L’ORGANISATION REVOLUTIONNAIRE INTERIEURE MACEDONIENNE, “ORIM”

  La phase de libération nationale(1) 

Revenons à la fin du XIXème siècle. “Vutrchnata Makedonska Revoliutsionna Organizatsiia”, VMRO, est fondée en 1893. Dans le style de l’époque, les conjurés prêtent serment sur un poignard et un revolver croisés sur une bible; la devise “la liberté ou la mort” est brodée en fil d’argent sur leur drapeau noir et ils ont pour slogan : la Macédoine aux Macédoniens. Au printemps de 1896, l’ORIM organise à Salonique un congrès où elle se structure de façon militaire : le territoire macédonien est divisé en districts, sous les ordres de commandants qui encadrent les “Comitadjis”, des volontaires recrutés dans la petite bourgeoisie macédonienne, notamment chez les artisans. Un service financier organise et contrôle le prélèvement de l’impôt révolutionnaire; une “police exécutive” interne traque les espions et châtie les traîtres. Au programme de l'ORIM : attentats et sabotages multiples, pour endurcir les troupes. Lorsqu'elles seront aguerries viendra le temps de l’insurrection contre l’occupant, puis de l'indépendance dans un ensemble balkanique libéré des Ottomans.

Mais, dès 1895 des Bulgaro-Macédoniens, encouragés par le gouvernement bulgare, ont créé à Sofia un “Comité suprème macédonien” favorable au rattachement de la Macédoine au royaume bulgare. On le surnome “suprématiste” ou “extérieur”, par opposition à l’ORIM, elle, “intérieure”, puisqu’agissant au sein même de l’empire ottoman(2).  Cette technique, notons-le, a beaucoup servi depuis, de la Palestine au Cachemire.... Malgré cela, la guérilla s’enhardit à partir de 1898. Dès lors, la préparation de l’insurrection est activement poussée. Les années suivant la catastrophe de la Saint-Elie (3) , “suprématistes” et “indépendantistes” s’accusent mutuellement de l’échec de l’Ilinden et s’entretuent même en 1905. Succès, malgré tout, pour l'ORIM : à partir du début du siècle, les géographes commencent à reconnaître l’existence d’un peuple slavo-macédonien original. L’ORIM se lance, à partir de 1907, dans la guérilla rurale. Ses unités armées, les “Tchétas” se contentent de tenir les montagnes du centre de la Macédoine, jusqu’au départ des armées turques à la fin de 1912.

Mais la joie des patriotes macédoniens est brève : l’indépendance de leur pays n’est pas reconnue par les puissances réunies à Londres en 1913; la Macédoine n’est pas même rattachée à la Bulgarie -un moindre mal pour l'ORIM. Non : il est purement et simplement partagé entre la Serbie et la Grèce, deux pays avec lesquels les Slavo-Macédoniens ne se sentent nulle affinité. A la fin de la première guerre mondiale, l'ORIM constate que le partage de la Macédoine est définitif. Les voies de la diplomatie et la guerre lui sont également fermées : elle s’engage donc dans la seule qui lui reste, celle du terrorisme. Elle va le faire avec un talent, un sens de l’innovation - on est tenté de dire avec un génie - tels que tous les terrorismes ultérieurs de ce siècle ne feront que reprendre -sans le savoir la plupart du temps- des techniques inventées ou perfectionnées par l'ORIM.

  Le temps du terrorisme

Née de la lutte contre l’occupant turc, l'ORIM se lance donc en 1918 dans un combat différent et autrement difficile. Cette Macédoine dont elle rêve, il s’agit désormais de la libérer du joug de trois puissances, la Serbie, avant tout, ensuite la Grèce, enfin la Bulgarie, bien que les rapports entre celle-ci et les indépendantistes soient d’une grande ambiguïté durant tout l’entre-deux-guerres.

Durant cette époque en effet, l'ORIM est basée sur le sol bulgare. Officiellement, le gouvernement de ce pays ignore sa présence et condamne fermement les attentats des terroristes macédoniens. Et pourtant la symbiose entre l'ORIM et les autorités de Sofia est sans précédent dans l’histoire :

  Ce sont les fonctionnaires du Trésor public bulgare qui prélèvent ensemble l’impôt de l’Etat et celui de l'ORIM (de 5 à 10% du premier); impôt sur le commerce, l’industrie et l’agriculture, mais aussi sur les personnes physiques d’origine macédonienne; pour ces dernières, ce racket officiel porte le nom poétique de “contribution volontaire des Macédoniens convaincus”... les fonctionnaires délivrent deux reçus; l’un au nom du roi, l’autre à celui de l'ORIM.

 L'ORIM possède naturellement des commandos qui frappent ses ennemis partout dans le monde balkanique, et elle dispose d’un sanctuaire : la Macédoine-Pirin(4)  , érigée en une “zone libérée” défendue par son “armée régulière”. Nul n’y entre - pas même les officiels bulgares - sans le visa de l’organisation, délivré à son “consulat” de Sofia.

Cet Etat dans l’Etat s’est-il formé avec l’assentiment des autorités bulgares ? Pas vraiment : celles-ci ne peuvent que tolérer le monstre qu’elles ont contribué à faire naître. Car à Sofia, entre les deux guerres, qui s’oppose à l'ORIM est un homme mort : 4 200 Bulgares, du premier ministre au simple citoyen tombent entre 1923 et 1932 sous les balles des Comitadjis. Le Bulgare de base est assassiné pour n’avoir pas obéi, ou pas payé; le politicien, pour avoir tenté, ou même évoqué un rapprochement avec la Yougoslavie. Vraiment, comme l’écrit à l’époque le journaliste Albert Londres, “l’ombre du comitadji est plaquée sur la vie bulgare”... (5).

C'est à l'échelle internationale que l'ORIM donne la mesure de son génie novateur. Elle est la première organisation terroriste, et de loin, à accorder une telle importance à l'opinion publique des grands pays modernes et développés. Elle se dote d'abord de toute une série de bureaux dont certains sont quasi-officiels : Sofia, bien sûr, mais aussi Rome et Berlin par la suite; d'autres, plus discrets, à Genève, Vienne, Londres, New York et Paris. De ces diverses villes, des communiqués et autres textes d'information et de propagande parviennent aux chancelleries et aux journaux; tous sont rédigés en français, la langue diplomatique de l'époque.

L'ORIM va trouver encore mieux pour attirer l'attention internationale : la piraterie visant les grands moyens de transports transnationaux. Naturellement pas les avions de ligne à l'époque, mais l'Orient-Express, célèbre train de luxe reliant Paris à Istanbul.

Ecoutons Albert Londres : “Pourquoi la voie ferrée est-elle gardée ? Le train et les wagons [de l'Orient-Express, NDLR] sont des convois internationaux; en territoire yougoslave, la Yougoslavie est responsable de leur sécurité. Les Comitadjis visent justement ce train et ces wagons. Leur politique est de ne pas permettre au silence de recouvrir la fameuse question de Macédoine. Alors, en vertu de l'axiome « qui ne dit rien, consent », au lieu de s'en prendre au train local, ils donnent tous leurs soins au train international. De qui veulent-ils être entendus ? De Paris, de Londres, de Genève, de Washington. Le cri des victimes d'un « local » ne dépassera pas les frontières ; ceux d'un « international » courront la chance d'aller jusqu'en Angleterre, jusqu'en Amérique peut-être (...). La France, l'Angleterre, l'Amérique voudront savoir de la Yougoslavie pourquoi les trains sautent chez elle. C'est l'£uvre des Comitadjis, répondra-t-elle. Pourquoi font-ils cela, demandera le président des Etats-Unis? Je vais vous dire, répondra le roi Alexandre : c'est qu'ils ne sont pas contents, rapport à la Macédoine. Alors le lendemain, tous les journaux, de New York à San Francisco, paraîtront avec cette manchette : « il y a encore une question de Macédoine » ! Et voilà !” (op. cit). Quarante ans plus tard, tel est exactement le raisonnement de George Habbache et de Waddi Haddad, quand ils créent un “Comité des Opération Spéciales à l'Etranger”, COSE, au sein du FPLP (6) . En attendant, les opérations de l'ORIM forcent Belgrade à implanter 25 000 colons serbes dans le sud de la Yougoslavie. Organisés en “hameaux stratégiques” armés, ils sont chargés de “boucler” la frontière. L'armée, elle, mobilise en permanence 12 000 hommes le long du trajet yougoslave de la voie ferrée de l'Orient-express.

A l'échelle régionale et internationale, les jeux de pouvoirs autour de l'ORIM sont une anticipation frappante des intrigues libanaises des années 1975-1990. Sur le terrain, des guérilleros prêts à n'importe quelle alliance ou contorsion idéologique pour atteindre leurs objectifs : s'équiper, disposer des moyens de se battre et à terme, libérer la Macédoine.

A leurs côtés, plus ou moins ouvertement, des pays frustrés par les grands partages de 1918-1919, cherchant à renverser une table de négociation à laquelle ils ont tout perdu ; plus loin encore, des puissances, moyennes ou grandes, bénéficiaires du nouvel équilibre régional, frappées par les terroristes et ripostant, maladroitement le plus souvent.

Entre 1919 et 1924, l'ORIM hésite dans le choix de ses alliances. Son chef d'alors, Todor Alexandrov, penche pour les communistes et négocie discrètement avec le Komintern. Son bras droit, “Vantché” Mikha´loff, est favorable à l'Italie, qui joue la carte de la révision des traités consécutifs à la première guerre mondiale et soutient les Comitadjis et les Oustachis. En 1924, Alexandrov est assassiné par les hommes de Mikha´loff. Profitant de la crise au sein du courant “indépendantiste”, les “suprématistes” commandés par le général Protoguerov, un Bulgare d'ori-gine macédonienne reprennent l’innitiative. Mikha´loff ne désarme pas et Protoguerov est assassiné à son tour, en juillet 1928. C'est alors le déchaînement d'une guerre triangulaire, “indépendantistes” - “suprématistes” - appareil d'Etat bulgare ; au total, entre 1924 et le printemps de 1931, plus de 20 000 morts, dont 193 cadres supérieurs et dirigeants de l'ORIM... Débarassé de la “concurrence”, Mikha´loff réorganise son appareil militaire : aux “Tchetas”, unités de plusieurs dizaines de Comitadjis, infiltrées en Yougoslavie pour y faire la guérilla, il ajoute les “troïkas” préfigurant les “Unités de service actif” de l'IRA, spécialisées dans le terrorisme urbain.

 Jusqu'à la seconde guerre mondiale -  malgré une mise hors-la-loi nominale de l’ORIM en Bulgarie, en 1934 - s'instaure une routine d'attentats et d'opérations de représailles, façon Irlande du Nord. En 1941, la Macédoine est encore une fois redécoupée : conquise par Mussolini, l'Albanie hérite de la région de Tetovo, en gros le quart nord-ouest du pays, à majorité albanaise. La Bulgarie rafle tout le reste. Jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale, “Vantché” Mikha´loff, réfugié à Zagreb avec l'état-major des “indépendantistes” et, protégé par Ante Pavelitch, fait jouer aux Comitadjis le rôle d'une milice favorable à l'Axe. Ses troupes sont engagées dans les campagnes antipartisanes lancées par les nazis, les fascistes et leurs alliés locaux. Quelques unités de Comitadjis rejoignent cependant les partisans. Ecrasée militairement, ses unités souvent massacrées après la capitulation nazie, l'ORIM cesse en 1945 de représenter une force dans des Balkans désormais communistes.

  Renaissance d'une ORIM “paramilitaire”

En juin 1990, l'ORIM, qui se serait reconstituée secrètement dès 1980, réapparaît à Skopje en tant que parti politique(7). La démocratie étant désormais hégémonique sur l'échiquier idéologique, l'ORIM est naturellement démocratique et la valse-hésitation d'avant-guerre entre communisme et fascisme passée pudiquement sous silence. Mais au printemps de 1992, des nouvelles inquiétantes proviennent de Macédoine-Skopje : l’ORIM annonce la création d'un “Comité de sécurité”, distinct de l'armée macédonienne - d'ailleurs inexistante pour l'instant(8). Deux de ses dirigeants, Blagoje Siljanovski, maire de la ville d'Ohrid et Nikola Veljanovski, présentent ce “comité de sécurité”, comme un organisme paramilitaire ayant des sections dans toutes les villes et villages de Macédoine-Skopje et au total - 100 000 militants. “Notre comité a créé des forces spéciales comme le fameux « Corps de sécurité des Balkans » qui seront responsables de la sécurité de la Macédoine. De tels corps existent dès à présent dans toutes les mairies et offrent leurs services et leur appui aux autorités locales en matière de sécurité”(op. cit.).

Dans leurs interviews, Siljanovski et Veljanovski indiquent en outre que leurs Comitadjis sont présents “partout dans les Balkans où se trouvent des macédoniens”, notamment en Bulgarie et en Grèce; mais aussi en Serbie, en Albanie, en Europe occidentale, aux Etats-Unis et au Canada. Puis viennent les menaces : nous sommes prêts à tout, disent-ils, pour imposer une Macédoine indépendante et neutre. Si besoin est, “nous ferons usage d'autres moyens, même d'actes de terrorisme pour attirer l'attention de l'Europe”(op. cit.). Veljanovski précise quand même que ces méthodes viendront à l'ordre du jour après épuisement des recours politiques et diplomatiques.

S'agit-il là de songes creux ? De vantardises émanant d'un groupuscule d'excités irresponsables ? Il ne le semble pas. Ces propos ont été tenus par le maire d'une grande ville et complaisamment reproduits sur plus d'une page par un grand organe de presse de Skopje. Et ce qui précède permet de voir que cette vocation terroriste de l'ORIM relève de tout, sauf de la génération spontanée... Une prudence d'autant plus grande s'impose en la matière que des contacts existent, on l'a vu, entre Skopje et Tripoli. (9)
 
Moins graves que ces menaces proprement terroristes, mais préoccupante quand même, la transformation de la Macédoine-Skopje en plaque tournante de tous les trafics balkaniques. C'est notamment à Skopje, en l'absence à peu près totale de toute police ou gendarmerie, que s'organise le contournement de l'embargo décidé par les Nations-Unies à l'encontre de la Serbie. Là, des sociétés d'import-export spécialisées transforment les productions d'usines serbes en produits “macédoniens”. Fausses factures, faux documents d'identification des camions, fausses plaques et chauffeur “indigène” : 700 dollars US par camion, pour toute la panoplie, versés sur des comptes numérotés de banques chypriotes.

(1)Voir en annexe, p.167 l’histoire détaillée des mouvements de libération macédoniens, 1893-1903.
(2) A la fin du XIXème siècle, 30% des 70.000 habitants de Sofia sont macédoniens. Il y a 33% d’officiers macédoniens dans l’armée bulgare, 43% de fonctionnaires et 37% de prêtres macédoniens en Bulgarie
(3) “Ilinden” en langue bulgare, dont on a pu voir plus haut l’issue catastrophique.
(4) A l’époque peuplée de ¦.600.000 habitants, des agriculteurs surtout, spécialisés dans le tabac et le pavot.
(5) “Les Comitadjis”, Albert Londres, ed. 10-18, collection “Grands reporters”, 1989. A lire absolument
(6) Sur le COSE-FPLP, voir "La nébuleuse, le terrorisme du Moyen-orient", Xavier Raufer, Fayard, 1987.
(7) Voir ci-avant, la chronologie des événements politiques en Macédoine-Skopje, avant et après l'indépendance.
(8) Information fournie en détail dans le quotidien officieux de Skopje “Makedonia” du 15 mai 1992, confirmée après vérification le 19 par “Borba”, de Belgrade et l'agence russe Novosti.
(9) Voir "des influences inquiétantes” ci-avant

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