont de grands admirateurs des carbonari italiens et des révolutionnaires bulgares des années 1860-1870.

C’est le 27 août 1894 que se tient le premier congrès de l’ORIM, au domicile de Hristo Tatarchev, dans la ville de Resen, proche du lac de Prespa, en Macédoine-Vardar. La réunion dure trois jours ; elle débute par un service religieux à l’église des Saints Cyril et Méthode. Seize personnes(1), dont une nouvelle recrue Georgi “Gotche” Deltchev (1872-1903, natif de Kukush, Kilkis en langue greque, en Macédoine-Egée, cadet à l’école militaire bulgare, puis instituteur), qui s’impose vite comme le catalyseur des énergies du mouvement. A l’époque, les dirigeants de l’ORIM sont des idéalistes un peu naïfs : ils rêvent de paix, de liberté, de prospérité pour le peuple macédonien et sont encore loin d’envisager un quelconque recours au terrorisme. Pour Deltchev, Gruev, et leurs amis, seule une Macédoine indépendante et unifiée, nouvelle Helvétie balkanique, peut garantir une paix régionale durable. Si la Macédoine ne se constitue pas, la région est, selon eux, promise à une guerre perpétuelle entre la Serbie, le Grèce et la Bulgarie.

Mais l’ORIM porte déjà en elle les ferments négatifs qui vont rendre inéluctable cette évolution vers le terrorisme :

  L’ORIM est d’abord un mouvement très minoritaire : seulement 2,4% des chrétiens de Macédoine participent activement à l’insurrection de la Saint Elie. En comptant les concours discrets, le total des intervenants dans le soulèvement n’atteint pas les 5%(2). C’est que la paysannerie slave-orthodoxe de Macédoine - en qui l’ORIM voit le sujet révolutionnaire par excellence - est, et restera jusqu’au début du XXème siècle, massivement hostile au projet insurrectionnel. D’ailleurs, lors du soulèvement de la Saint Elie, une seule des quatre villes libérées où s’installent - brièvement -  des “gouvernements provisoires” (Smilevo) est macédonienne. Klisura, Krushevo (symbole de la résistance aux Ottomans)et Neveska sont aux deux-tiers valaques, c’est à dire roumaines.
 
L’ORIM est ensuite un mouvement ambigu. Jamais, jusqu’à l’issue, pour elle catastrophique, des guerres balkaniques, l’ORIM ne saura vraiment ce qu’elle veut. En effet, elle se donne tour à tour les noms d’ ”Organisation Révolutionnaire Macédonienne” (1894), puis d’ ”Organi-sation Révolutionnaire de Bulgarie-Macédoine-Andri-nople”(3)  (1897), puis d’ ”Organisation Secrète de Macé-doine-Andrinople” (1902), avant d’en revenir à “Organi-sation Révolutionnaire Intérieure Macédonienne”. Tout au long de cette période, les dirigeants de l’ORIM, à commencer par Gotche Deltchev, utilisent les termes “macédonien” et “bulgare” de façon absolument synonyme.

  L’ORIM est enfin un mouvement parfaitement ignorant des réalités internationales, ainsi qu’en témoigne le projet insurrectionnel de la Saint-Elie. Que disent Dame Gruev, Boris Sarafov et Anastas Losantchev, les trois membres du Comité central de l’ORIM choisis pour diriger le soulèvement ? “Nous conduirons une guerre de partisans combinée à des actions terroristes et anarchistes. En d’autres termes, de petits groupes armés doivent se former au sein des Tchetas et passer simultanément à l’action où que possible. Ce qui signifie que nous devons concentrer nos opérations de masse sur les cibles stratégiques les plus sensibles. Ainsi, nous infligerons sans peine des coups sévères aux troupes turques, plus rapidement que celles-ci ne pourront riposter.

L’objectif de notre insurrection n’est pas de vaincre la Turquie, mais d’éviter que celle-ci ne nous écrase.” L’espoir secret des dirigeants de l’ORIM était en réalité que les représailles ottomanes consécutives au soulèvement seraient si sanglantes que l’opinion publique européenne, favorable aux chrétiens des Balkans, contraindrait les grandes puissances à intervenir. Fatale erreur d’appréciation. La France et l’Allemagne ont alors d’autres chats à fouetter, la Russie et l’Autriche-Hongrie, naguère très interventionnistes dans la région, ne sont, en 1903, plus intéressées par une révolution anti-ottomane dans les Balkans. Au point qu’après la Saint-Elie, loin de prendre fait et cause pour les Macédoniens, Vienne et Moscou interdisent, à la Bulgarie de laisser les Tchetas frapper à partir de son territoire !

L’ORIM se structure vraiment à partir de 1896, année où elle tient son premier grand congrès, à Salonique - alors ville ottomane. Cela explique la nature secrète de cette réunion, dont on sait seulement qu’elle a eu lieu “à la fin du printemps”. C’est alors que l’ORIM fixe son objectif politique : obtenir une autonomie totale pour la Macédoine et le vilayet d’Andrinople. L’ORIM se dote aussi de règles de fonctionnement en période de clandestinité : pseudonymes, adhésion par parrainages et sceau officiel pour valider les documents importants. Le congrès divise enfin la Macédoine en six zones révolutionnaires : Salonique, Monastir (aujourd’hui Bitola), Skopje, Shtip, Strumitsa-Gorna Djuma´a et Veles-Tikrech. Suite au congrès, Gotche Deltchev devient l’ ”ambassadeur” de l’ORIM à Sofia.

C’est également en 1896 que se produit le premier accrochage sérieux entre Comitadjis et militaires turcs. Ces derniers interceptent sur la route de Monastir un convoi de mules chargées de fusils et de munitions. Le chef du convoi, Done Stoïanov est ultérieurement condamné à 101 ans de prison : l’ORIM  tient son premier martyr.

En 1897, l’ORIM, qui compte alors quelques centaines d’adhérents, infiltre ses premières Tchetas(4)  en Macédoine, et commet ses premiers attentats : assassinat de “gardes de villages” musulmans, récupération d’argent sur des musulmans aisés, etc.

Entre 1898 et 1903, on dénombre 86 affrontements armés - escarmouches, embuscades - entre Tchetas et troupes ottomanes, ainsi que 21 assassinats de musulmans, ou de collabos des Turcs. En mai 1903, 4 mois avant le soulèvement de la Saint Elie, l’ORIM subit un coup dur : Gotche Deltchev et ses hommes tombent dans une embuscade turque près du village de Banitsa. Deltchev est tué. Coup du sort, le détachement ottoman était commandé par le Major Tewfiq Hussein, l’un des camarades de promotion de Deltchev à l’académie militaire de Sofia.

  Les guérillas de l’ORIM

Les premières unités révolutionnaires ou Tchetas, infiltrées en Macédoine orientale, le sont, en 1895, par les suprématistes(5). Dans les années suivantes, le Comité pro-bulgare en contrôle quatre importantes (entre 50 et 100 combattants) et quelques petites (entre 10 et 20 guerriers) : au total - 800 hommes, équipés d’armes prélevées sur les arsenaux bulgares. En théorie, ces Tchetas n’ont aucune sorte de liaison avec celles de l’ORIM.

A partir de 1897, les Tchetas de l’ORIM s’implantent à leur tour dans les montagnes macédoniennes. Leurs dirigeants, les “Voïvodes”, sont souvent d’anciens bandits d’honneur, ou “Ha´douks”, qui connaissent admirablement les massifs montagneux de la région, notamment ceux qui surplombent les cours de la Drin et du Vardar.

Ces Tchetas sont le bras armé du Comité central de l’ORIM. Elles mènent une guerre de partisans visant les garnisons et les patrouilles turques, les dépôts et arsenaux ottomans, les moyens de communication (télégraphe, téléphone, etc.) et de transport (rail, gares) de l’occupant.
Les Tchetas frappent aussi les propagandistes panserbes et panhellènes, les propriétaires terriens musulmans et les ha´douks albanais ; ils collectent également l’impôt révolutionnaire. Enfin, le Voïvode rend la justice dans les zones “libérées”.

En amont de la guérilla, les Tchetas disposent de leurs propres “écoles militaires”, installées en territoires libérés. En aval, chaque voïvode dispose d’un service de renseignement qui recrute surtout chez les bergers - qui voient tout - et les prêtres - qui circulent beaucoup et qui savent lire et écrire.

  Le terrorisme des premières années

Dès l’origine, les Bulgaro-Macédoniens ont eu recours au terrorisme visant en priorité des officiels bulgares soupçonnés de tièdeur envers la cause sacrée de la Macédoine. Sont ainsi assassinés :

1891 : Hristo Beltchev, ministre des finances,

1892 : Georgi Vulkovitch, chargé d’affaires à Istanbul,

1895 : Stefan Stambolov, ex-premier ministre.

Mais, dès le début du XXème siècle, l’ORIM va inventer la prise d’otages “à la libanaise”, devançant le HizbAllah de près de quatre-vingts ans. En septembre 1901, deux Voïvodes ”proches” de l’ORIM, Hristo Tchernopeev, et Iane Sandanski, enlèvent, en Macédoine-Vardar, Ellen Stone, une missionnaire protestante américaine sexagénaire et sa gouvernante bulgare. Ils demandent une rançon de 120 000 dollars. Se joue alors un scénario devenu depuis classique : le gouvernement américain déclare qu’il ne négociera pas avec les terroristes et refuse de payer la rançon ; le bureau américain des missions, lui, négocie en douce, marchande, et finit par payer 66 000 dollars. Ellen Stone est libérée au bout de six mois et invente à cette occasion le “syndrome de Stockholm” - qui devrait s’ap-peler le “syndrome de Macédoine”, en devenant, après sa libération une propagandiste acharnée de l’ORIM !

Enfin, entre 1900 et 1903, un groupe terroriste, lui aussi dans la mouvance de l’ORIM et surnommé “les marins” (gemidjhii), invente l’attentat anti-occidental. A Saloni-que, les campagnes de bombes des “marins” visent les succursales de la Banque Ottomane (dont les capitaux sont européens), un paquebot français, des cafés fréquentés par des Européens, de préférence lorsqu’ils sont bondés, l’usine produisant l’éclairage urbain (là aussi, quatre-vingts ans avant le Sentier Lumineux) et enfin, un train reliant l’Europe occidentale à Istanbul, le “Constantinople-Express”.

II-  Les suprématistes

On appelle ainsi le mouvement fondé en 1895 par des Macédoniens de Bulgarie prônant le rattachement de leur pays à une “Grande Bulgarie”.

La première conférence préparatoire au Congrès macédonien est organisé le 9 janvier 1895 à Sofia, en présence de - 400 personnes. Le “Comité macédonien” des officiers joue un rôle important dans l’affaire. Le premier congrès macédonien pro-bulgare se tient fin mars 1895 à Sofia. 60 délégués y  représentent 23 associations de base. le premier président élu est Tra´ko Kitanchev. L’organe de direction du mouvement prend le nom de “Comité macédonien suprême” (“Vurhoven Makedonski Komitet”) et ses adhérents sont désormais surnommés les “suprématistes” (“Vurhovitsi”).

Les “suprématistes” n’ont rien à voir avec l’ORIM dont ils désapprouvent les objectifs (indépendance de la Macédoine) et les choix stratégiques populistes (la révolte paysanne enclenchée par l’action des Tchetas). les “suprématistes”, eux, sont soutenus ouvertement(6)   par le gouvernement de Sofia et prônent la constitution en Macédoine occupée d’une armée secrète encadrée par des officiers bulgaro/macédoniens.

Le comité suprême macédonien perdurera jusqu’au début des années trente, période où la plupart de ses dirigeants seront liquidés par les tueurs de l’ORIM. Il sera toujours secoué par des crises internes. Dans la période qui nous intéresse, il est successivement présidé par Hristo Stanitchev, Boris Sarafov, le général Ivan Tsontchev et l’écrivain Stoïan Miha´lovski. En octobre 1902, les suprématistes tentent leur propre insurrection - vite matée par les Ottomans - dans la région de Gorna Djhuma´a. A cette époque, le Comité Suprême compte - 8 000 adhérents actifs en Bulgarie, organisés en 105 comités de base. L’échec du soulèvement d’octobre 1902 porte un coup sévère aux suprématistes qui entrent en léthargie pour plusieurs années.

(1) 14 instituteurs, un médecin, un photographe. C’est à cette époque qu’adhèrent de futurs dirigeants de l’Organisation comme Giorche Petrov (1864-1921), Hristo Matov (1872-1922) et Pere Totchev (1867-1912).
(2) Vilayet de Monastir (c£ur du soulèvement.: 20.000 des 26.500 Comitadjis mobilisés sont en opération dans cette province), Chrétien (orthodoxes Bulgaro-Macédoniens et Valaques) à 57%. 3% de ces chrétiens participent ouvertement à l’insurrection. Vilayet de Salonique (Chrétien à 41%).; insurgés.: 0,2% de la population. Vilayet de Skopje (Chrétien à 59%).; insurgés.: 0,2%.
(3) Adrianopolis, ou Edirne en Turc, la capitale de la Thrace.
(4) Voir ci-après l’appareil militaire de l’ORIM
(5) Voir ci-après
(6) Après la Saint Elie, le gouvernement bulgare sera tenu de se montrer discret suite aux pressions russes et austro-hongroises

 retour | suite